Sécularisation… ou sacralisation abusive ? - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Sécularisation… ou sacralisation abusive ?

FC 1238 – 4 septembre 1970

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On nous parle beaucoup, depuis quelque temps, d’une nécessaire sécularisation de la société. On nous dit que l’Eglise doit non seulement s’y résigner, mais qu’il lui faut l’accepter de bon cœur. On va même jusqu’à nous affirmer qu’elle devrait s’en réjouir, car ce serait là l’indice, d’une part, de l’âge adulte atteint de nos jours par l’humanité.

D’autre part, loin que le christianisme authentique dût se trouver de ce fait exclu de la vie des hommes, il y aurait là une occasion de l’incarner bien plus en profondeur qu’on n’avait jamais pu le faire jusqu’ici. Au lieu d’une sacralisation superficielle des institutions humaines, la possibilité s’offrait d’une libre et d’autant plus intime pénétration de l’existence entière par la charité chrétienne la plus pure, la plus désintéressée.

Du vrai et des équivoques

Tout ceci contient beaucoup de vrai, mais aussi des équivoques. A la faveur des ambiguïtés qu’elles créent, de très graves erreurs se mêlent en fait aux plus beaux développements des vérités sous-jacentes à ces diverses affirmations. Mais le pire n’est peut-être pas là. Il nous semble le voir dans une persistance des erreurs passées qu’on prétend débusquer au nom de cette fameuse sécularisation, mais qui, sous le couvert de grands mots, ne font en réalité, bien souvent, que proliférer plus que jamais. Ainsi, à côté de la sécularisation inévitable et en un sens souhaitable, non seulement d’autres formes de sécularisation, nullement acceptables, se font admettre trop aisément, mais de nouvelles formes de sacralisation, plus artificielles, plus factices et malsaines que jamais, sont en passe de s’installer.

Reconnaissons d’abord, sans barguigner, ce qu’il y a de fondé, de sain dans le programme de désacralisation qu’on nous propose. Il est vrai, d’abord, que les hommes d’Eglise, dans le passé, en sont venus à exercer et à tendre même à se réserver des tâches proprement laïques, c’est-à-dire qui reviennent en propre à ceux qui ne sont pas clercs et où il convient, même et surtout peut-être quand ces derniers sont des chrétiens authentiques, de leur laisser le libre exercice de leurs responsabilités. C’est le cas lorsque les évêques, aux époques barbares, faute d’une autorité séculière capable de remplir ses fonctions, en sont venus à prendre en main le gouvernement ou l’exercice de la justice. Ils ont pu être justifiés à le faire dans de telles circonstances, mais qu’ils continuent à le faire quand les circonstances sont redevenues normales est assurément une erreur dommageable. Qui plus est, elle est aussi nocive à leurs propres fonctions d’Eglise qu’elle peut l’être à la marche de la société humaine en général.

A plus forte raison en est-il ainsi lorsque l’autorité religieuse s’est emparée des fonctions de l’autorité civile par réaction contre la tendance de celle-ci à empiéter elle-même sur l’autorité religieuse dans son propre domaine. Des réactions de ce genre, en effet, ne font qu’accélérer le processus qu’elles voulaient enrayer : pour ne pas être sécularisée du dehors par d’autres, l’autorité religieuse alors se sécularise elle-même du dedans, ce qui est bien faire.

En fait, donc, la désacralisation de fonctions qui n’auraient jamais dû être désécularisées, la resécularisation (si l’on préfère) de ce qui appartient au « siècle » et doit donc lui être rendu, loin de désacraliser l’Eglise, ses fonctions, ses institutions propres, est bien des fois la condition préalable de leur resacralisation devenue nécessaire. Un évêque qui s’est empêtré dans les affaires temporelles ne redeviendra capable de s’occuper comme il convient des spirituelles que s’il rend aux laïcs la responsabilité du temporel qui n’aurait jamais dû leur être retirée.

Ne pas désacraliser l’Eglise elle-même

Mais on voit bien qu’il en sera tout autrement si l’on prétend désacraliser l’Eglise elle-même, car alors, à moins de la cantonner dans un « spirituel » désincarné, irréel, plus rêvé que vécu, on en reviendra par là tout juste à l’enfoncer dans ce temporel où elle avait commencé de se fourvoyer en pratiquant des sacralisations abusives.

En fait, à moins qu’on la supprime purement et simplement, qu’on supprime ses fonctions propres, ses ministres avec leur ministère, il ne restera plus d’occupation possible pour eux qu’une totale immersion dans le temporel. Evêques et prêtres, d’autant plus qu’ils auront désertés leurs tâches propres, ne verront plus d’autres champs d’activité possible que ceux précisément qui ne leur appartiennent pas. Ou bien, pour s’y jeter, ils renonceront à leur sacerdoce ou, s’ils prétendent y demeurer fidèles, ils tomberont dans une sacralisation peut-être inconsciente, mais à la faveur même de cette inconscience, d’une prétention sans plus de bornes…

N’est-ce pas exactement ce qui nous voyons aujourd’hui, quand des prêtres prétendent, au nom même de leur sacerdoce, exercer des responsabilités politiques ou syndicales ? Et n’arriverait-on pas, au comble de l’aberration si les autorités de l’Eglise, comme certains les en somment, venaient à s’engager dans des options politiques ?

Certes, le christianisme doit influencer toute la vie des chrétiens et l’autorité doit être aussi précise que possible pour définir cette orientation que la charité doit imprimer à toute l’existence. Mais c’est tout autre chose pour elle que de s’engager dans un choix concret des moyens pratiques d’atteindre cette fin, en des domaines où chaque citoyen, où chaque travailleur peut seul, là où il se trouve, s’engager librement. Et ce n’est pas aux prêtres de se mettre dans une position qui n’est pas la leur pour y forcer la main aux laïcs, à qui seuls de telles positions reviennent. Dans un cas comme dans l’autre, loin d’apaiser les conflits humains, loin de les résoudre, on ne fait que jeter de l’huile sur le feu. Mais en revanche, on se rend incapable d’apporter la lumière et la force d’en-haut dont on était responsable, pour les autres précisément. A vouloir faire, une fois de plus et plus que jamais, à leur place, leur propre tâche, on ne fait que s’y embourber. Cependant, on leur refuse la contribution en profondeur qu’on aurait dû apporter à leurs propres solutions de leurs propres problèmes, pour avoir voulu étourdiment s’en emparer sans avoir pour cela cette vocation, chrétienne mais séculière, qui est et ne peut être que la leur.

Louis BOUYER