Scot Érigène réhabilité - France Catholique
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Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
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Scot Érigène réhabilité

Le 10 juin dernier, devant une foule de fidèles, le Pape a procédé à une réhabilitation éclatante du penseur irlandais Jean Scot Érigène, annulant ainsi la sévère sentence prononcée au XIIe siècle par son lointain prédécesseur Honorius III.
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L’œuvre théologique de Jean Scot (810-870), qui eut son heure de gloire, fut durement censurée par les autorités ecclésiastiques et disparut des bibliothèques. Pourtant, a fait observer le Pape actuel, « sa théologie est tout entière tendue vers un au-delà d’elle-même où l’effort conceptuel trouve sa récompense et ses limites : la contemplation et l’adoration silencieuse de Dieu ».

En substance, le Saint-Père rappelle qu’« en réalité, Jean Scot représente un platonisme radical qui semble mener à une vision panthéiste, mais ses intentions personnelles suggèrent qu’il fut toujours orthodoxe ».

J. Scot dit d’ailleurs : « Notre salut commence avec la foi. Nous ne pouvons pas parler de Dieu en partant de nos inventions humaines, mais nous pouvons parler de Dieu tel qu’il se révèle dans l’Écriture Sainte. » Puisque seul Dieu dit la vérité, Scot érigène est convaincu que la vraie religion et la vraie philosophie coïncident. 

En outre, Benoît XVI souligne chez Scot l’affirmation de la valeur de la raison, fondée sur la certitude que l’autorité vraie est rationnelle. Le Pape poursuit sur la méthode à suivre selon Érigène pour interpréter la Sainte Écriture : « Un tel exercice consiste à cultiver une disponibilité constante à la conversion. Pour accéder à une vision en profondeur du texte, il est nécessaire de progresser simultanément dans la conversion du cœur et dans l’analyse conceptuelle du texte biblique, qu’il soit de caractère cosmique, historique ou doctrinal. C’est seulement grâce à une purification constante du cœur ou de l’intelligence que nous pouvons conquérir la compréhension exacte. »

Puis le Pape reconnaît la hardiesse de Jean Scot qui entraîna une mauvaise compréhension de sa philosophie car « en utilisant un vocabulaire cher à la tradition chrétienne de langue grecque, il a qualifié cette expérience vers laquelle nous tendons de theosis, ou de divinisation, avec des affirmations si hardies qu’elles le firent suspecter de panthéisme hétérodoxe. »
Qui fut donc Jean Scot ? Un laïc irlandais vivant au IXe siècle, venu sur le continent, où il devint le commensal du roi Charles le Chauve qui l’appela à enseigner les arts libéraux à l’École Palatine fondée par son grand-père Charlemagne.

Versé en grec, phénomène rare à l’époque, l’Érigène traduisit en latin les œuvres des Pères grecs, Grégoire de Nysse, celui qu’on appelle Denys l’Aréopagite et Maxime le Confesseur, en apportant ainsi à l’Occident où régnait un augustinisme scolaire, les inépuisables trésors de la patristique grecque.

Exégète inspiré du Prologue et de l’Évangile de Saint Jean, premier commentateur en Occident de la Hiérarchie céleste de Denys l’Aréopagite, Jean Scot est surtout connu pour son De praedestinatione (De la prédestination divine, daté de 851) et son œuvre majeure, De la division de la Nature ou Periphyseon, rédigée, entre 864 et 866, que le médiéviste Étienne Gilson qualifiera « d’immense épopée métaphysique ». Ces œuvres furent condamnées par l’Église, notamment au concile de Sens en 1225, et le Pape Honorius III ordonna qu’elles fussent brûlées…

Elles sont pourtant parvenues jus­qu’à nous. Et le cinquième et dernier livre du chef-d’œuvre d’Érigène vient de paraître aux PUF. Nous devons à Francis Bertin cette version intégrale du Periphyseon, traduit, annoté et commenté au prix d’un labeur considérable, dont les quatre volumes sont maintenant disponibles en librairie. On espère au moins un succès de curiosité intellectuelle… Mais, pour qui n’a aucune notion de philosophie, ces livres sont difficiles d’accès. On peut cependant tenter un résumé qui donnera à tout un chacun une idée des questions posées et l’intuition des mauvaises interprétations qui ont pu en être faites, certains faisant de Scot un panthéiste, voire un athée… Le Periphyseon s’ouvre sur une défi­nition de la Nature, prise comme concept générique, qui englobe à la fois ce qui est et ce qui n’est pas, l’étant et le non-étant. Puis s’ensuit le fameux schéma quadripartite :

1) la Nature qui crée et n’est pas créée – c’est-à-dire Dieu en tant que principe ;

2) la Nature qui crée et est créée, à savoir les causes primordiales créées de toute éternité dans le Verbe ;

3) la Nature qui est créée et ne crée pas – à savoir les effets intelligibles et sensibles qui procèdent des causes primordiales dans l’espace et dans le temps ;

4) la Nature qui ne crée pas et n’est pas créée – à savoir Dieu en tant que fin.

Dans le Livre I, du Periphyseon, l’Érigène se livre à un examen critique des catégories aristotéliciennes appliquées à Dieu et du langage humain, dont il dénonce sans relâche les anthropomorphismes comme inadéquats à Dieu. Il instrumente une dialectique de la théologie affirmative et de la théologie négative, en célébrant la prééminence de la théologie négative qui récuse tous les noms et tous les attributs prédiqués de Dieu, dont la transcendance et l’incognoscibilité sont ainsi soulignées. Car le Dieu érigénien reste toujours non-manifesté et inconnaissable en soi-même, mais il se rend manifeste et connaissable à travers les théophanies.
À partir du Livre II, Jean Scot engage une herméneutique des premiers versets de la Genèse et démontre la création éternelle ainsi que l’éternité créée des causes primordiales.

Passant à la troisième division de la Nature (Livre III), Jean Scot revient d’abord sur la hiérarchisation des causes principales, esquissée à la fin du Livre II. Si l’Érigène énumère l’ordre sériel des causes primordiales pré-contenues dans le Verbe, il n’en affirme pas moins que toute hiérarchisation des causes obéit au commandement ordonnateur de l’intelligence. Fidèle aux normes du néo-platonisme, le philosophe irlandais postule une priorité axiologique du Bien en soi sur l’Être en soi, et montre ainsi son souci de construire une agathologie ou une hénologie, et non point une ontothéologie…

Mais le plus important dans ce Livre est son long traité du Néant qui nous introduit au cœur de sa doctrine, en étudiant le problème de la Création à partir du néant.

L’Irlandais s’intéresse aussi à l’exégèse des six jours intelligibles de la Création. Quant aux cinq autres jours de la Création, ils sont déjà impliqués dans le Fiat Lux du premier jour.

Dans le Livre IV du Periphyseon, consacré, comme le livre III, à la Nature qui est créée et qui ne crée pas, Jean Scot poursuit son herméneutique de la Genèse en décryptant le récit du sixième jour de la Création, et esquisse une anthropogenèse idéaliste.

Après avoir défini l’homme comme notion éternelle dans l’Intelligence divine, Érigène postule que les notions constitutives de toutes les créatures intelligibles et sensibles sont précontenues dans la nature humaine et conclut que l’œuvre des six jours intelligibles correspond à une création de toutes les créatures intelligibles et sensibles dans l’homme. L’anthropogenèse implique une double création de l’homme, l’une conforme à l’image de Dieu et l’autre contraire à l’image de Dieu.
L’ontogénie normative de l’homme lui prescrivait une loi de multiplication angélique et le dotait d’un corps spirituel. Mais la coïncidence de la Création et de la chute a privé l’homme de son ontogénie normative et de toutes les propriétés inhérentes à l’image de Dieu, qui faisaient de la nature humaine le véritable Paradis spirituel. Cette disjonction interne et éternelle de la nature humaine la condamne à vivre désormais dans la finitude et le devenir.

Dans ce Livre V du Periphyseon consa­­cré à l’eschatologie, Érigène examine la quatrième division de la Nature (la Nature qui ne crée pas et qui n’est pas créée, le Dieu-Fin, à laquelle retourneront nécessairement tous les étants qui ont procédé du Dieu-Principe). En régime néoplatonicien, la procession implique une conversion qui compense l’écart avec l’origine : les divisions de la Nature postulent donc l’unification des natures sensibles et intelligibles.

Dans le langage de la Divisio Naturae, cela signifie que tous les effets issus de la troisième division de la Nature (les coordonnées de l’espace-temps) passeront dans les causes primordiales structurant la deuxième division de la Nature, qui à leur tour passeront dans le Dieu-Principe et Fin. Car le niveau supérieur absorbe le niveau inférieur. En ce qui concerne le composé humain, le corps sera absorbé dans l’âme et l’âme absorbée dans l’intellect.

Jean Scot considère le Verbe divin comme Fin du retour de toutes les natures créées, car c’est en Lui que s’opère l’unification des natures, et il est aussi le prototype de la résurrection générale, qui marquera l’abolition du mal, accident, qui n’affecte en rien l’intégrité substantielle de la nature humaine, dont les composantes restent incorruptibles.

L’auteur du Periphyseon se livre à une critique de la mythologie biblique de l’Enfer. Seule la conscience malheureuse pâtira et c’est exclusivement en cela que consistera la damnation. Lors de la résurrection générale, tous les hommes ressusciteront dans leurs corps spirituels soustraits à la dualité des sexes, à la matérialité, à la corruptibilité, et à toute insertion dans des contextes spatio-temporels. Le temps et l’espace cesseront de circonscrire le cosmos, qui sera transfiguré en Dieu. C’est alors que Dieu sera tout en tous. Les élus entameront une ascension infinie vers le Dieu invisible et inconnaissable, qui se rendra visible et connaissable dans des théophanies toujours plus transparentes, et leur accordera la déification.

Dans le cadre de ce journal, on est déjà allé trop loin dans l’exposé de ces idées. On ne s’étonnera pas cependant qu’elles n’effrayent pas et même passionnent un Pape dont la formation d’universitaire versé en philosophie et théologie est bien supérieure à celle de la plupart de ses prédécesseurs…

Alexia VILLERS

Jean Scot Érigène, De la division de la Nature. Livre V. Traduction, notes, introduction par Francis Bertin, coll. « Epiméthée », PUF, 256 pages, 27 e.