SUPPOSEZ QUE JE SOIS BREJNEV - France Catholique
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SUPPOSEZ QUE JE SOIS BREJNEV

Chronique n° 306 parue dans F.C. – N° 1631 – 17 mars 1978

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L’actualité vraie tourne, dissimulée derrière nos bavardages inconsidérés de Gaulois. « Ils aiment par-dessus tout l’éloquence », disait César 1.

Vauvenargues ne mettait rien au-dessus de l’éloquence. Être éloquent était le but de sa vie. Et pourtant, parler, même bien, est-ce un but ?

Notre campagne électorale, par exemple. À Londres, chacun sait que le Gaulois est en train de voter. Et comme les Anglais, après les Chinois, sont les plus acharnés des parieurs, ils parient. Chez les bookmakers, on donnait « la droite » deux à un contre « la gauche ». Ils sont fous, ces Anglais ! Où prennent-ils leurs tuyaux ? Les parieurs écoutent-ils les discours de MM. Mitterrand, Chirac, Marchais ? La plupart ne connaissent même pas ces noms, généralement imprononçables, et n’en ont aucun regret.

Alors, suivent-ils les sondages ? Non plus.

Pourtant, ils parient. Sur quoi se fondent-ils ? Sur une profonde connaissance empirique du Gaulois, très ancienne, et qui nous fait défaut : le Gaulois parle très bien, c’est un plaisir de l’écouter, mais qui serait assez écervelé pour prendre au sérieux ce qu’il raconte ? Ce qu’il faut prendre au sérieux, c’est ce qu’il fait. Or, en toute circonstance, que tend à faire le Gaulois ? à éviter les emm… (intraduisible en français). Donc en principe, il devrait voter à droite. Peut-être votera-t-il quand même à gauche, mais son nouveau gouvernement, dans ce cas, fera comme les autres, après les quelques gesticulations requises par la galerie. Les Anglais sont toujours stupéfaits de voir un Français faire ce qu’il dit (de Gaulle, par exemple). Ils lui accordent alors une considération spéciale et attendent que cela passe, si c’est ennuyeux, comme c’était le cas avec de Gaulle qui voulait l’Angleterre « nue ».

Le professeur Hans Eysenck, leur plus célèbre psychologue 2 , a fait des études statistiques pour essayer de dégager les traits des principaux peuples. Le trait saillant des Français, c’est, dit Eysenck, leur « neuroticism », toujours intraduisible en français : disons que c’est le contraire du flegme.

Six sous-marins soviétiques bourrés de missiles nucléaires croisent en Baltique. Dieu que c’est angoissant ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Que vont faire ces sous-marins ? Qu’y a-t-il dans la tête des dirigeants russes ?

Il semble que le Gaulois serait libéré de la plupart de ses angoisses (mais alors, avec quoi entretiendrait-il son « neuroticism » ? grave question) s’il se persuadait une bonne fois que les problèmes purement politiques n’existent plus. Comment, n’existent plus ? mais écoutez les querelles de nos intellectuels ! Lisez Le Monde ! Tout, au contraire, est politique, et l’intendance suivra 3 .
Nos intellectuels et le Monde ont certes raison quand ils parlent de pays arriérés, où les choses peuvent se faire par des discours.

Mais prenons ces fameux sous-marins, par exemple. Ils peuvent raser l’Europe, et s’ils franchissent le Sund, rien ne les empêche d’aller raser l’Amérique. Voilà qui est sûr et certain. Non moins sûre et certaine serait la vitrification simultanée de l’URSS par l’Amérique. En tout, cela prendrait vingt minutes : plus d’Amérique, plus de Russie. La question est donc : les dirigeants soviétiques vont-ils prendre la décision de mourir tous avec leurs femmes, cousins et amis, dans les vingt minutes ? C’est cela, la paix atomique, et ceux qui sont contre la bombe n’ont le loisir de l’être que grâce à elle.

– Mais, mais, me dit-on au Café du Commerce que je fréquente assidûment, supposez que je sois Brejnev 4 : je mets mes sous-marins ici, donc pas de guerre atomique, puis j’attaque là avec mon armée de terre, et en trois jours je suis à Brest avec mes tanks car j’en ai trois fois plus que vous.

– En trois jours vous n’avez plus d’armée ni de tanks, car les « smart bombs », les armes chercheuses des Américains, savent en volant au ras du sol chercher, trouver et détruire à distance tout ce qui bouge sur un champ de bataille. 5

Parlons un peu de ces « smart bombs», auxquelles le budget américain de 1979 attribue déjà environ 40 milliards de dollars, soit dans les 20 000 milliards d’anciens francs.

Évidemment, il est scandaleux de dépenser de pareilles sommes pour des armes.
Cependant, c’est très bon marché, puisque c’est grâce à ce genre de dépenses et à cela seul qu’il n’y a pas eu, et qu’on voit difficilement comment il pourrait y avoir, une troisième guerre mondiale, infiniment plus ruineuse, sans parler de vies humaines par dizaines de millions. Quarante milliards de dollars, c’est donné.

Nos esprits fatigués par les vieilles spéculations de l’histoire voient très distinctement au moins dix raisons politiques de déclencher une troisième guerre mondiale. Soyons assurés que, dans le contexte ancien elle aurait éclaté depuis longtemps. Mais comment faire ? On ne peut plus.

Les bombes « smart » sont de petits machins que l’on peut tirer d’avion, du sol, de la mer, et distribuer en guise de munitions à tous les canons de 155 mm. Le petit machin, une fois tiré se dirige en prenant tous les virages requis vers tout objet métallique, char, camion, canon, situé de l’autre côté, le repère grâce à son équipement optico-électronique qui lui permet de voir la nuit, dans le brouillard, dans un rideau de fumée, et, comme le disait un spécialiste, « tout ce qui est repéré est atteint, et tout ce qui est atteint est détruit ». Les Allemands aussi ont déjà de tels engins.

Mais les Russes vont en faire autant ? C’est probable, dans cinq ou dix ans.
Mais si leurs espions volent les plans ? Les Russes ne sont pas fous au point de payer des espions pour voler des plans que les Américains publient dans leurs revues avec la manière de s’en servir. Les plans ne peuvent servir aux Russes qu’à décorer les murs du Kremlin. Ce n’est pas le « comment faire » qui manque aux Russes. Le « comment faire » est sans utilité quand on ne dispose pas des dizaines de milliers d’usines de pointe nécessaires pour fabriquer et assembler les composantes, ni du personnel que seules ces usines et leurs laboratoires peuvent former. Bref, la guerre, qui fut toujours une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires, l’est devenue tellement que même les civils ne peuvent plus la manipuler que dans leurs discours.

À ce propos, une, réflexion à laquelle on ne prête pas assez attention (je veux dire au Café du Commerce). Qu’est-ce qu’une nation puissante ? Une nation nombreuse ? Non, voir Israël. Une nation formidablement armée ? Dans une certaine mesure oui puisque l’URSS est encore une grande puissance. Mais, d’autre part, voir le Japon, qui n’a pas d’armée, et qui peut, s’il en a envie, faire sortir de terre une armée qui surclassera l’armée rouge.

Une nation puissante est désormais une nation inventive et laborieuse. Le nombre de ses citoyens comptera de moins en moins, leur éducation et leur savoir-faire de plus en plus. 6

Le premier homme politique, peut-être, qui ait compris cela est le président Sadate. Il a compris d’où vient la puissance d’Israël. Et cette puissance-là, avec raison, il la veut pour l’Égypte.

Que la paix se fasse entre l’Égypte et Israël, le tandem deviendra en quelques années l’une des grandes puissances mondiales.

Pour en finir avec les bruits de chars, voici ce que disait l’autre jour William Perry, sous-secrétaire américain à la Défense pour la Recherche et le Génie militaire : « Nous pouvons dissuader la guerre sans avoir à opposer tank pour tank, missile pour missile. »

Ceux qui avaient vingt ans pendant la Drôle de Guerre se demandent si ce n’est pas déjà ce qu’on disait à propos de la Ligne Maginot. Mais en 1940, la supériorité technique n’était pas du côté de la Ligne Maginot. Voilà la différence. La Ligne Maginot a été traversée par des hommes, certes, mais utilisant une technique supérieure. 7

Je voudrais encore parler du dernier « premier homme » dont on vient de trouver les traces. Ils se bousculent ! Ce sera pour une prochaine fois. 8

Aimé MICHEL

Chronique n° 306 parue dans F.C. – N° 1631 – 17 mars 1978 – Les cinq premiers paragraphes de cette chronique sont reproduits dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 390.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS, le 16 août 2014.

  1. J’ai relu la Guerre des Gaules, en diagonale il est vrai, quoique toujours avec le même intérêt, mais sans y trouver, du moins explicitement, ce jugement sur l’amour des Gaulois pour l’éloquence. César n’est pourtant pas avare de jugements sur les Gaulois. Celui-ci par exemple : « Il leur arrive souvent de prendre sur les affaires les plus importantes des décisions dont il leur faut incontinent se repentir, car ils accueillent en aveugle des bruits mal fondés et la plupart de leurs informateurs inventent des réponses conformes à ce qu’ils désirent. » (Folio, trad. L.-A. Constans, p. 150).

    Plus loin, il insiste : ils « ne se donnent pas le temps de s’informer. La cupidité excite les uns, les autres obéissent à leur comportement naturel et à la légèreté qui est le trait dominant de la race, et qui leur fait prendre un bruit sans consistance pour un fait certain. » (pp. 285-286). Ou encore celui-ci : « En Gaule, non seulement toutes les cités, tous les cantons et fractions de cantons, mais même, peut-on dire, toutes les familles sont divisées en partis rivaux » (p. 227). César s’il revenait serait-il si surpris ? Ne trouverait-il pas quelque vertu au diagnostic de « neuroticisme » posé par son lointain successeur ?

  2. Sur Eysenck, voir la chronique n° 113, Des durs, des mous et des psychologues – Les partis politiques de France et d’Angleterre vus par la psychologie statistique (16.04.2012).
  3. Le succès de l’expression « l’intendance suivra », qui fut, dit-on, prononcée par le général de Gaulle, reflète bien un certain esprit français donnant la priorité aux objectifs et aux grandes idées au détriment des moyens concrets capables d’en assurer le succès.

    Un bel exemple en est donné par les pratiques différentes des Français et des Américains lors de la Première Guerre mondiale. Lorsque les Etats-Unis entrèrent en guerre en 1917, les premiers à venir en France ne furent pas les soldats du front mais ceux de l’intendance. Ils commencèrent par construire sur le territoire français de gigantesques installations, en particulier dans le Cher (http://academie-de-touraine.com/Tome_21_files/120_75_303-313_couty.pdf) au point de convergence des voies ferrées en provenance des ports de l’Atlantique qui furent agrandis et adaptés à cette occasion (pour Bordeaux, voir http://www.arte.tv/fr/l-histoire-meconnue-des-sammies-de-bassens/2315250,CmC=2315288.html ; pour Brest, http://www.coop-breizh.fr/livres-3/livres-3/guerres-14-18-39-45-318/brest-port-premi-re-guerre-mondiale-5166/zoom-fr.htm). Loin de suivre, l’intendance précéda, avec magasins, baraquements, usine frigorifique (capable de traiter 8000 tonnes de viande), hôpitaux, prison, cimetière provisoire…

    Ce n’est que quand les lignes de transport furent installées que les opérations militaires proprement dites commencèrent. Un flot ininterrompu en hommes et en matériels se déversa alors qui fit plus que compenser la défection de la Russie sur le front Est.

    Pourtant les chefs militaires français ne croyaient guère aux capacités de l’armée américaine car elle n’avait pas plus de divisions que le Portugal et aucune expérience de la guerre de tranchées (les soldats américains subirent d’ailleurs de lourdes pertes au début et il fallut que les Français leur viennent en aide).

    C’est qu’ils n’avaient pas compris que les États-Unis étaient devenus la première puissance industrielle au monde et que la guerre n’était plus seulement une affaire de stratèges mais d’ingénieurs et de managers.

  4. Leonid Brejnev, né en Ukraine en 1906, fut l’un des artisans de la chute de Khrouchtchev en 1964. Il fut à la tête de l’Union soviétique de 1966 jusqu’à sa mort en 1982.
  5. Sur les missiles de croisière, voir la chronique n° 277, Le bon vieux temps, et le nouveau – Soumettre l’ennemi sans guerre est l’habileté suprême (18.11.2013).
  6. Que la puissance d’une nation soit liée à son éducation et à son savoir-faire, non au nombre de ses habitants, à la puissance de ses armes, à la taille de son empire ou à la richesse de son sous-sol comme on l’a longtemps cru et enseigné, n’est encore reconnu que par quelques esprits clairvoyants en 1978. C’est devenu une évidence aujourd’hui et on comprend que nos déficiences en matière d’éducation et de savoir-faire sont une des causes profondes des difficultés économiques actuelles de la France. C’est le sujet de la chronique n° 304, Les bricoleurs de Cambridge – Comment un pays devient-il riche, c’est-à-dire libre, actif, puissant ? mise en ligne le 21.07.2014.
  7. Comme le note l’article que Wikipédia consacre à cette fameuse ligne, « l’expression “ligne Maginot” est devenue synonyme d’une défense qu’on croit inviolable, mais qui se révèle totalement inutile. » L’examen des faits conduit cependant à modérer cette vue.

    La question de la défense du territoire divise le Conseil supérieur de la guerre depuis des années quand André Maginot devient ministre de la guerre en novembre 1929. Il dispose d’une autorité morale considérable car, bien que haut fonctionnaire et âgé de 53 ans, il s’était engagé comme simple soldat pendant la Grande Guerre. Maginot sait que le déficit des naissances en France, dû aux énormes pertes de la guerre, va produire une diminution des effectifs militaires à partir de 1935 et il n’a déjà plus confiance dans l’avenir des relations franco-allemande. En trois semaines il demande et obtient les crédits nécessaires à la construction d’un réseau de fortifications. Le gigantesque chantier commence et emploie jusqu’à 20 000 ouvriers. A partir de 1935 la « fortification permanente » devient la « ligne Maginot », nom que lui donne la presse.

    La conception de ligne Maginot est un compromis entre des contraintes économiques, techniques, tactiques et politiques. Ainsi, les Belges, craignant d’être sacrifiés en cas de conflit, refusent que la ligne soit poursuivie au long de leur frontière ; on se contente donc d’y construire des fortifications légères que l’on ne complète qu’après le retour de la Belgique à la neutralité en fin 1936. De même dans les Ardennes car le Haut commandement les croit infranchissables. Malgré tout, quand les troupes allemandes attaquent la frontière française à partir du 13 mai, la ligne Maginot ne démérite pas. Le fort de Schœnenbourg ne se rend que le 1er juillet 1940, six jours après l’armistice du 25 juin, sur ordre du haut commandement français. À Bouchain, un simple régiment d’infanterie empêche le franchissement de l’Escaut du 22 au 26 mai 1940, ce qui provoque l’irritation de Hitler et sa venue sur les lieux le 2 juin. Dans le Nord, l’infanterie résiste six jours permettant l’évacuation des troupes à Dunkerque.

    Il n’en reste pas moins que la conception purement défensive de la ligne Maginot était inadaptée à la situation. Stratégiquement, elle ignorait les avantages d’une guerre de mouvement rapide permise par les avancées techniques des chars et des avions, avantages que l’État-major ignora en dépit des efforts du général de Gaulle. Enfoncée en son point le plus faible dans les Ardennes, la ligne de défense fut contournée et isolée de ses défenseurs. Politiquement, en insistant sur la seule défense elle ôtait toute crédibilité à une intervention française de soutien à ses alliés d’Europe centrale.

  8. Aimé Michel fait notamment allusion ici aux fameuses empreintes de pas d’hominidés découvertes en 1976 à Laetoli en Tanzanie par l’équipe de Mary Leakey. Elles ne furent révélées que l’année suivante.