Traditionnellement tourné vers la réflexion philosophique, moraliste, voire politique, l’esprit français ignore la culture scientifique et néglige ses enseignements. Il serait temps de nous y mettre.
Deux savants parlaient de leurs lectures.
– Voilà des années que je sèche sur un problème de simple critique. J’ai envisagé vingt hypothèses. Aucune ne me satisfait.
– Quel est ce problème ?
– Oh, vous ne serez pas plus malin que moi. Le voici. Prenez n’importe quel moment de l’histoire littéraire en France depuis, disons, 1500. N’importe lequel.
– Bon. Je prends 1750.
– l750 ? Je réponds Rousseau, Voltaire, Diderot.
– Je prends 1800.
– Je réponds Chateaubriand.
– 1570.
– Montaigne.
Une lumière ignorée
– Je vois. C’est un problème de littérature. À chaque date, vous me citez de grands noms.
– Est-ce un problème de littérature ? Prenons 1950. Ou bien 1974. L’autre se gratte la tête.
– Mais, dit-il après un moment, c’est trop près de nous. Il n’y en a pas de grands parce qu’un écrivain, c’est une graine. Rousseau sans 1789, qu’est-ce que c’est ? Donnez-leur le temps posthume de pousser.
– Cela, c’est mon hypothèse N° l : il n’y en a pas parce que nous ne savons pas encore les voir. Hypothèse réfutée : nous savons bien voir Hemingway, Shaw, Soljénitsyne. Et le XVIIIe siècle a bien su voir Rousseau. Non. Vous l’avez, mon problème : dites-moi pourquoi depuis un demi-siècle, nous ne savons plus reconnaître personne, en France, qui ait les dimensions d’un Hugo, d’un Chateaubriand, d’un Voltaire, d’un Molière, d’un Pascal, d’un Rabelais, et vous voyez que l’on peut couvrir toutes les époques de notre histoire littéraire, sauf, pour une raison inconnue de moi, la nôtre. »
Ils discutèrent. Les vingt hypothèses (pour le moins) furent examinées. L’une me parut assez convaincante. La voici. Premièrement, des esprits aussi grands que ceux du passé existent actuellement et existeront toujours, en France et ailleurs. Mais, deuxièmement, une grande œuvre, c’est un grand esprit dans une grande culture, et la culture française n’existe plus. Le XXe siècle n’est pas français. [1]
Cette hypothèse est sévère. Pourtant, réfléchissons. Une culture, c’est, me semble-t-il, une vie en commun qui trouve son expression. Nous autres Français du XXe siècle, nous avons bien une vie en commun. Mais elle nous vient d’autres pays, surtout d’Amérique. Le monde technologique et scientifique où nous baignons n’est pas né d’un rêve français. Quand nos écrivains parlent de l’homme, ils le font en se référant aux moralistes, aux philosophes, à Montaigne, à Pascal, à Bossuet, à Voltaire, ou, s’ils regardent vers l’étranger, à Dostoïevski, à Shakespeare, à Goethe. Ou encore, aux politiques, à Marx, à Rousseau, à Gobineau. Il ne leur vient pas à l’esprit de demander à la science une lumière sur l’homme.
Même les plus acharnés à rompre avec le passé, comme Sartre, restent dans la tradition littéraire. Un Jacques Ellul, qui affronte directement les plus contraignantes des contraintes de la société actuelle, à savoir les contraintes technologiques, est un étranger parmi nous, quoique en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, on le cite avec respect [2] .
Être cultivé en France en 1974, cela n’implique pas plus que jadis avoir une culture scientifique, et les plus « avancés » ou « progressistes » (selon les normes admises par la majorité de l’intelligentsia française) auraient même tendance à se méfier de la science, à la tenir pour une structure « bourgeoise » et « répressive » (a).
Que l’on me pardonne ce long préambule, qui voudrait expliquer pourquoi il n’existe pas en France de livres de réflexion scientifique, pourquoi l’expression « humanisme scientifique » n’a pas de sens chez nous, pourquoi aucun auteur français n’a jusqu’ici rien écrit de comparable aux derniers livres de Koestler ou à ceux de Sir John Eccles, peut-être aussi pourquoi des Français comme Alexis Carrel, Lecomte du Noüy ou René Dubos, modèles d’humanisme scientifique, se sont expatriés.
Un auteur comme l’Anglais Gordon Rattray Taylor, que Calmann-Lévy vient de traduire pour la deuxième fois (b), est chez nous un cas à peu près inconcevable [3] Taylor n’est ni un grand écrivain, ni un philosophe original. C’est un esprit distingué, un homme de culture, muni d’immenses lectures, qui a beaucoup réfléchi.
Mais ses lectures sont scientifiques. Il réfléchit, comme nos sages à nous, sur l’homme, la société, le bonheur, la politique, la destinée. Mais il va chercher ses faits et ses arguments dans la biologie, l’anthropologie, l’éthologie, le « management » (mot intraduisible !), la technologie (mot qui, dans son sens actuel, nous vient aussi de l’anglais).
L’explication qu’il propose des présents malaises de la civilisation frappe par sa simplicité et sa vraisemblance, et elle vient tout entière de l’anthropologie et de la psychologie expérimentale. Selon lui, toutes les civilisations naissent et meurent quand l’enfant, qui jusque-là s’identifiait au père, passe à l’identification à la mère, ou inversement. Nous assistons actuellement, dit-il, à la naissance d’une civilisation « matriste ».
La force des choses
Je ne dis pas qu’il a raison ! Mais la démarche, si simple pourtant, de cet Anglais cultivé contemporain si conforme au portrait de l’Anglais cultivé que Taine traçait il y a cent ans dans ses livres sur l’Angleterre, cette démarche déconcerte le Français nourri de littérature et de philosophie. Taine déplorait le « manque d’idées générales des Anglais ». Il admirait en revanche leur patience à recueillir des faits bien attestés et à les contrôler. Pour notre malheur, je veux dire celui de notre culture traditionnelle, la puissance va à qui contrôle les faits.
Les Anglais, puis, à leur déclin, leurs héritiers américains, ont fait le monde moderne, ce monde de machines et de concentration citadine où nous vivons en étrangers, où peut-être nous étouffons. Et plus les choses vont, plus notre vie est tributaire de ce monde-là, y compris notre vie la plus personnelle. La « révolution nécessaire » que préconise Jacques Ellul, nous ne la ferons pas par la fuite, mais par la maîtrise. Voilà pourquoi je recommande la lecture d’un Taylor.
Aimé MICHEL
(a) Voir l’analyse de ce phénomène dans les deux livres collectifs que vient de publier la Fondation européenne de la Culture : Vers l’enseignement pour tous et l’Université de demain (Elsevier édit., 1, rue du 29-Juillet, 75001 Paris.
(b) G. R. Taylor : Repenser la vie (Calmann-Lévy, Paris 1974).
(*) Chronique n° 188 – F.C. – N ° 1433 – 31 mai 1974. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 14 « Histoire de France », pp. 377-379.
Les notes (1) à (3) sont de Jean-Pierre Rospars
Messages
24 mai 2011, 12:30, par allel
LE GRAND NOM DE LA LITTERATURE ET DE LA SCIENCE DU XXè EST FRANCAIS. C’est René GIRARD. La démarche de Taylor décrite dans l’artile, il l’a assumée et dépassé largement. Il nous donne les clés pour lire la littérature, mais pas seulement, c’est toute l’histoire de l’humanité qu’il aide à lire. Car le grand nom littéraire du XX n’est pas écrivain mais lecteur.
L’auteur du présent article devrait revoir sa copie.