Qui est vraiment ce Pape ? - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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Qui est vraiment ce Pape ?

Christiane Rancé porte un nom célèbre dans l’histoire de France, et même de la France religieuse, puisqu’elle est apparentée au Rancé célébré par Chateaubriand, celui qui réforma la Trappe. Elle-même écrivain et grand reporter, est tributaire d’une forte sensibilité religieuse qu’elle a exprimée dans plusieurs essais, notamment celui sur sainte Thérèse d’Avila. Elle est également proche de la pensée de la philosophe Simone Weil et elle a eu pour maître Lucien Jerphagnon avec qui elle a publié un livre d’entretiens. Ayant vécu à Buenos Aires, elle a été forcément marquée par l’élection au siège de Rome du cardinal Bergoglio. Dès 2014, elle a publié un ouvrage intitulé François, « Un Pape parmi les hommes », qui tient du portrait et de la biographie. Une édition revue et augmentée vient de paraître. C’est à cette occasion que nous lui avons demandé d’exprimer son sentiment sur la personnalité de ce Pape qu’elle aime bien mais qui est entré dans une zone d’intenses turbulences.

ENTRETIEN AVEC CHRISTIANE RANCÉ

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Nous vivons actuellement dans les tourments de l’affaire Viganò. Il y a évidemment énormément à dire sur un tel scandale. Mais en ce qui concerne le pape François, comment le percevez-vous au cœur de cette tempête, où il y va de son avenir de Pape mais aussi de l’avenir de toute l’Église catholique ? Christiane Rancé : Je rappellerai d’abord que pour l’instant, personne n’a pu prouver que les accusations de Mgr Viganò – sur le fait que le pape François aurait couvert le cardinal McCarrick, accusé d’abus sexuels – étaient fondées ou pas. Une enquête est en cours et ce ne sera que sur la base de faits avérés que nous serons autorisés à faire des commentaires. Rappelons-nous l’affaire Dreyfus. L’affaire Baudis. Le respect de la présomption d’innocence est d’autant plus nécessaire que cette affaire est très grave pour l’Église en général, et pour le Pape en particulier. On peut même parler d’épreuve de vérité, dont l’issue renforcera – ou compromettra, ce sera selon – l’avenir de l’Église. Ce qui ne sera pas anodin pour l’avenir de l’humanité, qui a plus que jamais besoin des Évangiles et de ce qu’ils portent. Comme l’avait demandé Benoît XVI, toute la vérité doit être faite sur les crimes sexuels commis par des ministres du culte – des représentants du Christ sur terre. Vérité, et justice aussi, car il incombe aux instances du Vatican de juger et de punir les éléments coupables de sa Hiérarchie, du plus humble au plus prestigieux. C’est la raison même de l’existence d’un clergé, cette responsabilité d’une bonne marche, d’une bonne conduite. Or, protéger les criminels, c’est trahir la mission du clergé, détruire sa légitimité, et anéantir ce qui fait le lien essentiel du catholique avec l’institution qui le représente : la confiance. La foi qu’il a en elle. Cela dit, si Viganò avait raison et que le pape François ait bien couvert le cardinal McCarrick – étant bien entendu qu’il l’aura couvert dans le seul souci d’épargner à l’Église un nouveau scandale – alors il faudra sans doute que François démissionne, comme il a demandé aux évêques chiliens, coupables du même délit de dissimulation, de le faire. Et le faire après avoir radicalement mis fin aux agissements de criminels par action et par omission dans leur devoir de justice. Le christianisme est la religion de l’Incarnation. Le Pape doit incarner la vérité qu’il proclame, et la sainteté qu’il promeut. Quitte à se sacrifier pour elle, à l’exemple du Christ. Ce sera une épreuve terrible pour l’Église, mais elle s’en relèvera. Elle a l’avenir pour elle si elle choisit la Vérité, la justice et la sainteté. Si vous aviez à faire une sorte de bilan du pontificat de François, quelles seraient ses grandes lignes de force ? L’imitation de Jésus de Nazareth dans l’attention aux plus pauvres, aux déshérités, et dans l’importance attachée à la Miséricorde. L’imitation de saint François d’Assise dans la volonté d’une Église pauvre pour les pauvres. Une attention pour ce que le Pape a appelé les périphéries. La volonté d’un dialogue interreligieux renforcé pour répondre à l’islam radical et ses guerres mortifères, et inciter les catholiques à ne pas céder à la tentation de la haine et de l’exclusion – qui ne peut conduire qu’à la guerre civile. L’appel incessant à sauver la planète, « la plus pauvre de tous les pauvres » selon ses propres termes. Enfin, l’exploit d’être parvenu, en quelques heures, avec sa simplicité de bon curé, à renouer un lien fort entre les fidèles et le Vatican, lien considérablement entamé par les scandales du précédent pontificat. Il se trouve que vous connaissez Jorge Bergoglio dans son enracinement en Argentine, puisque vous connaissez ce pays et singulièrement sa capitale Buenos Aires. Que dire de l’histoire personnelle de Jorge Bergoglio ? Jorge Mario Bergoglio est le petit-fils d’immigrés italiens, élevé par une grand-mère très croyante et baignée dans la spiritualité salésienne. À la veille de ses fiançailles, il a entendu l’appel du Christ : une force incompréhensible l’a poussé à entrer dans une église et à se confesser. Il en est ressorti convaincu de sa vocation. Alors, il a abandonné ses études de chimiste pour entrer au séminaire, au grand dam de sa mère. Il est devenu curé à la façon, dirai-je, d’un don Camillo : avec foi et un grand pragmatisme – qualité qui est une composante du caractère du Porteño (habitant de Buenos Aires, ndlr), qui sait que, aujourd’hui ingénieur, il devra peut-être, demain, être chauffeur de taxi ou pompiste, si crise il y a. Et les crises économiques et politiques n’ont jamais cessé de se succéder en Argentine. C’est ainsi qu’archevêque, Bergoglio a pris Buenos Aires en main pour bricoler une entraide générale lors de la grande crise de 2001, où les politiques avaient dévalisé les banques. Même ses ennemis ont dû reconnaître qu’il avait été le seul homme capable d’éviter le chaos et la guerre civile à la nation. Enfin, lors d’un voyage au Chili, alors séminariste, il a découvert la réalité des bidonvilles. La découverte de ces villas miserias qui n’existaient pas encore en Argentine, a déterminé sa pastorale : apporter les Évangiles et la douceur du Christ chez les plus exclus, sdf ou prisonniers. Comme provincial de la Compagnie de Jésus, le père Bergoglio a dû gérer une situation extrêmement délicate au moment de la dictature du général Videla. Comment s’en est-il tiré ? Avec prudence et une efficacité certaine. Le journaliste Nello Scavo a réuni dans un livre La liste de Bergoglio, le témoignage de ceux que François avait sauvés pendant la dictature militaire. La tâche était d’autant plus rude qu’il avait deux pans de l’Église argentine contre lui : ceux qui aidaient les militaires jusqu’à bénir les jeunes résistants avant qu’ils soient précipités depuis un avion dans le Rio de la Plata, et les prêtres de la théologie de la libération, qui prenaient les armes et en usaient au côté des Montoneros. Parmi eux, des jésuites. Vous expliquez dans votre livre que le père Bergoglio a subi au terme de son mandat de provincial une véritable disgrâce de la part de la direction de la Compagnie. Comment l’expliquez-vous ? Par au moins deux raisons : son opposition frontale à la théologie de la libération, à quoi il a voulu substituer une théologie de la pauvreté. Or, les jésuites, très présents en Amérique du Sud, étaient les fers de lance de cette théologie. Ensuite, Bergoglio avait été nommé recteur du collège jésuite San Miguel, qui attirait alors beaucoup de jeunes Sud-Américains d’excellente famille. Il les a remis à l’étude des textes fondamentaux d’une main de fer, et il a exigé d’eux la plus grande humilité : il leur a demandé d’entretenir les locaux, d’aider au ménage et à la cuisine, de visiter les pauvres. Bref, de donner de leur personne. Son autoritarisme a déplu, comme son refus de souscrire aux directives de la Maison générale, au Vatican. Il y a eu aussi son influence de plus en plus large sur les jeunes jésuites. Il a donc été rétrogradé – ce qui est d’usage chez les jésuites – et envoyé en province, à la maison de Cordoba, comme simple confesseur. Néanmoins le jésuite en disgrâce va se trouver promu archevêque de Buenos Aires et cardinal. Quel est le ressort de cette promotion ? Son charisme. Ses prêches. Et l’admiration que lui portait le cardinal Antonio Quarracino, l’archevêque de Buenos Aires, qui avait apprécié son travail de recteur, puis entendu parler des retraites spirituelles que Bergoglio organisait à Cordoba. Il est allé voir sur place. Dès lors, convaincu de l’importance du personnage pour l’Église, Quarracino a demandé à Jean-Paul II de nommer ce jésuite, évêque auxiliaire de Buenos Aires. Car seul le pape pouvait défaire Bergoglio de son 5e vœu à l’égard de la Compagnie – n’occuper aucune fonction importante dans la Hiérarchie. C’était en 1992. En février 2001, Mgr Bergoglio était créé cardinal par le même Jean-Paul II. En quoi le pape François est-il demeuré un Latino-Américain ? En quoi son gouvernement de l’Église en est-il marqué ? Comprend-il vraiment la situation actuelle de l’Europe ? Par toute son éducation, son expérience et sa conception même de l’Église ce Pape est Argentin. Il n’y a pas de séparation entre l’Église et l’État en Argentine. Il prêche donc pour que les catholiques entrent en politique. Les crises récurrentes et la prolifération des bidonvilles qui sévissent sur ce continent ont marqué sa pastorale : pour les pauvres, contre l’ultralibéralisme. Et de toutes les oppositions très vives qu’il a affrontées, celle de la Compagnie au Vatican, mais encore celles des Présidents argentins, Menem et surtout les Kirchner, il a gardé la manière de gouverner qu’il avait choisie comme archevêque de Buenos Aires : en marge du palais épiscopal, seul avec sa petite équipe. Pape, il s’est installé à Sainte-Marthe, et s’est entouré de son groupe de conseillers personnels. On le dit étanche aux autres et aux critiques, ce qui l’a isolé, comme il était isolé dans ses dernières années d’archevêque à Buenos Aires. L’Europe ? Il ne la connaît pas ou mal. Sinon au travers d’une culture de l’échec, celui des deux guerres mondiales et des crises qui ont précipité les émigrés en Argentine. Il a dit comment il voyait l’Europe lors de son discours devant le Parlement européen, à Strasbourg. Une vieille dame égoïste. Et avare. Cardinal, il fuyait le Vatican dès qu’il le pouvait pour rentrer à Buenos Aires. Je crois qu’il ne réalise pas que l’Europe n’est pas un melting pot à la façon américaine. Que nos « migrants » ne sont pas ceux qui ont afflué sur l’Argentine dès les années 90 – majoritairement catholiques. Les musulmans ne représentent que 1 % de la population argentine, et sont parfaitement acculturés. Je pense que François mesure mal la poudrière européenne – entre guerre civile et islamisme radical. Ni la déchristianisation des sociétés européennes et partant, l’urgence d’une pastorale. Le successeur de Benoît XVI s’est affirmé avec un style particulier, une franchise de propos, une communication très ouverte. Quels sont, à votre avis, les avantages et les risques de ce style de comportement ? Les avantages : il a renoué un dialogue direct avec les médias qui s’était distendu sous Benoît XVI. La parole du Pape est alors redevenue celle qui pèse le plus dans le monde. Le risque ? Se livrer en pâture à des médias qui possèdent le final cut, et peuvent tronquer à loisir ses phrases. Permettre au premier venu de s’instaurer juge d’une institution garante de la parole du Christ, et ce au regard d’intérêts tout à fait exogènes à cette parole – sociaux, sociétaux, économiques et politiques. Le risque, c’est la désacralisation de la parole et de la fonction pontificale, et la confusion des genres. En définitive, comment caractériser la personnalité de ce Pape, à bien des égards surprenante. Était-ce l’homme qu’il fallait à l’Église catholique pour affronter le monde d’aujourd’hui ? Profondément humain. Aimant. Compassionnel et miséricordieux. Sans conteste un homme de Dieu parmi les hommes. Quelque chose de don Camillo. Mais don Camillo n’avait que Pepone comme adversaire et en connaissait tous les tours. Le Pepone que François doit affronter, sur une paroisse élargie au monde entier, a mille visages, mille arrière-pensées, mille langages. L’affronter exige une force, une foi et un discernement autrement plus affûtés, dans un monde de plus en plus complexe, tenu par des intérêts contraires et hostiles à l’Église et au christianisme, qu’ils ont en horreur. Intérêts des puissances financières, transhumanistes, et toutes les autres forces nihilistes… L’Église n’a peut-être jamais eu autant d’ennemis, dedans et dehors. Il faut toute l’aide de l’Esprit Saint pour les affronter, – mais c’est l’Esprit Saint qui a élu François – et tout le soutien des fidèles. Alors, le pape François est-il celui dont l’Église a besoin ? Seul le temps nous le dira. L’Église parie sur l’éternité. Son temps n’est pas le nôtre. Elle restera éternelle tant que le Pape saura réaffirmer les Béatitudes, et les conjuguer avec ces paroles du Christ : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne va au Père s’il ne passe par moi. »
—  un_pape2e_e_dition.jpg Christiane Rancé, François, un Pape parmi les hommes, édition revue et augmentée, Albin Michel, 352 p., 9,20 €.