Quand les dieux se réveillent - France Catholique
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Quand les dieux se réveillent

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Au lycée, mon professeur de latin ne parvint pas à m’enseigner beaucoup de latin au-delà des trois premiers vers de l’Énéide (« Arma virumque cano »). Mais un jour il lui arriva, incidemment, de faire, concernant l’histoire de la religion, une observation qui ne m’a pas quitté. Il a dit que c’était le nationalisme et non le protestantisme qui de nos jours était la plus influente et la plus importante des hérésies.

Vous pouvez ergoter sur cette affirmation, en objectant que le nationalisme n’est pas, à strictement parler, une religion. Car il n’implique pas nécessairement une croyance en Dieu ou en des dieux; après tout, vous pouvez être un nationaliste enthousiaste tout en étant athée. Mais si une chose procède comme une religion et parle comme une religion et produit des exigences morales comme le fait une religion et donne les sortes de consolations que donne une religion, c’est une religion.

Le grand sociologue français Émile Durkheim (1858-1917) l’a reconnu quand il a défini la religion comme un ensemble de croyances et de pratiques appartenant aux « choses sacrées ». Ces choses peuvent être, bien entendu, des dieux mais elles peuvent être autre chose que des dieux. Elles peuvent être, par exemple, des nations. Pour Durkheim lui-même – dont la vie, pour sa plus grande partie, se situe entre la guerre franco-prussienne et la Première guerre mondiale, décennies qui virent des millions de Français rêver de revanche et de récupération de l’Alsace et de la Lorraine, la « chose sacrée » suprême était la France.

La France pour Durkheim et d’autres patriotes français ressemblait bien à Dieu. C’est en France qu’ils vivaient et circulaient et avaient leur existence; c’était la France qui donnait sens à leurs vies; c’était la France qui dictait leur code moral; c’était pour la France qu’ils consentaient à tuer et à être tués (le fils de Durkheim, de fait, tomba au combat au cours de la Première guerre mondiale).

Et cette attitude de nationalisme religieux n’était pas limitée à la France. On la trouvait dans bien d’autres pays d’Europe. Vers 1914, donc, l’Europe était devenue un continent polythéiste, et tous ses dieux étaient jaloux l’un de l’autre, la Première guerre mondiale n’étant rien d’autre qu’un combat entre des dieux.

Quand la guerre fut terminée, cette guerre qui fut la plus destructrice jusqu’alors de toute l’histoire de l’humanité, beaucoup de gens, humains et humanitaires – le président des USA Woodrow Wilson en tête – réalisèrent que le nationalisme devait être modéré. Quelque chose devait être fait pour s’assurer que tous ces dieux nationaux , bien que continuant à exister, vivraient en paix l’un avec l’autre. Et c’est ainsi que fut créée la Société des Nations. Pendant quelques années on eut grand espoir que les horreurs de la Première guerre mondiale ne se reproduiraient jamais. Mais comme le monde l’apprit bientôt, c’était folie de l’espérer.

Durant les horreurs, encore pires, de la Seconde guerre mondiale, une nouvelle tentative fut faite de modérer le nationalisme. Une fois de plus, le Président américain, cette fois-ci, Franklin Roosevelt, joua un rôle de leader, et en 1942 initia ce qui devait être les Nations Unies. De façon plus marquante, les nations d’Europe, ce lieu de conflit perpétuel – spécialement entre ces deux ennemies mortelles, France et Allemagne – engagèrent un processus de coopération qui mènerait progressivement à la création de l’Union européenne. L’Union européenne n’est pas exactement les États-Unis de l’Europe, mais beaucoup espéraient et continuent aujourd’hui d’espérer qu’une Union de l’Europe du sud pourrait émerger. Ce serait une restauration de l’antique Pax Romana. Les dieux vont dormir. Encore mieux, ils vont dormir tranquillement. Mais si les féroces anciens dieux d’Europe ont été endormis pendant quelques décennies, ce sommeil peut n’avoir point été autre chose qu’une sieste d’après-midi. Ils sont en train de se réveiller. Certaines parties de l’Europe commencent à montrer des signes de résurgence du nationalisme – par exemple, l’Angleterre qui a voté sa sécession de l’Union européenne ; l’Écosse, où presque la moitié de la population voudrait se séparer du Royaume uni ; la France où Marine Le Pen dirige un puissant mouvement anti-européen ; la Catalogne dont la plupart des citoyens souhaitent se séparer de l’Espagne ; sans compter d’autres pays comme la Pologne, la Hongrie, l’Autriche, l’Italie.

En Amérique, malgré l’internationalisme de Wilson et de Roosevelt, il n’y a pas eu dans le sillage des deux guerres mondiales de réaction générale contre le nationalisme. Dans les récentes décennies cependant, spécialement depuis l’effondrement de notre grande rivale et ennemie, l’Union soviétique, un certain internationalisme ou d’antinationalisme s’est même fait jour ici. Beaucoup d’Américains libéraux, à l’esprit large, en sont venus à se considérer, point tant comme citoyens américains que comme citoyens du monde.

Plus récemment, il y a eu chez nous une forte réaction nationaliste contre cet esprit internationaliste, notamment lors de la venue au pouvoir de Donald Trump qui tout à fait ouvertement se déclarait Américain nationaliste. C’est, à mon avis, ce dont il s’agit dans la lutte entre pro-Trump et anti-Trump. C’est une lutte entre nationalistes et internationalistes. Le sujet brûlant concerne l’immigration. Les nationalistes tout naturellement s’opposent à ce phénomène. Les internationalistes, étant citoyens du monde, ont peu ou pas d’objection puisqu’ils considèrent les immigrants sans papiers comme leurs concitoyens du monde : « Si je jouis des bienfaits de la vie en Amérique, pourquoi mes concitoyens du monde ne le pourraient-ils pas ? »

Beaucoup de gens raisonnables, y compris le pape François et beaucoup d’évêques catholiques, sont inquiets de la résurgence des anciens dieux. Ils se rappellent les horreurs du XXe siècle. Qui peut les en blâmer?

Dans le monde d’Europe et d’Amérique du Nord, cependant, où la religion traditionnelle (le christianisme) connaît, depuis déjà longtemps, un sérieux déclin, qui peut blâmer les gens qui se tournent vers la religion du nationalisme? S’il est mieux d’avoir une religion plutôt que de n’ en avoir pas, et si le christianisme est en train de devenir une option de moins en moins viable dans nos sociétés les plus modernes, il est compréhensible que les gens se tournent en désespoir de cause vers tout ce que les dieux ont laissé.

Mais ces dieux sont des idoles, et leur culte est une dangereuse idolâtrie. Puisse Dieu nous sauver à la fois des dieux du nationalisme et des sans-dieux de l‘internationalisme !