QUAND RADIO MOSCOU PARLE COMME SOLJENITSYNE - France Catholique
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QUAND RADIO MOSCOU PARLE COMME SOLJENITSYNE

Je vois sur la Russie, au loin un incendie énorme et silencieux. (Alexandre Blok, poète russe, 1880-1921)

Chronique n° 454 parue dans France Catholique − N° 2182 − 25 novembre 1988

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Mercredi 26 octobre (a). Je prends Radio Vatican et j’écoute quelques minutes. Le Pape parle à des pèlerins de Corfou. En français, ce qui me rappelle la visite au Vatican des « valeureux » chers à Albert Cohen.
Laissant le Saint Père, je passe sur Radio Moscou. Mon poste est-il détraqué ? J’entends un certain Père Constantin expliquer comment, dans une société « sans âme » et bien qu’éduqué dans l’agnosticisme, il a trouvé la foi, résilié sa charge de professeur dans un institut médical, travaillé parmi les pauvres comme terrassier, et finalement décidé d’entrer dans un monastère où il fait ses études de théologie, comment enfin il est devenu prêtre et s’est voué à la prière.

− Mais, dit l’intervieweur, quand une société est sans âme, ce que je vous accorde, faut-il l’abandonner ?

− Il faut prier. Ce n’est pas abandonner. J’avais été médecin, j’avais soigné les corps. J’ai voulu soigner les âmes. C’est plus urgent.

− Certes, mais, etc.

J’étais bien sur Radio Moscou, le mercredi 26 octobre dernier.
Le père Constantin expliquait que la société soviétique étant malade de l’âme, la Russie, pour célébrer le millième anniversaire de sa christianisation ne pouvait faire mieux que changer d’âme. Il développait longuement cette idée, comme il l’aurait fait sur Radio Vatican.

L’intervieweur voulait cependant avoir le dernier mot :

− Il est vrai, dit-il en substance, que notre pays doit accomplir une profonde réforme morale, et que la contribution de l’Eglise à cette réforme est de première importance. Etant athée, je crois que l’Eglise ne doit pas se dérober mais s’occuper de la réforme de la société. L’intervieweur voulait dire sans doute « … plutôt que prier ».

Voilà ce qu’on entend en ce moment sur Radio Moscou. Et qu’on n’aurait pu croire possible n’est-ce pas ? il y a seulement un an.

Est-ce à dire que le grand virage est enfin pris là-bas, au fond de cet Etat européen impénétrable depuis trois générations ?

Certes, ils parlent presque quotidiennement des « crimes abominables de Staline », qu’ils appellent « tyran », ils vont élever à Moscou un monument expiatoire à ses victimes, ils se frappent la poitrine, ils admettent que ces crimes atroces n’auraient pu être perpétrés sans une presque universelle complicité des appareils d’Etat et du Parti, et que, selon les propres termes du rédacteur en chef d’Ogoniok (une revue qui tient de Paris Match, du Fig-Mag et du Nouvel Obs), « le système qui a produit les Staline et les Brejnev est toujours en place » ; certes chaque jour ou presque ils font et surtout disent des choses que l’on croirait inspirées par Soljenitsyne lui-même. Alors le cauchemar est fini, ou en train de finir ?

Je suis de l’avis de ce père Constantin inconnu : la volonté des hommes, je dis la meilleure volonté − qui sans doute anime présentement M. Gorbatchev et ceux qui le soutiennent − ne suffira pas. Il y faudra encore un sérieux coup de pouce de la Providence. Je suis aussi de l’avis du Saint Père tel qu’il l’a exprimé à Strasbourg (b) : ils se débattent dans l’inextricable et nous devrions les aider.

Humainement en effet, on ne voit pas comment ils s’en sortiront.

Pourquoi?

La première raison est structurelle : tout l’Est de l’Europe s’enfonce irrémédiablement dans le désastre économique.

Le stalinisme, au prix de la terreur, pouvait produire une industrie lourde. Ce n’est plus aujourd’hui par l’industrie lourde que l’on crée de la richesse. La robotisation et les pays en décalage économique (Asie du Sud est) ont tellement transformé cette activité qu’elle ne produit presque plus de valeur ajoutée, sauf au prix de beaucoup de sophistication. Mais produire cette sophistication et la perfectionner sans cesse, ce n’est plus de l’industrie lourde, c’est de l’informatique. Une industrie moderne, conforme aux nécessités du temps, exige une économie de marché où tout est éphémère et en perpétuelle adaptation. En d’autres termes, la planification, outil efficace au début du siècle (baignée toutefois de sang et de larmes) est devenue un obstacle, et même le premier obstacle à la création de richesse. La situation économique de l’Est échappe de plus en plus à l’emprise des plans et sombre dans le chaos. Le système est tel (réformes par le haut) que toute mesure de réforme ne peut qu’ajouter au désordre. Le « socialisme », par sa nature même, s’est retranché de tous les processus d’évolution économique.

Personne jusqu’ici n’a trouvé le « truc » capable de concilier l’inconciliable, la planification et les fluctuations quotidiennes et imprévisibles du progrès économique. Les réformes du subtil Teng Hsiao Ping, maintenant vieilles de dix ans, ont créé en Chine une classe de privilégiés (c ). Mais cet hiver 100 millions de Chinois vont souffrir de famine, dit le Président de la République de Chine.

L’autre raison tient à la nature de pouvoir absolu, j’entends qui les détient tous, y compris d’abord le pouvoir économique (ce qui n’est pas le cas de Pinochet par exemple).

Rappelons-nous le départ de M. Gromyko (d). M. Nyet destitué, très bien. Mais lui-même qu’a-t-il pensé de sa destitution ? Radio Moscou a répété plusieurs fois le jour de son « départ » qu’il avait « remercié ses collègues d’avoir accédé à sa demande de départ en retraite ». J’aurais bien voulu entendre ces remerciements de sa propre voix. Car peut-être n’y eut-il aucun remerciement, mais plutôt une sévère empoignade et le dernier Nyet de la carrière de Gromyko ? Ce n’est pas tant que je me soucie de ses pensées. Mais si le Président Gromyko, premier personnage de l’Etat, est parti à la retraite sans avoir pu dire publiquement ce qu’il pensait de cet événement, toutes les bonnes manières de M. Gorbatchev ne me rassurent guère sur la nature intrinsèque du pouvoir qu’il exerce. Qui me dit que demain je n’apprendrai pas que lui-même, sur sa demande, a été admis à faire valoir son droit au repos ? et qu’il est remplacé par un beau néo-stalinien pur et dur comme il n’en manque pas, nous dit Radio Moscou, qui s’efforce de saboter la perestroïka ?

Nous autres étrangers ne pouvons juger que sur pièces. Nous ne connaissons pas ces ennemis de la perestroïka. Que veulent- ils ? Pourquoi ne les entendons-nous jamais sur Radio Moscou ? On nous affirme que la lutte contre ces gens-là est dure, que ce n’est pas encore gagné. Eh bien, nous vous croyons. Voilà pourquoi, ne sachant pas par qui vous risquez d’être balayés, instruits de plus par votre histoire, nous espérons et faisons des vœux pour vous, mais en nous méfiant. M. Gorbatchev répète chaque jour que sa perestroïka est « irréversible ».

Dieu l’entende.

Malheureusement on ne voit pas ce qui s’est passé d’irréversible. Les choses seront irréversibles quand la liberté ne sera plus octroyée par un parti omnipotent, qui peut changer d’idée n’importe quand.
Qui empêche M. Gorbatchev de changer d’idée ?

Qu’y a-t-il d’irréversible dans M. Gorbatchev et son parti unique ?
Ils font et décident ce que bon leur semble. Ce qu’ils font ou essaient de faire en ce moment est excellent. Nous devrions les aider. Mais que feront-ils demain ? Le savent- ils eux-mêmes ? Nous en tout cas ne pouvons le savoir.

J’écoute Radio Moscou chaque soir. Je saurai que l’irréversible s’est produit quand j’entendrai les adversaires de M. Gorbatchev s’exprimer à Radio Moscou, contradictoirement, comme j’entends MM. Marchais et Leroy (d) sur les ondes françaises, et quand les élections donneront lieu là-bas à des campagnes électorales où tout sera dit publiquement. S’il est écrit dans les textes sacrés léniniens que le pouvoir doit appartenir au Parti Unique et que ce Parti ne doit pas être divisé en factions, n’y a-t-il pas en URSS assez de théoriciens pour concilier cela avec le pluralisme de la liberté ?

L’histoire a tendance à ne retenir des tyrans que les affreux. Non sans raisons. Ils ont pour eux le nombre et les dégâts. Mais il est arrivé que le pouvoir absolu tombe en de bonnes mains, celles de Périclès, Hadrien, Marc Aurèle, Saint Louis, Henri IV, Salomon…

Néron commença comme M. Gorbatchev puis changea et continua comme Staline. « Le pouvoir absolu corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument » (e ). Le drame de M. Gorbatchev est de ne pouvoir arracher son pays à la malédiction du pouvoir absolu qu’en commençant par s’en saisir.

Nous en sommes là. Pourra-t-il détruire l’instrument maudit qu’il a su maîtriser ? Le monde entier le souhaite. Le monde sait que son sort, le sort du monde, dépend de cet enjeu. Puisse l’Occident comprendre à temps le Sermon de Strasbourg.
Il est bien d’aider le tiers monde à ne pas mourir de faim, de lutter contre les criquets et la sécheresse. Mais le tiers monde périra avec nous si nous laissons périr la Russie.

Aimé MICHEL

P.S. : En 842, il y a 1146 ans, le Serment de Strasbourg signa le partage de l’Europe antique (f). Et si le Sermon de Strasbourg annonçait la fin de cette terrible erreur ?

(*) Chronique n° 454 parue dans France Catholique − N° 2182 − 25 novembre 1988.


Notes de Jean-Pierre Rospars

(a) En ce jour du 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, sacrifions nous aussi à la mode des commémorations. Cette chronique a été écrite en novembre 1988, près d’un an avant la chute, alors que le cours que vont suivre les événements reste dramatiquement incertain. En toile de fond, la famine possible en URSS, un putsch à Moscou, une reprise en main des pays de l’Europe de l’Est, la guerre encore… Pleinement conscient des enjeux, Aimé Michel se passionne pour le sujet. De février 1987 à décembre 1989, sur la trentaine de chroniques qu’il fait paraître dans F.-C., 17 sont consacrées à l’évolution de l’URSS. Il suit les événements au jour le jour, attentif aux émissions quotidiennes de Radio Moscou en langue française. Je me souviens de ma surprise lorsqu’il interrompit soudain une de nos conversations pour écouter le poste. La voix de Moscou relatait je ne sais plus quelle réunion au sommet entre pays frères concluant que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Que pouvait-il donc trouver d’intéressant dans cette langue de bois ? Rien ce jour-là, me confirma-t-il, si bien que l’interruption fut de courte durée. Au cours des vingt années écoulées, la publication des mémoires et des archives, leur analyse par des historiens, a permis une bien meilleure connaissance des faits mais l’enchaînement de ces faits conserve et conservera une part essentielle de mystère. La chute de l’URSS s’est passée en douceur, au moindre coût humain. On peut certes tenter de repérer a posteriori les décisions cruciales, les points de bifurcation, mais qui pourra jamais y démêler la part du hasard, de la nécessité et de la liberté des protagonistes ? « Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » ni avant, ni pendant, ni après…

(b) Jean-Paul II a prononcé plusieurs discours lors de sa visite à Strasbourg du 8 au 10 octobre 1988. Dans son discours à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe il déclare : « Mesdames, Messieurs, si l’Europe veut être fidèle à elle-même, il faut qu’elle sache rassembler toutes les forces vives de ce continent, en respectant le caractère original de chaque région, mais en retrouvant dans ses racines un esprit commun. Les pays membres de votre Conseil ont conscience de n’être pas toute l’Europe ; en exprimant le vœu ardent de voir s’intensifier la coopération, déjà ébauchée, avec les autres nations, particulièrement du centre et de l’est, j’ai le sentiment de rejoindre le désir de millions d’hommes et de femmes qui se savent liés dans une histoire commune et qui espèrent un destin d’unité et de solidarité à la mesure de ce continent. » (http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1988/october/documents/hf_jp-ii_spe_19881008_european-council_fr.html).

(c ) Teng Hsiao Ping (ou Deng Xiaoping, 1904-1997), a été le secrétaire général du Parti communiste chinois de 1956 à 1967 puis a dirigé la République populaire de Chine de 1978 à 1992. Il fit des études en France dans les années 20, travailla notamment à l’usine Renault de Billancourt et y devint marxiste. On porte à son crédit le développement économique de la Chine (on se souvient de son mot d’ordre à ses compatriotes : « Enrichissez-vous ») et à son débit la répression du mouvement étudiant de la place Tien an men en 1989.

(d) George Marchais (1920-1997) était Premier Secrétaire du Parti communiste français (1972-1994) et Roland Leroy (né en 1926) directeur du journal L’humanité (1974-1994).

(e ) Aphorisme dû à John E. E. Dalberg Alton dit Lord Acton (1834-1902), homme politique et historien britannique, ami de Montalembert, Tocqueville, Fustel de Coulanges, Ranke, Gladstone et conseiller de la reine Victoria. Issu d’une famille aristocratique catholique aux origines européennes fort diverses (« A table avec sa famille il conversait en Anglais avec ses enfants, en Allemand avec sa femme, en Français avec sa belle-sœur et en Italien avec sa belle-mère »), il ne put faire ses études à Cambridge en raison de sa religion, ce qui ne l’empêcha pas d’y devenir professeur d’histoire en 1895. Il acquit une grande réputation pour son exceptionnelle érudition et son humanisme.

Selon lui, l’histoire humaine est orientée vers une liberté et une responsabilité toujours plus grandes, conditions nécessaires pour atteindre des buts spirituels élevés. Ce développement est apporté plus par le christianisme que par l’héritage gréco-romain. La mission de l’Eglise est d’encourager la recherche de la vérité scientifique, historique et philosophique et, dans le domaine politique, de promouvoir la liberté individuelle. Catholique déclaré mais critique, il s’opposa, en raison de sa défiance envers toute forme d’absolutisme, au Syllabus où Pie IX condamnait entre autres le libéralisme, le socialisme, le gallicanisme et le rationalisme, et tenta d’empêcher la proclamation du dogme de l’infaillibilité du pape. C’est dans ce contexte qu’il écrivit, en avril 1887, la lettre à l’archevêque de Canterbury qui contient la célèbre maxime : « Je ne peux accepter votre canon que nous devons juger Pape et Roi différemment des autres hommes avec, en leur faveur, la présomption qu’ils n’ont pas mal agi. S’il doit y avoir présomption, c’est dans l’autre sens, contre ceux qui détiennent le pouvoir, présomption d’autant plus grande que leur pouvoir est plus grand. La responsabilité historique doit suppléer au manque de responsabilité légale. Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours des hommes mauvais, même quand ils exercent une influence et non une autorité : plus encore quand vous surajouter la tendance à la corruption par le plein pouvoir, voire sa certitude. Il n’y a pas de pire hérésie que le fait que l’office sanctifie son détenteur » (ma traduction, voir le texte originel dans http://www.mcadamreport.org/Acton.html).

(f) Ce serment formule les engagements pris par Louis II le Germanique (804-876) et Charles II le Chauve (823-877) et par leurs soldats. Coalisés pour un temps, ces deux fils de Louis 1er le Pieux et petits-fils de Charlemagne, remportent ensemble la victoire de Fontenoy-le-Puisaye contre leur frère aîné Lothaire Ier (vers 795-855). Les trois frères signent ensuite le traité de Verdun (843) qui démembre l’empire de Charlemagne, fait de Charles le roi de France et dessine la carte de l’Europe pour des siècles. Le serment de Verdun, rédigé en langues romane et tudesque, est l’un des plus anciens textes conservés des langues parlées alors qui deviendront le français et l’allemand.