QUAND LES TEMPS ÉTAIENT PROCHES... - France Catholique
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Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
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QUAND LES TEMPS ÉTAIENT PROCHES…

Chronique n° 467 parue dans France Catholique − N° 2220 − 01 septembre 1989.

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Il y a deux mille ans, l’Occident a vécu ce que l’on pourrait appeler sa première modernité : de l’Écosse au Sahara et du Portugal à la Volga et à l’Irak, s’élevaient d’innombrables villes, avec leurs fonctionnaires au tableau d’avancement, leurs théâtres où se jouaient les chefs-d’œuvre grecs et latins, leurs bibliothèques, leurs ingénieurs, leurs tribunaux, leurs avocats, leurs savants qui mesuraient la terre et les astres…1 On n’arrive pas à imaginer que cet Occident si proche ne fût pas chrétien, n’eût jamais subi l’influence de la moindre idée chrétienne. Et pourtant cela fut… Quelle était donc la pensée religieuse de ce monde qui fut nôtre ? Passionnante question, à laquelle Robert Turcan vient de consacrer un ouvrage magistral, modèle de science, de réflexion et de style (a). J’ai pris contact avec lui et il a bien voulu répondre à mes questions.2 Les conquérants chrétiens ont répandu le christianisme dans leurs conquêtes. De même l’Islam. Rome, non. Pourquoi ? La religion romaine n’est pas une « foi » à proprement parler, mais un moyen d’action sur les puissances mystérieuses qui dépassent la mesure et la volonté de l’homme, en même temps qu’une sorte de thérapeutique contre les perplexités qui risqueraient de paralyser l’action. Le Romain constate, en effet, que ses plans peuvent être déjoués par l’intervention de numina ou manifestations d’êtres divins3, qu’il s’agit de se concilier, de propitier à temps, si l’on veut s’épargner des déconvenues. Seule importe dès lors la question de savoir comment les nommer, les prier, les satisfaire ou les neutraliser par l’offrande appropriée, suivant les modalités requises. Selon les circonstances, il faudra invoquer telle ou telle puissance. Seuls comptent les pouvoirs respectifs des divinités, leur compétence et donc leur efficacité ponctuelle. Ces numina peuvent adresser aux hommes des signes de mécontentement, des avertissements plus ou moins terribles sous forme de prodiges. Il faut les conjurer, mais surtout se rassurer en accomplissant certains rites censés les apaiser (et apaiser les sourdes inquiétudes que le Romain ne veut pas toujours s’avouer4). Ce culte pragmatique, strictement ritualiste et motivé profondément par un souci d’autodéfense contre le frisson du sacré, était bien fait pour soutenir le moral de paysans-soldats voués à la conquête et à l’admiration du monde, mais non pour faire la conquête des esprits et des cœurs chez les peuples fidèles à leurs traditions nationales. La victoire des Romains ne signifiait pas la défaite des dieux grecs, syriens ou égyptiens, mais impliquait tout simplement que ces dieux l’avaient tolérée, sinon favorisée. Car la Pax romana relevait, en définitive, de leur providence. Même les Égyptiens reconnaissaient sans peine dans chaque empereur un nouveau pharaon agréé par Isis et Ptah comme fils de Rê. La tolérance du pouvoir romain permettait d’ailleurs aux cultes indigènes de conserver toute leur vitalité. Souvent même sa bienveillance la renforçait. Le seul culte romain qui ait prospéré hors de Rome (relativement et en milieu urbain) est celui de Rome et d’Auguste, la religion du souverain. Mais le culte impérial avait en Orient d’illustres précédents, et loin qu’il supplantât les dévotions anatoliennes, syriennes ou nilotiques, celles-ci tendaient à l’intégrer et à l’absorber. Rome conquérante a découvert une vie spirituelle inconnue chez certains de ces sujets ? Sans doute, puisqu’aussi la religion romaine excluait toute véritable spiritualité. La philosophie grecque, le pythagorisme, les œuvres de Platon avaient déjà ouvert les élites à un travail de réflexion, notamment à partir du IIe siècle avant notre ère, dans le cercle des Scipions et dans les milieux littéraires en général. Plus tard, la piété des Égyptiens, la vie sainte et stricte de leurs prêtres, le prestige de leur sagesse, la dévotion des « possédés » reclus dans le sanctuaire alexandrin de Sérapis impressionneront ceux-là même qui moquaient l’adoration des chattes, des crocodiles ou des oignons. On a abusé du terme de spiritualité à propos des cultes orientaux Mais on s’abuserait en abusant du terme de « spiritualité » à propos des cultes d’origine orientale. En dehors de l’hermétisme ou de certains cas individuels et plus précisément néoplatoniciens (Plotin, Porphyre, il s’agit respectivement d’un Égyptien et d’un Syrien5, mais qui ne sont pas représentatifs de telle ou telle dévotion « orientale »), je ne crois pas qu’on puisse parler de « spiritualité » au sens que le mot a pris dans le contexte chrétien. La contemplation d’Isis statufiée qu’adore un initié, même épurée de l’idolâtrie grossière et de toute préoccupation vulgaire, n’a rien qui ressemble à l’esprit d’oraison. Naturellement, nos ignorances n’autorisent pas à trancher résolument : trop de témoignages nous font défaut. Mais F. Cumont a exagéré, me semble-t-il, ou du moins généralisé indûment l’idée que les paganistes orientaux auraient inculqué à leurs adeptes une « inquiétude spirituelle » ou la quête d’un salut spirituel. En revanche, on peut parler d’une ardeur mystique dans le cas des Galles de Cybèle et d’Atargatis ou de certains fidèles d’Isis et de Sérapis. Les Romains furent particulièrement frappés par certains cultes orientaux ? C’est le culte de Cybèle, malgré ses eunuques et ses rites orgiastiques, qui le premier fut officiellement reconnu à Rome et consacré par un temple sur le Palatin, non loin de la maison de Romulus. La douche du sang d’un taureau sacrifié n’a pas découragé les candidats au taurobole, qui se multiplient à Lyon et dans le Gaule du Sud-Est à l’époque même où y progresse le christianisme. La légende des origines troyennes liait la Grande Mère à celles de Rome, ce qui a contribué à renforcer le phrygianisme dans les colonies. En Gaule il avait aussi l’avantage de se greffer sur le culte des déesses-mères. Enfin, la « semaine sainte » célébrée en mars pour Attis, avec ses jeûnes et ses macérations, constituait un temps d’autant plus fort qu’il coïncidait avec l’équinoxe de printemps et que le renouveau de la nature doublait les « Hilaries » (ou Allégresses) fêtant la survie d’un dieu mort. Cette liturgie de la souffrance divine a fait aussi le succès populaire de l’isiasme. L’impact du mithriacisme semble avoir été sociologiquement plus limité. Mais cette religion de petits groupes reprenait à son compte certaines valeurs de la romanité impériale dans les milieux administratifs et militaires. Aux premier et second siècles surgit l’humble secte du Christ… Si le christianisme a réussi, c’est parce qu’il a graduellement cessé d’être une secte pour répondre aux interrogations et aux angoisses du public toujours plus large, plus divers en tout cas qu’on ne l’a cru et dit. Une secte se définit en marge des cultes traditionnels ou institutionnels, mais souvent aussi à l’intérieur même d’une religion donnée. C’est ainsi que le christianisme a grandi face au polythéisme ambiant, mais en se démarquant du judaïsme avec lequel l’autorité romaine l’avait d’abord confondu. Tout en gardant jusqu’au martyre toute son intransigeance envers le culte impérial, la « secte » a recruté des fidèles dans tous les milieux : elle a intégré une part de la culture gréco-romaine et formulé une théologie propre à satisfaire les consciences du monde païen finissant. Sans l’émergence du christianisme, il n’était pas inévitable qu’une « secte » réussît aux dépens des autres. La phrase de Renan sur le mithriacisme n’a aucun fondement sérieux6. Aucune des religions « orientales » n’étant exclusive des autres, elles auraient pu longtemps encore cohabiter dans la libre concurrence du « melting-pot » païen. Peut-on dire que ces cultes orientaux ou certains d’entre eux, ont pavé la voie aux premiers prédicateurs évangéliques ? Les cultes orientaux ont vraisemblablement contribué à faire évoluer les sensibilités et les formes de la piété en Occident en y acclimatant des dieux souffrants vainqueurs de la mort ; des déesses maternelles et salvatrices, reines du Ciel et de la Terre ; le service quotidien d’un clergé fixe (dans le cas de l’isiasme) et l’observance d’une règle, d’interdits et d’abstinences en vue d’une purification périodique pour les fidèles ordinaires, constante pour le corps sacerdotal (historiquement, le monachisme Le christianisme a récupéré, filtré ou oblitéré les pratiques orientales est d’origine égyptienne) ; le sens et l’accomplissement du sacrifice personnel de soi sur soi. Mais je ne pense pas que l’Occident conserve même sporadiquement un héritage direct de ces cultes. Telles analogies apparentes, comme les « Flagellants » ou les « Girolami » de Calabre qui font penser aux Galles, s’expliquent non pas en fonction de survivances obscures, mais d’impératifs − d’aucuns diraient : de « masochisme » − inhérents aux exaltations de la croyance. Tout ce qui à la fin de l’Antiquité, dans les pratiques locales, pouvait encore relever d’influences orientales a été « récupéré », filtré ou oblitéré par le christianisme. L’incroyance et l’agnosticisme me semblent être au fond du cœur de l’Occident dès que les douleurs et les dangers s’éloignent de lui. Qu’en pense l’historien que vous êtes ?7 L’agnosticisme dont vous parlez et qui ferait de l’histoire un « tissu d’absurdités » me paraît étranger aux mentalités antiques. En imputant les événements au hasard, les Épicuriens veulent nier l’intervention des dieux dans les affaires humaines plutôt que dénier aucun sens à l’histoire. Tacite met au compte de Fortuna ce qui dans l’histoire de son temps lui demeure inexplicable. Mais il affirme aussi que « si les dieux ne se soucient pas de nous sauver, ils ont soin de nous punir »8. La même idée d’un châtiment divin encouru par Rome en raison même de la démesure de son empire s’exprime chez Lucain dans la Pharsale. Cette idée fera son chemin chez les Pères de l’Église. On la retrouve en somme dans la notion de jugement de Dieu qui, comme catégorie historique, impressionnera fortement, je crois, l’opinion des païens déçus et défaillants après la très grave crise de l’Empire au IIIe siècle et plus tard encore, au temps des Grandes Invasions. La théologie chrétienne rendait compte de l’histoire La théologie chrétienne rendait compte de l’histoire : celle de l’Empire romain, propice à l’évangélisation du monde ; celle aussi de ses épreuves vécues par les contemporains des persécutions. En général, les Anciens cherchaient toujours à comprendre l’actualité en fonction de puissances qui échappaient à leur compréhension ; comme les vieux Romains ! Mais ils n’avaient pas et ne trouvaient pas, même dans les cultes orientaux, une véritable théologie de l’histoire, de toute l’histoire. Certes, Isis dominait l’évolution du monde et de l’humanité. Des hymnes la célèbrent comme l’éducatrice et l’initiatrice par excellence. Mais il s’agissait d’une histoire lointaine et mythique, même s’il reste vrai que le mythe est pour les Grecs ou les Romains une histoire plus ancienne que l’autre. Pareillement, dans l’iconographie mithriaque, l’histoire du monde et de la création apparaît surtout comme une théodicée9 cosmique, étrangère aux contingences de l’humanité. Or, ce sont justement ces contingences de l’aventure humaine et de l’actualité qui déconcertent les individus. Merci, cher Monsieur. En décrivant les perplexités et les angoisses du monde antique, vous nous faites souvent penser à notre temps. Les mêmes hommes se posent les mêmes questions. Finirons-nous comme eux ? L’avenir est à Dieu10. Aimé MICHEL (a) Robert Turcan : Les cultes orientaux dans le monde romain (Éditions Les Belles Lettres, 95, Bd Raspail, 75006 Paris, 1989). M. Turcan, ancien membre de l’École Française de Rome, correspondant de l’Institut et professeur à la Sorbonne, a publié de nombreux autres ouvrages qui font autorité sur la Rome antique, notamment : Vivre à la cour des Césars. Chronique n° 467 parue dans France Catholique − N° 2220 − 01 septembre 1989. Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 3 juillet 2017

 

  1. Aimé Michel s’est longuement interrogé sur cette « première modernité ». « Comme nous, écrit-il, les Grecs de cette époque avaient maîtrisé les mécanismes de la raison et de la science. Comme nous, ils en voyaient les fruits s’accumuler, éclairant progressivement la nuit de la nature. Ils commençaient à jauger le ciel et la terre. Ils prévoyaient les éclipses, non plus empiriquement, mais en claire connaissance du phénomène et de ses mesures. Bientôt Ératosthène calculerait exactement la circonférence terrestre, la distance de la lune, Strabon en déduirait l’existence de continents inconnus, prédirait la présence de terres habitables et tempérées dans l’hémisphère Sud. La médecine se dégageait de la magie. Dans tous les domaines on voyait l’homme sortir des ténèbres de l’ignorance et de l’irrationnel. » (Chronique n° 246, Les ruines d’Athènes – L’effondrement de la civilisation antique et l’irrationnel dans la Nature, 07.09.2015). Pourtant, peu après la première mondialisation effectuée par Alexandre, la science s’effondre et l’irrationalisme l’emporte. Aimé Michel suppose que « le premier essor de la science, œuvre de la Grèce antique, fit faillite à cause de son impuissance à regarder en face l’irrationalité de l’homme et de l’univers, impuissance qui poussa les Anciens à chercher des solutions non rationnelles au problème de leur destinée. » (n° 247, Il n’y a pas de raccourci – Sectes et scientistes tentent de délivrer l’homme du mystère du monde, 14.09.2015). « La première Antiquité s’effondra sous l’effet de sa lucidité : on avait épuisé les ressources de la philosophie, on était excédé d’hypothèses contradictoires et de vaine réflexion, et le calme désespoir de l’élite, par exemple d’un Marc Aurèle, se communiqua à la société tout entière. Que faisons-nous ici-bas ? se demandait-on. Les frontières croulèrent, et bof ! ça ou n’importe quoi… » (n° 359, Échec à la « bof-philosophie » – L’enfant sur la plage n’est pas le naufragé d’une tempête absurde, 19.06.2017).
  2. Robert Turcan, né en 1929, aujourd’hui membre de l’Institut de France (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), est un spécialiste de l’art romain et des cultes orientaux. Aux Belles Lettres il a publié Vivre à la cour des Césars (2009), Les Cultes orientaux dans le monde romain (2004 pour la 3e éd.), Mithra et le mithriacisme (2004 pour la 4e éd.), L’Archéologie dans l’Antiquité (2014), Recherches mithriaques : Quarante ans de questions et d’investigations (2016), Tibère (2017).
  3. Ces numina sont à l’origine de la notion de « numineux » introduite par Rudolf Otto dans un livre célèbre, Le sacré, publié en 1917. Il s’agit d’une expérience où « un être singulier est soudain mis en présence d’une réalité irréductible à tout ce qui relève de l’ordre du cosmos ou de l’humain » (Alain Delaunay, article « Numineux » de l’Encyclopaedia Universalis). Cette expérience, qui relève selon Otto de « l’omnipuissance divine », est ambivalente car elle fait naître chez celui qui la vit à la fois un sentiment de terreur sacrée (mysterium tremendum dit Otto) et une attraction irrésistible (mysterium fascinans). Sur les expériences mystiques voir la note 7 de la chronique n° 349, Paléontologie du sublime. Remarquons au passage qu’une réflexion purement scientifique et philosophique, en dehors de toute expérience mystique, peut assez naturellement conduire à appliquer ces trois termes – mysterium, tremendum, fascinans – au monde lui-même, ce que fait Jean Fourastié dans sa Lettre ouverte à quatre milliards d’hommes (Albin Michel, Paris, 1970, p. 141).
  4. Un exemple de ces « sourdes inquiétudes » aux origines complexes est fourni par le poète Lucrèce, comme on l’a vu dans la chronique n° 359, Échec à la « bof-philosophie » – L’enfant sur la plage n’est pas le naufragé d’une tempête absurde, 19.06.2017.
  5. Sur l’Égyptien Plotin (205-270) et son élève le Syrien (ou Phénicien) Porphyre (234-310), philosophes néoplatoniciens, voir la chronique n° 246, citée plus haut, particulièrement la note 2.
  6. La célèbre phrase d’Ernest Renan à laquelle Robert Turcan fait allusion est : « On peut dire que, si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste. » Elle est tirée de l’ouvrage Histoire des origines du christianisme – Livre VII : Marc Aurèle et la fin du monde antique, chap. 31, 1883 (voir http://www.mediterranee-antique.fr/Auteurs/Fichiers/PQRS/Renan/Orig_Christianisme/OC7/MA_31.htm). Cette affirmation très souvent citée de Renan ne fait pas l’unanimité et Robert Turcan n’est pas le seul à la tenir pour exagérée. Cependant, elle est approuvée par un érudit contemporain de Renan, A. Gasquet, qui l’explique ainsi : « De ces religions concurrentes, laquelle allait donner au monde le dieu universel ? Le judaïsme, qui avait mérité, un instant, une extraordinaire faveur, par la simplicité grandiose de son dogme et la pureté de ses mœurs, se met de lui-même hors de cause, lorsque, après la dispersion, il se cantonne, tout à ses rêves de revanche messianique, dans la citadelle de son Talmud. Le culte de Cybèle se discrédite par le charlatanisme et l’impudence de ses Galles, et ne dure qu’à l’état de basse superstition populaire. Restent les deux religions d’Isis et de Mithra, qui se maintiennent jusqu’au Ve siècle. Mais la première, tout amollie de tendresse féminine et de maternelle douceur, convient mal pour lutter contre les progrès menaçants du christianisme. Elle cède le pas au culte de Mithra, autrement viril et sévère, religion de combat qui finit par absorber et résumer le paganisme du dernier âge. Il balance un moment la fortune du christianisme. » (« Le Culte et les Mystères de Mithra », Revue des Deux Mondes, 1899, https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Culte_et_les_Myst%C3%A8res_de_Mithra).
  7. Remarquons que le Professeur Turcan ne répond pas à la question d’Aimé Michel, ce qui l’aurait conduit à sortir à l’excès de sa spécialité. Ce dernier a peu discuté par ailleurs le lien qu’il établit ici entre relative sécurité matérielle et incroyance, laquelle n’est, bien sûr, qu’un aspect du désarroi de l’homme contemporain. Synthétisant les nombreuses discussions auxquelles ce désarroi a donné lieu, Jean Fourastié l’attribue à deux causes principales. La cause immédiate est la phase de progrès matériel, jamais connue auparavant, que nous venons de traverser. Résultat : « nous sommes, semble-t-il, moins heureux que jamais. (…) L’idéal de l’homme devient la satisfaction de ses désirs. Il n’y a plus construction de l’homme et de la société, de la culture ». La cause lointaine, la plus souvent discutée par Aimé Michel, ce sont les idées du « siècle des Lumières », aujourd’hui banales, de progrès, de science, d’efficacité, de bonheur terrestre, de rejet du mystère et du surnaturel, etc. Après avoir perdu la religion de ses ancêtres, l’homme perd la morale dont elle était le garant et l’espoir même qu’il avait dans la science est en train de s’amenuiser (J. et J. Fourastié, D’une France à l’autre, Fayard, Paris, 1987, p. 178 et sq.)
  8. Tacite écrit cela à propos de calamités ayant frappé le peuple romain : « Rome ravagée par des incendies, voyant brûler ses plus antiques sanctuaires (…) Outre les coups répétés qui frappèrent l’humanité, il y eut dans le ciel et sur la terre des avertissements de la foudre (…) Jamais en effet calamités plus affreuses pour le peuple romain, ni signes plus concluants ne prouvèrent que, si les dieux ne se soucient pas de nous sauver, ils ont soin de nous punir » . (Histoires, I, 2, 2 ; I, 3, 2).
  9. Le texte imprimé était « théoricité ». « Théodicée » (du grec theos, dieu, et dikê, justice) désigne, selon Littré, la partie de la théologie naturelle qui traite de la justice de Dieu, et qui a pour but de justifier sa providence, en réfutant les objections tirées de l’existence du mal (https://www.littre.org/definition/th%C3%A9odic%C3%A9e).
  10. Toujours cette lancinante question : « Finirons-nous comme eux ? ». La science qui anime notre époque finira-t-elle par s’essouffler elle aussi, perdre son soutien public, ses crédits et ses chercheurs ? Impossible de répondre car l’avenir est inconnaissable, impossibilité dix fois répétées, cristallisée par ce vers de Victor Hugo (sa précédente citation remonte à la chronique n° 436, Le Verbe et le Plan – Les lois de l’économie et l’anticapitalisme, voir la note 5). Malgré tout, un déclin général paraît peu vraisemblable car, comme Aimé Michel l’objecte lui-même « il n’est plus dans le pouvoir de personne de détruire la civilisation moderne comme les Barbares détruisirent Rome, à moins d’exterminer l’espèce humaine tout entière. Que la planète soit rasée à l’exception de la Papouasie, même chez les Papous il restera des universités, des ingénieurs, des usines, des bibliothèques, des écoles, et tout continuera avec les seuls Papous. » (« Voir avec les yeux d’aujourd’hui la fin de l’Empire romain », Nouveau Planète, n° 1, sept.-oct. 1968, p. 87).