QUAND LES CHIFFRES PLÉBISCITENT LA FAMILLE (*) - France Catholique
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QUAND LES CHIFFRES PLÉBISCITENT LA FAMILLE (*)

Chronique n° 40 parue initialement dans France Catholique – N°1281 – 2 juillet 1971

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L’esprit du temps malmène fort le concept d’autorité. La fonction éducatrice relevant de ce principe, on parle aujourd’hui d’autorité parentale – il n’est pas étonnant qu’elle reçoive les coups de la contestation. Mais l’anarchisme ambiant choisit mal ses cibles, ainsi qu’Aimé Michel le démontre ici.

J’ai donné dans une précédente chronique (a) un exemple de prestation scientifique dans un domaine saturé de bavardages, c’était le cas de le dire : celui des rapports entre le langage et la pensée 1 .

Voici un autre exemple qui me semble tout aussi digne d’attention. Combien avons-nous lu de dissertations, combien avons-nous entendu de polémiques sur le rôle de la famille dans le développement de l’enfant ? On sait que les plus dégourdis de nos penseurs préconisent la destruction du noyau familial, générateur, affirment-ils, de névroses, instrument de répression, source de déchéance et de morosité. Comment démontrent-ils leurs thèses ? Par l’éloquence.

L’éloquence est chose respectable. Cependant, il devrait exister des méthodes objectives permettant de savoir si, comment, et dans quelle mesure la famille agit sur l’enfant. Et en effet ces méthodes existent, mais elles exigent du chercheur une infinie patience, comme on va le voir.

Intelligence et créativité

Aux États-Unis, Getzels et Jackson ont voulu savoir d’où viennent les adolescents « hautement créatifs et hautement intelligents (b) ». Les sujets étudiés étaient sélectionnés sur la base des tests classiques de quotient intellectuel, de créativité et d’association verbale. La sélection tenait compte des limites reconnues de ces tests, grâce à un dispositif basé sur les grands nombres où les erreurs possibles tendent à s’annuler. Les adolescents ainsi retenus donnèrent lieu à une deuxième sélection de deux groupes : l’un comptant les 20 % des moins intelligents parmi les plus créatifs, l’autre les 20 % des plus intelligents parmi les moins créatifs. 2

Cette distinction, curieuse pour le non-spécialiste, se justifie par le fait, connu des psychologues, que la créativité et l’intelligence n’ont aucun rapport direct quoique l’une multiplie l’autre (de même, à performances physiques égales, un boxeur ou un coureur cycliste plus intelligent a toujours tendance à l’emporter). Passons rapidement sur certains résultats de cette étude, intéressants mais ne concernant pas notre sujet. Par exemple, statistiquement, les professeurs préfèrent les plus intelligents aux plus créatifs, souvent encombrants ; ou encore, 62 % des plus créatifs choisissent des carrières non conventionnelles, contre 12 % seulement des plus intelligents.

Le problème central examiné par les deux savants américains concernait la nature de l’environnement familial de ces brillants sujets. Ils purent étudier à fond 80 % des parents des deux groupes (surtout les mères). Ils comparèrent ensuite les deux groupes sous le rapport de l’éducation et l’occupation des parents, de l’âge de ceux-ci, de leurs propres souvenirs familiaux, de leurs lectures, de leurs sentiments à l’égard de leurs enfants et de leur école, de leurs méthodes d’éducation, de leur attitude à l’égard des amis de leurs enfants.

Les composantes du succès

Les résultats sont tout à fait remarquables. En ce qui concerne les plus créatifs, on constate que leur réussite, leur équilibre psychologique et même leur santé sont directement liés à la qualité de l’environnement familial. En particulier, la découverte du don de l’enfant par les parents, la compréhension de ce don et son encouragement jouent un rôle essentiel. Étant plus introverti, l’adolescent créatif a besoin d’un milieu familial stable, solide et bienveillant. Chez lui et à l’école, il est gâché et son avenir compromis par la médiocrité 3 . Sa réussite et son développement sont en rapport avec les sentiments dont il est l’objet (on pense ici à tant de parents de grands hommes, à M. Pascal, à Léopold Mozart, à Laetizia Ramolino… ) 4 .

Cependant, les chiffres (car tout cela est chiffré) montrent que l’action de la famille est encore bien plus décisive sur le quotient intellectuel. Par exemple, on constate que la plupart des mères d’adolescents supérieurement intelligents sont femmes d’intérieur « à plein temps », ce qui n’implique en aucune façon la fortune, puisque ces mères mentionnent plus souvent que la moyenne les soucis d’argent et la pauvreté parmi les conditions de vie familiale.

Getzels et Jackson pensent que, statistiquement, l’insécurité matérielle est plus répandue chez les familles supérieurement intelligentes 5.

Le laisser-aller est-il favorable à l’intelligence ? Au contraire. Les parents de ces adolescents supérieurement doués ont une attitude très nettement plus « vigilante et critique » que la moyenne. Ils sont difficiles à l’égard des amis de leurs enfants : les qualités qu’ils requièrent le plus souvent d’eux sont le « sérieux » et la « bonne éducation » ; ils sont également plus vigilants et plus critiques à l’égard des éducateurs. Tout cela, on l’avouera, paraît horriblement réactionnaire. Il faut croire que les apparences sont trompeuses, puisque les chercheurs et éducateurs américains citent avec respect leurs collègues soviétiques (c ). En Russie aussi, les enfants ont besoin d’une famille sérieuse, attentive et aimante pour être intelligents et créatifs.

Sans doute alors contestera-t-on l’intelligence et la créativité. Et il vrai que ni l’une ni l’autre ne sont l’essentiel de l’homme. Mais enfin, dans cette vallée de larmes, cela aide, il n’y a pas à dire : se feraient-ils bien entendre s’ils en manquaient ceux qui nous prêchent l’internationale des crétins ?

Aimé MICHEL

(a) France Catholique, n° 1277, 4 juin 1971, p. 7. [Voir note 1 ci-dessous].

(b) J. Getzels et P. Jackson, dans les comptes rendus de la 3e conférence de l’Université de l’Utah sur l’identification du talent créateur, University of Utah Press, p. 46-57.

(c ) Lazer Goldberg : Children and Science (Schribner’s Sons, New York, 1970).

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Les Notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 40 parue initialement dans France Catholique – N°1281 – 2 juillet 1971.

  1. Il s’agit de la chronique n° 36, Le sourd-muet, le sage et le savant, publiée ici le 8 mars 2010.
  2. Dans son livre Les surdoués (Stock, 1975), qui fut un best-seller à l’époque, Rémy Chauvin distingue trois types d’enfants : les doués (les très bons élèves au Q.I. élevé), les surdoués (les prodiges « plus ou moins inquiétants ») et les créatifs (pas toujours bons élèves). Quelques caractéristiques de l’enfant créatif sont l’esprit frondeur, le sens de l’humour, l’imagination, le désir de travailler seul (dont Chauvin note que c’est peut-être la caractéristique la plus importante de la créativité). Les relations entre Q.I. et créativité ne sont pas simples. D’après les travaux consultés par Chauvin, « il n’y a pas de créativité nette sans un Q.I. élevé, de 120 au moins ; mais au-dessus de 120, la corrélation diminue brutalement entre créativité et Q.I. » (p. 112).
  3. « D’après Torrance, le destin des enfants créatifs est bien plus sombre que celui des enfants à Q.I. élevé : il va jusqu’à dire qu’ils n’ont pas une seule chance de devenir des adultes créatifs si on ne les aide pas. En effet, le côté paradoxal, primesautier et volontiers farceur de leurs réactions irrite rapidement les éducateurs, qui auront tendance à les brimer ; or l’enfant créatif se décourage vite. » Ce découragement est beaucoup plus marqué dans les classes pauvres, ce que confirme une enquête de 1968 sur un groupe d’enfants hautement créatifs dans un ghetto noir d’Amérique. (Rémy Chauvin, op. cit., pp. 113-114).
  4. Ann Roe dans son livre déjà cité The making of a scientist (Dodd, Mead & Co., New York, 1952 ; voir chronique n° 67, La querelle des programmes, parue ici le 26 avril 2010) consacre un chapitre au milieu familial des 64 savants éminents qu’elle étudia. Elle y montre que deux facteurs influencent fortement ce statut : l’intérêt de la famille pour l’étude et le rang de naissance.

    Pour établir le premier facteur, elle classe la profession des pères en deux catégories qu’elle qualifie de « professions libérales » (scientifiques, médecins, juristes, ingénieurs, ecclésiastiques, éditeurs, enseignants, directeurs d’école, pharmaciens) ou non (commerçants, employés, agriculteurs, ouvriers). Elle constate que plus de la moitié des savants de son échantillon (53%) proviennent de la première catégorie, alors qu’elle ne représentait que 3% des emplois aux Etats-Unis lors du recensement de 1910. Cette proportion varie suivant les disciplines : 45% (biologistes), 50% (physiciens expérimentateurs), 84% (physiciens théoriciens), 50% (psychologues), 38% (anthropologues). Pourquoi en est-il ainsi ? Ann Roe considère l’hérédité de l’intelligence pour une explication insuffisante. Pour elle le facteur prépondérant a été que, dans ces familles, apprendre était une valeur appréciée pour elle-même. « Les avantages sociaux et économiques associés n’étaient pas méprisés, mais n’étaient pas le facteur important. Les intérêts de nombre de ces hommes pris un tour intellectuel à un âge très précoce. Cela n’aurait pas été possible s’ils n’avaient pas été en contact d’une façon ou d’une autre avec de tels intérêts et s’ils n’avaient pas eux de valeur pour eux. Ceci peut être vrai même dans des familles où il n’est pas tenu pour acquis que les fils feront des études supérieurs. » (p. 70 ; notons qu’il n’est pas encore question des filles à cette époque ; cette lacune sera comblée par la suite : Chauvin, op. cit., résume une étude du sociologue C.E. Schaefer sur dix jeunes filles exceptionnellement créatives parue en 1970).

    Quant au second facteur, Ann Roe remarque que 39 des 64 savants de son échantillon sont des premiers nés dont 15 sont des fils uniques, et que parmi les 25 autres, 5 sont les aînés et 5 sont nés cinq ans avant leur frère le plus âgé. C’est beaucoup plus qu’on en attendrait du seul hasard. Cette situation tend à favoriser l’indépendance ou, du moins, une plus grande liberté de choix. « On peut spéculer que ceci est plus étroitement associé à la réussite qu’au choix de la science mais on ne peut en être sûr » (p. 74). (C.E. Schaefer relève un autre point curieux : les jeunes filles de son étude provenaient en majorité de parents assez âgés, sept mères et neuf pères étant âgés de plus de trente ans au moment de leur naissance. Chauvin ajoute que « toutes les études sur le génie montrent que les individus spécialement doués proviennent de parents âgés », p. 116).

  5. La plus grande différence entre les familles dans lesquelles se développent soit les créatifs, soit les sujets à Q.I. élevé, est que « les mères des créatifs sont bien plus permissives que les autres et se polarisent moins sur les études de leurs enfants (souci constant, et parfois obsessionnel, des mères des Q.I. élevés). Ces mères de créatifs, lorsqu’on leur demande de parler d’elles-mêmes, laissent apparaître d’autres différences intéressantes, quoique difficiles à quantifier : par exemple, elles parlent beaucoup moins d’argent et de difficultés financières ; elles tendent beaucoup moins à signaler qu’elles appartiennent à la classe moyenne américaine ; si bien qu’on est tenté d’admettre qu’une plus grande insécurité règne au foyer des enfants à Q.I. élevé qu’au foyer des créatifs. De plus, comme on pouvait s’y attendre, les qualités que les mères des Q.I. élevés apprécient le plus sont la propreté, les bonnes manières, le goût pour l’étude. En revanche, les mères des créatifs mettent plutôt l’accent sur l’ouverture à la vie et le sens des valeurs. En un mot, les premières ont beaucoup moins peur du risque et de l’insécurité que les secondes. » (Chauvin, op. cit., pp. 11-112).