Optimisme chrétien et nécessité du sacrifice - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Optimisme chrétien et nécessité du sacrifice

FC 621 – 24 octobre 1958

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Loin que le christianisme ait assombri un monde que le paganisme ancien aurait connu riant et lumineux, c’est quand on rapproche l’évangile du paganisme grec et latin, tel qu’il a été en réalité, qu’on mesure la libération apportée à l’homme par la foi chrétienne. Si le paganisme finissant, comme toutes les civilisations qui déclinent, a connu des explosions de sensualité frénétique, le joie, la paix sont bien les qualités qui lui manquent le plus. La sensualité elle-même a toujours un arrière-fond sinistre : l’appétit de jouir, intensément et tout de suite, y va de pair avec le rappel obsédant de la caducité du toutes choses. Le mal, dans le monde et dans l’homme, pour les païens antiques, n’est pas un accident réparable, une captivité dont on pourrait espérer s’affranchir. Il est lié à la nature des choses. Le monde, tel qu’il est, l’homme comme nous le connaissons, ne peuvent en être libérés. Ce monde physique n’est que le produit d’une dégradation, d’une corruption de la nature divine engluée dans une matière irrémédiablement mauvaise. La restauration, la réintégration du plérôme est impensable sinon par la désintégration de la réalité actuelle. L’homme ne peut être sauvé, ou plutôt son âme seule, que par la fuite hors du monde. Son corps n’y est pas autre chose que le tombeau de son âme. Certes, on peut sans grand inconvénient livrer le corps à tous ses appétits : de toutes façons, il est voué au bourbier auquel il ne peut cesser d’appartenir. L’âme, quant à elle, ne peut vivre qu’en l’abandonnant sans regret à la pourriture qui lui est inhérente. S’il est une immortalité possible, c’est celle d’un être désincarné, quittant, oubliant ce monde, comme une prison qui ne saurait être améliorée. Si l’âme a quelque chose à faire avec les dieux ce ne peut être qu’en laissant là tous les intérêts, toutes les joies de ce monde…

Quel contraste avec la vision biblique de l’homme et de sa destinée ! Non seulement l’Ecriture Sainte proclame que tout, dans ce monde, a été fait par Dieu, a été fait pleinement bon – non seulement l’évangile promet à l’homme le salut de son corps aussi bien que de son âme, consacre son corps avec son âme à la gloire de Dieu, mais la Bible entière fait de l’homme le réalisateur des desseins de Dieu, l’associé de Dieu dans la grande œuvre de la création. L’activité, même et d’abord matérielle, de l’homme en ce monde, sa propre fécondité, non seulement Dieu bénit tout cela, mais Dieu l’enjoint à l’homme précisément comme sa tâche propre, comme l’œuvre qu’il lui a donnée à faire, pour laquelle il l’a fait, et par laquelle l’homme réalisera cette image de Dieu qui est l’idéal même de Dieu sur lui. Quand Dieu a vu que toute la création matérielle qu’il a faite est bonne, est pleinement bonne, il la parachève en créant l’homme, « Alors Dieu dit : faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux, sur le bétail et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur le sol. Dieu créa l’homme à son image. Il le créa selon l’image divine. Il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit et leur dit : Croissez, multipliez, remplissez la terre et dominez-la. Dominez les poissons de la mer, les oiseaux des cieux, et tous les animaux qui rampent sur le sol. » (Genèse, 1, 26-28). Et encore dans le second récit : « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder… »

En suite de cela, ce sera la bénédiction par excellence aux yeux d’Israël, qu’une vie créatrice, où l’homme, collaborant avec Dieu, aura fait fructifier à profusion ses champs, son blé, son vin, son huile, cependant que lui et la femme seront largement bénis dans leur union par une couronne d’enfants nombreux et robustes.

Tout cela est vrai, tout cela est d’une vérité qu’on n’a pas le droit de minimiser, qu’on ne peut oublier… Tout cela est vrai, mais il est vrai aussi que le christianisme, c’est la Croix. Saint Paul dira carrément aux Corinthiens : « Je n’ai rien voulu savoir d’autre pour vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (1 Corinthiens 2,2).

Il est pleinement conscient de ce qu’une telle parole, de prime abord, a d’inacceptable : aux yeux des gens, cela ne peut être qu’une folie ; aux yeux des Juifs, c’est un scandale. Mais, à son avis, cette folie de Dieu est bien autrement sage que toute la Sagesse des hommes – c’est la seule Sagesse digne de ce nom. L’importance prise par la Croix, la Croix de Jésus d’abord, tient à ses yeux, à ce que la croix est le mystère c’est-à-dire le secret fondamental de la Sagesse de Dieu pour le salut du monde. En dépit des apparences, tout, dans la Bible, depuis les origines, ne tendait vers rien d’autre. Et cette Croix de Jésus, sur laquelle la révélation concentre et condense toutes ses lumières, elle est en même temps la seul clef possible de l’histoire humaine, de l’histoire profane, ou qui nous semble telle, aussi bien que de l’histoire Sainte. La Croix, la Croix de Jésus, et la Croix seule, peut dénouer l’expérience humaine, celle de chaque homme pour son compte comme celle de toute la race. Et la Croix de Jésus, ne nous y trompons pas, entraîne notre propre Croix. Jésus est mort sur la Croix pour nous sauver. Mais cela ne veut nullement dire que Jésus soit mort pour nous dispenser de mourir. Cela semble vouloir dire, au contraire, qu’il est mort pour nous encourager à mourir, pour nous y aider, pour nous rendre capables de mourir efficacement. « Si nous souffrons avec lui, de l’apôtre, nous serons aussi glorifiés avec lui » (Romains 8,17). « Si nous mourrons avec lui, nous vivrons avec lui ; si nous subissons avec lui, nous régnerons avec lui » (2 Timothée 2, 15). Le baptême, tel qu’il l’explique, consiste à être comme greffés sur la mort du Christ, de manière à avoir part aussi à sa résurrection. Et l’on entend bien qu’il ne s’agit pas là d’une mystique abstraite : ce sont là certes, des réalités mystiques, mais d’un exigeant réalisme, qui doit se traduire dans tout le concret de l’existence. Quand on a trouvé le Christ, ou plutôt, quand on a été trouvé par lui, nous dit énergiquement saint Paul, tout le reste n’est que balayures et la mort même est un gain (Philippiens 1, 21). Finalement, son désir suprême, ce sera dans une expression à double sens, « n’être plus », ou « être libérés », et « être avec le Christ » (Philippiens 1, 23).

Louis BOUYER