Voici 15 ans, ce 8 mai dernier, en l’aube printanière du Jubilé de l’an 2000, une vaste glorification des témoins de la foi du XXe siècle fut célébrée au Colisée de Rome. Personne n’oubliera cette saisissante liturgie de trois heures, au rythme des Béatitudes, à la lueur des torches, les différentes Églises et communautés ecclésiales représentées alternant chants émouvants et témoignages bouleversants. Il faudrait re-proclamer pour toute l’Église aujourd’hui la vibrante homélie, très personnelle de Jean-Paul II [1].
C’est qu’il avait ressenti l’urgence de glorifier à la face du monde — avant qu’ils ne soient oubliés et pour qu’ils ne le soient jamais — les innombrables martyrs des différentes vagues de persécution qui se sont succédé, ensanglantant ce XXe siècle de fer et de sang. Audace de génie : ne pouvant attendre des procès en bonne et due forme, s’étalant sur des décennies, si ce n’est des… siècles [2] : une « canonisation » sauvage et globale.
Le pape copte-orthodoxe d’Alexandrie Tawadros, lui, une semaine seulement après le glorieux martyre en Libye de vingt et un de ses enfants le 15 février dernier, n’a pas hésité à les inscrire au martyrologe de son Église, ce qui équivaut à une canonisation — à une reconnaissance publique et liturgique de leur héroïsme. Cette rapidité nous interpelle, nous secoue, nous bouleverse.
Pourquoi donc notre Église catholique est-elle si lente à glorifier ainsi tant et tant de ses enfants aujourd’hui martyrisés ?
Entre 1915 et 2015 — du génocide arménien à celui des chrétiens au Proche-Orient — il y a eu plus de martyrs qu’au cours des dix-neuf siècles précédents cumulés [3]. Les martyrs pour la Foi se multiplient en ce début de XXIe siècle, comme jamais dans l’Histoire de l’Église, à une telle échelle : planétaire ! Les chrétiens sont aujourd’hui la catégorie de l’humanité la plus persécutée au monde (de manière violente dans quelque trente-cinq pays !). Le pape François y revient sans cesse.
Cela n’arrête pas. Non du pointillé, mais du continu. Du non-stop. Ils sont tués délibérément, explicitement, je dirais : nommément. De manière évidente et flagrante. Pour un seul crime : aimer Jésus. Pour rien d’autre. Leur seul choix : l’islam ou le cercueil, au mieux l’exil.
C’est le cas, bien sûr, des vingt et un coptes de Libye, mais déjà de ceux de Bhengazi voici deux ans [4], des trente-quatre de l’église chaldéenne à Bagdad, des quatre-vingt-un de la cathédrale d’Alexandrie, des cent-quarante-cinq étudiants au Kenya ce 8 avril [5]. Au Nigeria, les soixante-cinq tués (et cinquante-sept églises détruites) le 18 février 2006 par Boko Haram (suite aux caricatures du Prophète au Danemark). Sans parler des deux cents, puis cent quatre-vingt-cinq jeunes filles kidnappées en décembre dernier et des quarante lycéens de Buni-Yadi le 25 février 2014. Mais aussi les victimes récentes, sauvagement massacrées par Daech en Syrie, Irak, Libye, Niger, (suite aux caricatures à Paris en 2015), sans parler des chrétiens sans nombre en Iran, Afghanistan, et surtout Pakistan comme les cent-trente-deux enfants massacrés de Peshawar le 16 décembre dernier, les quatorze tués pendant la messe à Lahore ce 15 mars, les quatre-vingt-dix-neuf de l’église anglicane le 22 décembre 2013. Sans parler des cinq cents jeunes filles chrétiennes et hindoues kidnappées depuis dix-huit mois à la suite. Cela pour ne parler que des massacres collectifs, de ceux qui sont médiatiquement relayés. Mais qui parle de tous les crimes antichrétiens perpétrés dans les montagnes du Nord-Pakistan, où les déserts de Somalie et d’Érythrée, sans aucun journaliste témoin ni caméra TV ?
Et la liste n’en finit pas de s’allonger. Chaque semaine. Chaque jour. En haine de quoi ? Du christianisme en tant que tel, lequel doit à tout prix — au prix du sang ou de l’exil — être éradiqué, surtout là où il est né et s’est si magnifiquement développé, au Proche et Moyen-Orient.
Alors, je pose la question : va-t-on vraiment attendre trois siècles où même seulement cinquante ans pour les canoniser ? Ils seront déjà totalement oubliés de l’opinion publique. Cela ferait réchauffé comme un plat trop longtemps au micro-ondes. [6]
Mais en plus de ces martyrs stricto sensu, il y tous ceux qui versent leur sang pour une cause qui se rattache à l’Évangile, une valeur de l’agir chrétien. Jean-Paul II y a beaucoup insisté [7]. C’est en rouge qu’il a tenu à canoniser le Père Kolbe que Paul VI avait béatifié en blanc comme confesseur de la foi. Dans la foulée, Pape François béatifie Mgr Romero à juste titre comme martyr. Je pense aux jeunes filles martyres pour la chasteté, aux martyrs pour l’amour fraternel : les héroïques quarante jeunes de Buta, préférant mourir ensemble qu’être séparés par ethnies. Aux martyrs de l’évangélisation — les fameuses Cassie et Rachel (États-Unis) étant évangéliques ne peuvent l’être par l’Église catholique mais dans ces temps qui ouvrent ceux de la fin, il y aura sûrement des catholiques, se laissant entraîner au courage par leurs frères évangéliques [8]..
Dans tous ces cas, il suffit en soi de pouvoir prouver l’authenticité de leur martyre. C’est sur ce point très précis, mais stratégique, que doit porter l’enquête canonique. Cela suffit pour les canoniser puisqu’il ne faut pas exiger de miracle, le martyre étant le plus grand des miracles, car l’Amour à son maximum d’incandescence, face à la haine au comble de la violence.
Bien sûr, il peut être utile de faire porter l’enquête aussi sur la vie antécédente à cet Acte suprême d’Amour pour pouvoir donner toute une existence en exemple et non seulement l’ultime témoignage. Mais ce n’est nullement une condition pour leur canonisation [9], car d’une part s’ils ont eu un tel courage in extremis, on peut présumer que leur fidélité à l’Esprit Saint dans le quotidien les y préparait. De l’autre même si, au pire, ils avaient vécu une mauvaise vie, même à la limite commis des crimes, le seul baptême du sang les en rachète d’un coup, les replongeant dans leur innocence baptismale.
Mêler leur sang à Celui de l’Agneau ne suffit-il donc pas pour leur ouvrir le Royaume et les plonger en Sa Gloire à Lui ? Tel le gangster crucifié canonisé publiquement par Dieu en personne illico subito. Les Portes du Paradis lui sont donc non entrouvertes, mais largement, triomphalement ouvertes.
Aujourd’hui, la brûlante urgence est : soutenir, réconforter, rendre force, courage et confiance à ceux qui risquent d’être écrasés dans le terrible combat quotidien.
Béatifier des martyrs des violentes persécutions actuelles, serait pour eux un tel réconfort — le plus fort qu’on pourrait leur donner, bien au-delà de toutes les belles paroles d’encouragement et de beaux gestes de sympathie et de solidarité.
Imaginez le formidable impact au Pakistan de la canonisation rapide du ministre Shabbaz Bahti [10], du jeune Akash Bashir donnant sa vie pour sauver ses deux mille frères de l’église Saint-John à Lahore. En Irak de Mgr Raho et du Père Ragheed, et ceux de Bagdad (nous avons tous leurs noms), en Turquie d’Andrea Santoro [11] et de Mgr Padovese, en Égypte des martyrs d’Alexandrie, en Algérie des moines de Tibhirine et de Mgr Claverie, au Nigeria de ceux de Maiduguru. En Arabie saoudite, de Fatima Almouteiry. En Éthiopie de Mansour Mohamed (25 ans), décapité à Baidoa en 2004 [12].
Mais il y a tous ceux qui luttent héroïquement pour rester purs et chastes dans une génération « mauvaise et perverse ». Le combat est draconien car dragon-ien. Les jeunes n’en peuvent plus ! Imaginez la bombe que serait dans la société occidentale obsédée de sexe (SOS !) jusqu’à la névrose collective, la glorification en France d’une Anne-Lorraine Schmitt (politiquement incorrect !), au Liban d’une Myriam Ashkar, en Italie, d’une Santa Scorese, au Rwanda d’une Pacifica Myguhashire [13].
Imaginez ce que signifierait pour tous les parents crucifiés par le kidnapping, le viol, la torture, et finalement l’assassinat de leur enfant, la canonisation de la petite Jeanne-Marie Thérèse Kegelin, au nom de ces milliers d’enfants victimes du trafic mortel de chair fraîche.
Dans une Afrique déchirée par les rivalités ethniques, quelle révolution entraînerait la canonisation des quarante jeunes martyrs de Buta ? Au Rwanda, de Félicitas et Dorothée déjà proclamées héroïnes nationales.
Et cela dès cette année 2015, au plus tard 2016. Leur canonisation rapide — je ne dis pas expéditive — rendrait l’Église vraiment prophétique. Vu l’urgence, le Pape ne pourrait-il procéder par décret ou motu proprio, comme il l’a fait déjà plusieurs fois pour des bienheureux du passé ?
Autre question : Rome ne pourrait-elle pas décréter une reconnaissance mutuelle des martyrs de nos différentes Églises-sœurs, au moins celles qui procèdent à des canonisations : les différents patriarcats des anciennes Églises orientales ou ceux de l’orthodoxie ? Et un peu les Anglicans. Ce serait un acte œcuménique d’immense portée.
Dès 1995, dans Orientale Lumen, Jean-Paul II avait eu l’audace de proposer des canonisations communes orthodoxes-catholiques pour les martyrs contemporains [14]. Leur sang n’est tout de même pas coloré par les catégories ecclésiales !
Je veux élargir la question, au-delà des martyrs proprement dits. Aujourd’hui, l’Esprit Saint suscite une vraie nappe phréatique de sainteté qui se met à ruisseler de partout.
La cause ? Justement les torrents de sang de martyrs qui arrosent notre planète depuis juste 100 ans. Ce XXIe siècle sera, est déjà, le siècle où surgiront plus de saints que pendant les siècles précédents. Tant il est vrai qu’une goutte de sang versé par pure fidélité à Jésus, engendre dans le monde un témoin du Christ jusqu’à la sainteté.
Le raisonnement, en bonne logique cartésienne, est imparable, non ?
De toute manière, il est impossible de canoniser tous les saints que l’Esprit Saint ne cesse d’engendrer. Le Pape y serait occupé 24 h/24. Même pas possible de béatifier les quelque six mille cas en attente à Rome. Des priorités s’imposent. Il faut en sélectionner quelques « ambassadeurs » au nom des autres, dont la cause est particulièrement symbolique et percutante pour aujourd’hui.
Et comme « les temps se font courts » et que tout se précipite à une allure vertigineuse, il faut parer à ce qui est le plus nécessaire, urgent, pour l’Église en ce moment.
Il y a déjà eu une multitude de saints fondateurs et fondatrices — beaucoup sont en attente [15]. Je ne doute pas un instant de leur sainteté. Mais est-ce leur exemple, aussi admirable soit-il, qui va entraîner, stimuler, rendre courage à un jeune, un adulte laïc de nos années 2015-2020 ? Ils datent d’il y a un, deux, trois siècles Ils n’ont rien connu — Dieu merci — de nos combats eschatologiques actuels. (Ils en ont connu d’autres !... à la Révolution française par exemple… où déjà des fleuves de sang chrétien, surtout des prêtres et religieux, rougissaient le pays.)
Cela donne l’impression aux jeunes que l’Église se braque sur le passé, ne sachant pas qu’en fait, les saints ont basculé de notre passé chronologique à notre à-venir, aussi chronologique, puisque nous allons les retrouver au Ciel.
La priorité n’est-elle pas :
aux saints couples, pour réconforter tant de couples héroïquement fidèles. Je pense à Cyprien et Daphrosa du Rwanda ;
aux saints parents. Et pourquoi pas des saintes familles, pour stimuler tant de parents découragés, sauver tant de familles en ce temps où tout se ligue pour les dynamiter ;
aux saints enfants [16], pour prouver au monde que l’Esprit se rit de l’âge et qu’un enfant de 6 à 12 ans peut être un chef-d’œuvre accompli. Quel impact aurait pour tant d’enfants la béatification — parmi tant d’autres — de la petite Audrey Stevenson [17], de Darwin, enfant des rues aux Philippines, d’Anne-Gabrielle de Toulon, d’Ambroise Ficheux à Évry ;
aux saints jeunes. Il y en a bien plus qu’on ne le pense [18].Quelle joie pour tous les lépreux du monde et tous ceux qui s’y dévouent sans compter que la béatification du jeune Robert Naoussi de la Dibamba (Cameroun) ;
aux saints adultes laïcs dont l’aura est déjà mondialement rayonnante… Imaginez l’impact formidable qu’aurait dans le monde politique la canonisation du roi Baudouin, de Robert Schuman, d’Edmond Michelet. Et dans le monde scientifique et médical de Jérôme Lejeune. Quel encouragement pour tous ceux qui luttent courageusement pour la défense de la vie.
Et avec ce dernier, ce serait fabuleux de béatifier une de ses « petites préférées entre tous », un de ces petits trésors de Dieu que sont ces enfants portant un handicap du corps et de l’esprit, telle la petite Claire-Émérentienne Fichefeux, de Toulon [19].
Imaginez ce que cela signifierait pour tous ces enfants et pour leurs admirables parents : savoir que même dans ces conditions on peut devenir un(e) saint(e) ! Là aussi, geste hyper-prophétique de l’Église !
Mais encore une fois, de grâce n’attendons pas cinquante, cent, deux cents ans ! Même pas dix ou vingt ans. Béatifions-les au cours de leur propre génération — ou au plus tard la suivante — pendant que beaucoup les ont encore connus — comme il en fut pour Jean-Paul II. à sa béatification, c’était toute la génération JPII, celle des JMJ qui a eu le bonheur de l’acclamer [20].
Je sais bien que, comme me l’écrivait le cardinal Felici, alors préfet de la Causa sanctorum : « Canoniser un serviteur de Dieu coûte de la patience, de longues études et beaucoup d’argent. Les jeunes n’ont habituellement ni l’un ni l’autre. Mais faut-il nécessairement cette reconnaissance officielle de l’Église pour que leurs vertus rayonnent et que leur intercession au ciel soit bienfaisante auprès des jeunes d’aujourd’hui ? Il suffit de les connaître, pour les aimer, pour les imiter, pour les invoquer ! Votre ouvrage, si attrayant, contribue à les faire connaître. Le reste suivra naturellement comme une semence qui germe et croît spontanément. »
Bien sûr, mais comment faire connaître au monde entier, et éventuellement immortaliser par la liturgie, ces exemples tellement stimulants, entraînants, parfois bouleversants, sinon par une glorification à la face du monde (21) [21]
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