Nature et liberté - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Nature et liberté

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Introduction

Les polémiques actuelles, en particulier à propos du mariage pour tous, ont remis au premier plan la question difficile de la nature humaine : est-elle une programmation à la quelle on doit se soumettre ? mais alors où cette liberté dont nous sommes si fiers et qui nous rends responsables de nos actes. Notre parcours depuis l’Écriture jusqu’à certains auteurs contemporains, va essayer de jalonner l’évolution de cette problématique.

– I – Données bibliques

* L’Ancien Testament
Les poèmes de la création nous donnent des approches complémentaires de ce qu’est l’homme dans le monde.
Genèse 1 nous offre une sorte d’étagement des réalités créées, chacune avec leur degré d’être et leur spécificité : «selon son espèce. » L’être humain y apparaît au sommet mais avec deux caractéristiques : aspect direct de sa création, car la strophe qui en parle interromps volontairement le rythme du poème, pour montrer qu’il s’agit d’une action particulière du Créateur : de plus, la mention «homme et femme » qui n’apparaît pas dans les autres niveaux, en montre la place à part. Il s’y ajoute une relation directe avec le créateur.
Genèse 2-3, même si, comme on l’a noté dans la communication précédente, la présentation de l’action créatrice est plus frustre, souligne l’aspect personnel de la création de l’homme. D’abord parce que celui-ci est créé d’abord seul, la recherche de «l’aide qui lui corresponde » parmi le monde des autres créatures s’averrant insatisfaisante, d’où la création de la femme, pour entrer dans un monde de dialogue adapté, de rencontre satisfaisante. La suite qui parle du péché met en jeu la liberté qui en est à l’origine.
À très gros traits, on pourrait dire que Genèse 1 est du côté de la nature, non pas au sens des montagnes, des fleuves et des fruits, mais au sens d’une sorte de direction impulsée par la création, alors que Genèse 2-3 serait plus orientée vers la liberté et ses terribles conséquences.

Petit excursus sur le monogénisme. Les découvertes anthropologiques sur les origines de l’homme, dans le cadre de l’évolution, ont souligné d’une part, l’aspect social de l’hominisation, le langage et la vie sociale comme spécificité de l’existence humaine, d’autre part la possibilité que ce passage à l’expérience humaine ait pu se produire à plusieurs endroits et à plusieurs occasions. C’est ce qu’on a nommé le polygénisme. L’Église s’y est toujours opposée, en s’appuyant sur l’unicité du genre humain soulignée par les textes de la Genèse et du reste de la Bible. Le dessein de Dieu voulant, à la suite du péché des origines et à travers les différentes alliances, reconstituer l’unité du genre humain brisée par ce péché. La pensée scientifique est moins axée actuellement sur le polygénisme. Elle constate en effet que ce saut «improbable » n’a pu se produire à répétition. Le monogénisme reste le garant de l’unité de l’espèce humaine, de sa solidarité dans le mal, le péché des origines est transmissible, comme dans le bien, ce qui est indispensable pour accepter la communication du bienfait rédempteur de la mort du Christ.

Cette réflexion sur l’unité du genre humain et la place de la liberté dans l’expérience humaine va trouver de nombreux échos dans le reste de la Bible. D’abord par la multiplicité des généalogies qui jalonnent la Bible, et ceci dès le livre de la Genèse, au chapitre 10, mais aussi en Juges 10,1 et surtout dans les 9 premiers chapitres des Nombres, jusqu’à l’Évangile. Elles montrent le souci de rattacher chacun à son passé et à sa source unique en Adam. C’est ce qui fait la différence avec les généalogies des rois grecs qui cherchaient une origine divine. Il y a aussi les références à l’origine unique soulignée par la prière de Tobie et Sarra avant leur union (Tobie 8,5-7).
En particulier, le peuple de l’Alliance ne bénéficie d’aucune «centralité », il est nommé en Genèse 10,21 sous la forme discrète des «fils d’Eber » (hébreu ?).
La liberté, mise à mal par le péché des origines, trouve un écho immédiat dans la dialogue de Caïn avec Dieu :
Le Seigneur dit à Caïn : « Pourquoi es-tu irrité, pourquoi ce visage abattu ? Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas ton visage ? Mais si tu n’agis pas bien…., le péché est accroupi à ta porte. Il est à l’affût, mais tu dois le dominer » (4,6).

Le courant de Sagesse va être porteur de réflexions qui ne sont pas propres à l’Alliance. Par exemple, Les paroles de Lemuel, en Proverbes 31,1-9, proviennent manifestement d’une source extérieure, de même la longue réflexion du livre de Job est située à dessein dans un pays étranger, le pays de Ouç, pour souligner le fonds commun des réflexions humaines sur le destin de l’homme. Mais tous les textes s’entendent pour souligner le contraste entre la faiblesse de l’homme, Pascal dira, un roseau le plus faible de la nature, et son extraordinaire beauté dans la conquête de cette nature, dans l’œuvre de ses mains, même si n’en sommes pas aux prouesses techniques de notre époque, dans la vie familiale, avec ses joies et ses revers. C’est donc l’ensemble des réflexions de l’homme sur lui-même qui est accueilli dans la Révélation. On peut facilement y détecter des emprunts au stoïcisme qui avait largement exploité ce filon.

* Le Nouveau Testament
Il est frappant d’entendre Jésus insister sur la responsabilité individuelle, dans la ligne d’Ézéchiel 18, depuis les invitations au bonheur et au détachement de la prédication galiléenne, jusqu’à la rétribution des justes en Matthieu 25. Il ne nie pas la place de la vie sociale, la fondation de l’Église comme lieu de rencontre avec lui en est la preuve, mais il accentue la dimension personnelle, on pourrait presque dire individuelle.

Saint Paul nous apporte trois contribution très contrastées. En Romains 3,26, il parle des rapports contre nature, pour fustiger le péché qui s’est répandu quand les hommes se sont détournés de la connaissance du vrai Dieu. Sans en faire un fondement philosophique, il laisse entendre qu’il y a une réalité englobante, et relativement directrice, de la condition humaine. Ailleurs, il aborde le problème de la liberté sous deux aspects : la liberté que le Christ nous apporte relativement aux exigences rituelles de la Loi, contre ceux qui voulaient maintenir l’exigence de la circoncision et de la pureté des aliments. Mais surtout, il présente la liberté comme un don du Christ rédempteur. Celui-ci nous rend capable de vaincre cette propension au mal qui nous détériore si bien. C’est l’analyse du cœur partagé en Romains 7, qui trouve sa solution dans le don de l’Esprit du Christ pour nous faire adhérer au bien (chapitre 8).
Par ailleurs, Paul n’hésite pas à puiser dans le vocabulaire stoïciens sur les vertus, fruits de la volonté ancrée dans le Christ (Philippiens 4.8).

– II – Jalons dans la Tradition

Les écrits qu’on regroupe artificiellement sous le nom de Père Apostoliques utilisent fréquemment l’image des deux voies pour orienter l’action du chrétien. Inspiré du renouvellement de la Loi, à Sichem, lorsque Josué fit faire au peuple le choix de suivre le Dieu de l’Alliance par opposition aux autres dieux (Josué 24 ,21-24), et aussi de l’appel du Christ à choisir la porte étroite (Matthieu 7,13), cette catéchèse vise à susciter la conduite conforme aux intentions de Dieu. La page la plus célèbre est le début de L’enseignement des Douze Apôtres, nommé couramment La Didachè.
§ 1 Il y a deux chemins, deux voies : l’un de la vie, l’autre de la mort ; mais il est entre ces deux chemins une grande différence. Voici le chemin de la vie. Suit alors l’énumération des moyens à prendre : aimer Dieu et le prochain, observer les paroles du Christ.… Tel est le chemin de la vie.
§ 5 Voici maintenant le chemin de la mort. Suit alors la longue liste des péchés à éviter.

Origène, au 3° siècle, a été confronté à des penseurs, les valentiniens, qui dévalorisaient le libre arbitre, aussi, il s’en fait le champion. Il valorise la responsabilité personnelle et refuse la prédestination. Cela le conduit à mettre en avant la liberté humaine, d’en faire presque une définition de l’homme. C’est à cette perspective qu’il faut rattacher le reproche qu’on a fait à Origène de voir dans l’homme un ange déchu (variante de la préexistence des âmes qui lu valut d’être mis à l’écart alors qu’il est un théologien et surtout un exégète hors pair). Mais cette réflexion sur les péchés des anges l’aide à expliquer les différentes conditions des hommes.
Il aura en commun avec le grand théologien du 4° siècle, Grégoire de Nysse, la vision d’un progrès dans la conduite et la vie spirituelle. Pour l’un comme pour l’autre et aussi pour beaucoup d’auteurs de cette période patristique, ceci est lié à leur conception de la nature. Celle-ci n’est pas un carcan fixiste, mais, en référence à l’étymologie, un dynamisme, une croissance. En effet, autant en grec (Phusis, vient de phuo, grandir) qu’en latin (Natura se rattache au verbe nasci, naître) l’aspect de développement, de croissance est présent.
Maxime le confesseur va faire progresser la réflexion sur la liberté par une analyse très poussée de la liberté du Christ, spécialement au moment de l’agonie. En insistant fortement sur la volonté humaine du Christ, qui s’accorde avec la volonté du Père pour accepter le salut du monde par la Croix, il va souligner que l’appel que Dieu nous adresse présuppose cette capacité de répondre, plus que de choisir. Ce que nous sommes, comme créatures, est appelé à vivre dans un accord avec Dieu, comme le Christ qui dans sa nature humaine a répondu pleinement à ce qu’il est en profondeur. Nous avons nous aussi à vivre cette filiation. Par là, Maxime réalise une synthèse inouïe entre la nature, ce qu’il nomme le logos, commune à tous les hommes, y compris au Christ pas son incarnation, et l’aspect particulier, personnel, à chacun de nous, qu’il nomme le tropos.
La liberté du Christ apparaît alors comme celle d’une humanité délivrée de l’hésitation, du repli sur soi, retrouvant sa dignité et son dynamisme par l’expérience de cette filiation.

Saint Thomas d’Aquin, à cause de son choix aristotélicien, va mettre en avant la nature. Dans son analyse du comportement humain, il va faire grand usage des vertus, comme structures de l’agir humain. Sa réflexion sur la liberté humaine se trouve dans l’étude du péché originel. On ne peut étudier l’homme en oubliant qu’actuellement il est dans un état de blessure due à ce péché et que cette blessure atteint principalement la liberté. Celle-ci est aidée par la grâce.

Un grand ébranlement de la notion de nature va être du au nominalisme. Ceci aura des retentissement jusqu’au 20° siècle. Pour cette école, on nomme nature ce qui n’est qu’une série de ressemblances, comme dans une famille, mais le fonds commun n’apparaît pas immuable. On en arrivera à dire que le propre de l’home est cette autodétermination.

L’époque moderne va conserver ces deux pôles de nature et de liberté. Certains valorisent ce fonds commun pour mieux cerner le propre de l’homme. D’autres mettent en avant l’individu dans sa singularité, et donc dans sa liberté. Les querelles actuelles à propos du mariage et de l’homosexualité montrent la difficulté de concilier nature et liberté.

La théorie du genre (gender, en américain) veut porter un coup décisif à la notion de nature comme sorte de rail obligatoire pour le comportement. Nous y reviendrons dans la communication sur homme et femme.

– III – Réflexions théologiques

* Comment articuler les deux notions de nature et de liberté ? Dans un premier temps, beaucoup les opposent. La nature serait ce qui contraint, ce qui se passe obligatoirement, ou dans le cas humain, ce qui est dicté par notre constitution. Ceci reste vrai au plan biologique : sauf dans certaines BD, je ne peux m’arrêter de respirer ! Mais justement le propre de l’homme n’est-il pas de se situer sur un autre plan. Son agir, en bien des cas, ne ressort pas d’une obligation physique, mais de la considération d’un bien à atteindre ou d’une action à entreprendre ; la loi, le profit, la bienséance, l’amour du prochain…. viennent prendre le relais, et c’est là que se niche la liberté.
Certains philosophes vont jusqu’à dire que de renfermer l’homme dans une nature nous fait perdre à ce qui est caractéristique de l’homme, à savoir échapper, en quelque sort par le haut, aux différents déterminismes. Heidegger va jusqu’à dire que si on valorise le terme de nature, on va, en quelque sorte, « phagocyter » le propre de l’homme et sa liberté.
Il faut donc envisager les deux termes de nature et de liberté, non comme des opposés, mais comme des termes corrélatifs. De même que l’homme n’a pu partir à la conquête des airs qu’en étudiant et en assumant la réalité de la pesanteur, de même l’homme doit assumer ce qu’il est, aussi bien corporellement qu’affectivement, socialement et intellectuellement pour réaliser un projet personnel. Sa nature devient l’outil de son projet personnel.

* Quand au mot de liberté, il a lui même beaucoup de sens. Sans s’arrêter au caprice d’adolescent qui découvre sa possibilité d’agir à sa guise, nous la réduisons souvent à une oscillation entre le bien et le mal, comme s’ils étaient équivalents.
Une première approche peut être dans ce que P. L. Sentis nomme la liberté de qualité. «pouvoir de prendre des initiatives pour le bien ». Avantage : ne pas mettre le bien et le mal sur le même plan ; inconvénient : tout acte de liberté n’est-il pas en vue d’un certain bien, et on a bien souvent dit que le péché est justement de vouloir un bien partiel ou désordonné. Il faut ajouter que cette définition ne prend pas en compte le caractère interpersonnel de nos décisions. Le fait de rejoindre un autre par un acte libre n’apparaît pas dans ce cadre. La réflexion sur la liberté du Christ va dans ce sens. Il y a ce fameux : « Il fallait que s’accomplissent les Écritures .» Nous y voyons souvent une sorte de fatalisme, ou de destin écrit d’avance, alors qu’il s’agit de faire coïncider sa décision personnelle avec celle du Père, inscrite dans les Écritures. Ceci permet de dire que c’est à l’intérieur d’un oui à un autre, par exemple dans l’amour humain, et, au sommet, à l’Autre divin, que nous sommes vraiment libres.
Autre approche, notre liberté «d’oscillation » entre le bien et le mal n’est telle qu’à cause du péché. À l’adhésion au vouloir divin, l’homme pécheur substitue une indépendance mortifère. Il perd le sens premier de la liberté qui est de consentir à son être de créature, en acceptant d’être guidé par celui qui sait ce qui est bon pour nous. Au lieu d’accepter cette proposition, l’homme pécheur se réfugie dans un isolement farouche, ne se laissant dicter sa conduite par personne. La Loi, par exemple celle du Sinaï, est un premier essai de briser cet isolement, en offrant une voie à suivre. Mais, c’était un peu faussé puisque suivre l’autre voie menait à la perdition. C’est la faiblesse de la doctrine des deux voies, souvent présente dans les catéchèses primitives. La rédemption qui nous libère, et saint Paul est abondant sur ce sujet, est la possibilité que le Christ nous communique par sa passion, par son exemple d’obéissance et par sa grâce, de retrouver cette spontanéité dans l’attachement à la source de tout bien.

Conclusion

C’est donc dans la découverte du dessein bienveillant de Dieu, y compris les exigences nécessitées par les distorsions consécutives au péché, que la liberté retrouve son vrai chemin. Vouloir librement c’est donc consentir, se situer dans une perspective interpersonnelle et retrouver ainsi notre vraie nature