Le Christ et la politique - France Catholique

Le Christ et la politique

Le Christ et la politique

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A notre époque, les catholiques, souvent, ne conçoivent pas d’autre avenir, pour leur catholicisme, qu’un engagement aussi formel que possible dans la politique. Il peut être bon, alors, de se demander quels ont été l’attitude et l’enseignement du Christ à cet égard. Nous ne manquons pas de travaux exégétiques dont les conclusions, sur le sujet, font l’accord de tous les travaux protestants.

Mais serait-ce donc être infidèle au vrai catholicisme que de désirer qu’il soit d’abord un christianisme authentique, c’est-à-dire un christianisme fidèle à l’exemple comme à la doctrine de Jésus ? Il faut avouer qu’on est parfois tenté de le croire, d’après la façon dont les catholiques évitent soigneusement de se demander ce que Jésus aurait fait ou dit à leur place, ou bien font la demande et la réponse en proposant comme la seule interprétation acceptable de l’Evangile ce qui, pour tous les autres qu’eux-mêmes, en est une évidente caricature.

Personne, en revanche, ne s’est penché avec plus d’attention sur l’histoire des idées politiques, et plus spécialement sociales, dans le christianisme, que le grand historien et théologien allemand du début de ce siècle, Ernest Troeltsch. Quand parut son livre capital, un catholique aussi peu rétrograde que Friedrich von Hügel en signala aussitôt l’importance.

Pourquoi Judas a trahi

Or, Troeltsch faisait déjà observer que la grande difficulté, jamais entièrement surmontée par les innombrables systèmes politico-sociaux élaborés par les chrétiens à travers les âges, c’est que Jésus, d’après les Evangiles, paraît ne pas s’être intéressé à la politique. Il faut même dire qu’il s’en est délibérément désintéressé, et, sans avoir jamais interdit à ses disciples de s’y intéresser eux-mêmes, il s’est assurément employé à réfréner, à relativiser cet intérêt chez eux. C’est même très précisément pour avoir persévéré jusqu’au bout dans cette attitude, si déconcertante, que Jésus a été finalement abandonné par les foules, y compris, un moment, le noyau de ses plus fidèles disciples.

C’est là, surtout, que paraît avoir été la cause de la trahison de Judas : désespérant de rallier le Maître à son idéal de révolution pieuse, il devait l’abandonner, se retourner contre lui, et s’allier au parti adverse pour supprimer celui qui lui paraissait maintenant ruiner les espoirs qu’il avait d’abord fait naître.

Plus près de nous, un autre théologien protestant : un Français celui-là, dont la sérénité a fait un des meilleurs artisans d’un œcuménisme positif, le professeur Oscar Cullmann, a repris la question. On lira ses deux livres, l’un sur le problème Dieu et César, l’autre, plus directement, sur le problème Jésus et la révolution.

Les apôtres et leurs tendances

Un premier point qui en ressort est la frappante analogie entre la situation dans le judaïsme contemporain de Jésus, concernant la politique, et celle que nous trouvons aujourd’hui chez les catholiques de France. Parmi les juifs les uns, comme les hérodiens, étaient partisans du pouvoir établi, parce qu’ils y trouvaient un intérêt de classe. D’autres adoptaient la même position, comme les sadducéens, parce qu’ils croyaient plus ou moins sincèrement que le bien de la religion y été lié. D’autres, comme les pharisiens, considéraient qu’on ne pouvait que se salir les mains en faisant de la politique, quelle qu’elle fût, et tâchaient de s’en abstenir, de se réfugier, comme on dirait aujourd’hui, dans le « pur spirituel ». D’autres, enfin, et c’était le cas des zélotes, pensaient qu’une révolution violente était nécessaire, tant pour la libération du peuple juif que pour l’instauration du règne de Dieu sur la terre.

La masse du peuple, cependant, tout en craignant de s’engager dans une telle affaire, qui lui paraissait trop risquée, espérait du Messie attendu qu’il résolût à sa place, mais à la pointe de l’épée, ses propres problèmes.

La situation étant telle, le premier fait qu’il nous faut bien observer, c’est que, parmi ses disciples, Jésus accepte, sur un pied de complète égalité, des hommes de tous ces milieux, de toutes ces classes, de tous ces partis. Saint Pierre est le type du « bon populo » qui ne serait pas fâché que les zélotes ou le Messie fassent un coup réussi, mais qui aimerait mieux ne pas s’en mêler, crainte d’avoir à payer les pots cassés. Jacques, le frère du Seigneur, est un pharisien parfait. Saint Jean, dans son Evangile, se donne lui-même comme appartenant à l’entourage du grand prêtre. Judas enfin, et d’autres avec lui jusque dans le groupe des apôtres étaient des zélotes. Dans ce petit monde, chacun cherchait pour sa part à tirer le Maître de son côté.

L’intervention de la mère de Jacques et de Jean est bien caractéristique, comme aussi la verte réprimande que Pierre devait s’attirer pour avoir voulu engager Jésus dans ce qui lui paraissait, évidemment, les « bonnes idées ». Sur Judas et son groupe, nous avons dit déjà l’essentiel.

Mais ce que M. Cullmann a particulièrement mis en évidence, c’est la sympathie spéciale, à l’origine, de ce groupe des zélotes pour Jésus, sympathie qui, un moment, a pu leur paraître réciproque. Le drame est venu, toutefois, de l’équivoque ainsi créée. Quand la réalité dut crever les yeux des plus entêtés, ce fut la catastrophe.

En effet, la prédication par le Christ, dans la ligne des prophètes, d’une justice des plus exigeantes – l’amour des pauvres, des petits ; l’attente imminente d’un règne divin où les puissants seraient abaissés et les humbles exaltés, – tout cela, pour les zélotes, paraissait une expression inespérée de leur programme. D’où la déception terrible et un choc en retour si violent que celui de Judas, quand Jésus, mis au pied du mur, refuse de les suivre, et plus encore de prendre leur tête.

Jésus n’est pas César

Même déception chez le peuple, qui avait cru trouver le Roi-Messie qui résoudrait à sa place tous les problèmes, quand celui-ci paraît se dérober.
En un mot, si les sadducéens, les premiers, avec les hérodiens, ont voulu la mort de Jésus, elle n’est devenue possible, et finalement inévitable, que parce que Jésus avait dit des paroles comme : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu… » « Mon royaume n’est pas de ce monde… » Et peut-être par dessus tout : « Qui m’a établi pour juger entre vous de vos partages ? »

Est-ce à dire que Jésus, parce qu’il a fait comme par ce qu’il a dit, ne nous enseigne rien qui touche, par quelque biais, à notre comportement politique ? Peut-être pas. Mais il s’est refusé, de la façon la plus catégorique, à consacrer lui-même, comme tant de gens parmi nous voudraient, aujourd’hui encore, que l’Eglise le fît, quelque politique partisane que ce soit, et même ce qui semblerait ou pourrait sembler n’être qu’une application à la politique de son propre enseignement sur le règne de Dieu.

Louis BOUYER