La rencontre des religions - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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La rencontre des religions

FC 1317 – 10 mars 1972

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Le titre de cet article est celui d’un livre admirable publié par Jacques-Albert Cuttat, il y a quelques années, sur le problème si passionnant que posent les grandes religions de l’humanité, spécialement à des chrétiens. Quelle est la part de lumière sur la vérité essentielle que chacune d’elles peut détenir ? Comment les envisager, les aborder du point de vue chrétien ?

Le P. Duprey le rappelait ici même il y a quelques semaines : le discrédit dans lequel est tombé le mot d’œcuménisme tient à l’extension sans limites qu’on a prétendu lui donner. Par là, on a confondu le problème que les chrétiens divisés se posent les uns aux autres et le problème, tout différent, de la confrontation de la foi en la Parole divine faite chair, le Christ, avec toutes les formes humaines de croyance, et même d’incroyance. La générosité apparente, trop souvent toute verbale, des confusionnismes de ce genre ne doit pas nous abuser : prétendant résoudre à la fois tous les problèmes, ils ne font que les brouiller et les rendre un peu plus, voire beaucoup, plus difficiles à résoudre.

« Distinguer pour unir »

Au contraire, les travaux de Jacques-Albert Cuttat sont de ceux qui ont contribué, unissant la lucidité à la sympathie, à éclairer les voies possibles aux rapprochements avec ceux-là mêmes qui ne partagent pas notre foi, avant tout par son soin à distinguer ce qui ne saurait être confondu. C’est le cas où jamais de reprendre la formule chère à Maritain : « Distinguer pour unir. » Nous voudrions aujourd’hui attirer l’attention sur les travaux d’un autre chercheur, en qui également la générosité vraie va de pair avec le souci scrupuleux… de la vérité précisément ! C’est le grand historien des religions, et spécialement des mystiques comparées, R.C. Zaehner, qui occupe la chaire fondée par Spalding à l’Université d’Oxford, où il a succédé à celui qui devait devenir le premier des chefs d’Etat de l’Inde libre.

Philologue avant tout, mais de ces rares philologues qui s’intéressent au contenu des textes qu’ils étudient, Zaehner s’est acquis la célébrité parmi les savants par des travaux qui ont renouvelé notre connaissance des origines du mazdéisme : l’interprétation du message de ce prophète isolé, d’une grandeur si singulière, que fut Zoroastre.

Mais il s’est signalé à l’attention d’un public plus étendu par un petit livre, Mysticism sacred and profane, qui mettait en évidence l’erreur fondamentale propagée par Aldous Huxley : toutes les expériences mystiques, d’après celui-ci, reviendraient au même, quelles que soient les croyances dont elles peuvent ou non s’accompagner, et le simple usage de drogues, comme la mescaline, suffirait à les déclencher. Les analyses de Zaehner ont montré, d’une façon qu’on peut dire définitive, comment une telle contrevérité ne peut être soutenue qu’en lisant les textes de travers et en interprétant les expériences ou les documents, de façon à y laisser de côté l’essentiel. Ce livre capital est en cours de traduction, et il faut espérer, dans le confusionnisme où nous sommes, qu’il sera bientôt à la disposition des lecteurs français.

Un autre ouvrage de Zaehner, plus populaire, l’est déjà, où il s’efforce de situer les unes par rapport aux autres les grandes religions de l’Inde, le mazdéisme, le judaïsme et le christianisme, enfin l’islam.

Ce sont les thèmes de ces deux derniers ouvrages, cependant, qu’il vient de reprendre et de développer, avec une richesse, et toujours une clarté non moins impressionnantes l’une que l’autre, dans ses Giffard Lectures récemment parues en un volume, sous le titre (emprunté à saint François de Sales) : Concordant Discord.

Il est difficile de dire à quel point ce livre, cependant d’une science extraordinaire, même pour les spécialistes, est susceptible de conquérir et de retenir jusqu’au bout l’attention enthousiaste des profanes.

L’humanité profonde qu’on sent chez son auteur, la simplicité avec laquelle il sait exprimer dans la langue de tout le monde le fruit des recherches les plus exigeantes sont le secret de cette réussite.

Souhaitant qu’un tel livre soit bientôt, lui aussi, accessible au public de langue française, je voudrais me borner, aujourd’hui, à en tirer quelques enseignements de base.


La découverte de l’amour infini

Zaehner met ici au point une distinction qu’il avait commencé d’établir dans son livre sur la mystique. Loin que toutes les expériences mystiques reviennent au même, on doit en distinguer soigneusement divers types de soi irréductibles, encore que, dans la tradition indienne en particulier, on puisse les trouver entremêlés, voire associés chez le même individu.
Il y a d’abord ce qu’on peut appeler une mystique cosmique, où les limites spatiales semblent s’effacer, et où l’on éprouve une impression de fusion moniste avec l’ensemble universel. En complète opposition avec cette expérience, il y a ce qu’on pourrait appeler une mystique de l’en-soi, du sujet se retirant en lui-même et s’éprouvant dans son unicité perçue jusque dans ses dernières profondeurs.

A mi-chemin peut-être de la première et de la seconde expérience, il faudrait placer celle où ce sont non point les barrières de l’espace qui semblent s’anéantir, mais celles du temps (comme dans l’expérience du « temps retrouvé » de Marcel Proust). La première comme la seconde peuvent d’ailleurs se transcender dans une expérience qu’on pourrait dire de la pure immanence divine, en nous comme en toutes choses, où la personnalité de Dieu, comme celle du sujet, semblent se dissoudre. Cependant, dépassant toutes ces expériences, et radicalement autre, est l’expérience de Dieu, tout juste reconnu comme « l’Autre » par excellence, mais dont l’altérité ne s’éprouve que dans la découverte de l’amour infini dont il nous enveloppe et veut nous pénétrer. C’est là l’expérience proprement chrétienne, et l’on ne voit guère que l’exception de la bakhti, prêchée par la Baghavad Gita dans l’Inde qui s’en rapproche vraiment. Encore, dans ce cas, l’influence d’une prédication chrétienne (celle des missionnaires nestoriens) n’est-elle pas à exclure.

A côté de ces recherches diverses, puis de cette découverte de l’Autre divin venant à notre rencontre, quelle figure peuvent faire les expériences de la drogue ? Dans les cas les plus favorables, elles peuvent donner, au début, une esquisse de la mystique cosmique, pour autant que s’y défont les barrières de la personnalité. Mais elles n’aboutissent bientôt qu’à une dissolution de soi où, comme le souligne Zaehner, l’être se livre en proie aux pires possessions, au sens le plus strict du mot : les possessions diaboliques.

Louis BOUYER