La faute aux autres (Le sentiment d'impuissance traduit le refus d'un effort d'adaptation) - France Catholique

La faute aux autres (Le sentiment d’impuissance traduit le refus d’un effort d’adaptation)

La faute aux autres (Le sentiment d’impuissance traduit le refus d’un effort d’adaptation)

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Quand nous sommes mécontents des autres, c’est le plus souvent parce que nous sommes insuffisants. Selon les tests de Selman, c’est le refus d’un certain effort d’adaptation qui nous porte à juger aliénants le monde et la société.

De Rousseau 1 à Lukacs en passant par Marx, Feuerbach, Tocqueville, Durkheim, Adorno et Marcuse, l’idée d’aliénation sinon le mot, a été la source d’une spéculation souvent passionnante et toujours confuse. Ce n’est que très récemment, avec des chercheurs comme le Français Vidal et l’Américain Selman, qu’une approche scientifique a été tentée. Vidal, pour son compte, évacue purement et simplement cette notion (a), ce qui n’est guère satisfaisant, puisqu’on continue d’en parler comme si de rien n’était. Même si l’analyse de Vidal est scientifiquement correcte, même si l’aliénation est réellement un faux concept, elle n’en reste pas moins une idée force. C’est donc à la maxime de l’ami de Zadig, le subtil M. Disymède, qu’il convient une fois de plus de recourir ici : « Ne commencer à spéculer que quand on ne trouve plus rien à mesurer. » 2

La méthode de Melvin Selman s’inspire avec bonheur de cette maxime. Selman, notons-le, n’est pas n’importe qui. Professeur à l’Université de Los Angeles, il fut naguère président de l’Association américaine de sociologie (b).

L’échelle de Selman

Comment procède-t-il avec ce concept contesté ? Plutôt que de se livrer à une analyse de critique interne qui l’aurait peut-être conduit au même résultat que Vidal, il s’est efforcé de trouver quelque chose de mesurable et il a fait des mesures.

Dans l’idée (légitime ou non) d’aliénation, il a reconnu toute une série d’aspects subjectifs susceptibles d’être testés. Citons-les (c ).

1. L’impuissance individuelle, s’exprimant par des phrases telles que : « Quoi que je fasse, ma vie échappe à mon initiative, elle relève de forces extérieures, la chance, le hasard, l’Etat ».

2. L’absence de signification : « Ma vie est absurde et incompréhensible ; à quoi bon faire ceci plutôt que cela ? Les choses n’ont aucun sens. » (Cocteau me disait de même que, si son agonie lui en laissait le loisir, il se proposait de dire ce mot de la fin « Je n’ai rien compris ; remboursez ! ») ;

3. Le refus de la normalité : « On ne s’en sort qu’en trichant » ;

4. Le rejet des valeurs admises : « Les idéaux de la société où je vis sont malsains et aberrants » ;

5. Le sentiment de l’échec : « Je n’ai pas fait honneur à ma vie ; ce que je fais n’a aucune valeur ; je ne suis pas ce que j’aurais dû ou ce qu’il me plairait d’être » ;

6. Le sentiment de la solitude : « Je me sens seul et exclu. »

Il n’est guère contestable que ces six formes d’aliénation correspondent à une réalité psychologique contemporaine. Rares sont les hommes de ce temps, si même il y en a, qui n’ont jamais éprouvé l’un au moins de ces sentiments. On pourrait, certes, demander à Selman si l’aliénation ainsi définie n’est pas une constante de la nature humaine, et si l’inquiétude pascalienne ou le mal du siècle romantique n’étaient pas la même chose sous d’autres noms. L’intérêt est toutefois que les tests mis au point par le savant américain et ses élèves permettent d’obtenir des chiffres sur une « échelle d’aliénation » qu’il appelle l’échelle I-E. Il ne faut pas se moquer de l’échelle de Selman sous prétexte qu’elle chiffre des sentiments, ce qui est très primaire. Beaucoup de normes scientifiques, même dans les sciences physiques, ne sont que des « échelles » permettant des comparaisons par plus ou moins, mais excluant la multiplication, la division, etc. (Un corps à 20° n’est pas deux fois plus chaud qu’un corps à 10°.) L’échelle I-E permet la comparaison. Et les comparaisons obtenues par son inventeur sont d’autant plus intéressantes qu’elles portent sur des mesures faites par l’équipe de Selman aux Etats-Unis, en Suède et en France. C’est ainsi qu’en matière de réussite professionnelle, ce sont les Français qui éprouvent le plus vivement leur impuissance (il s’agit de l’impuissance individuelle du paragraphe 1 ci-dessus) : 46, contre 24 chez les Américains et 17 chez les Suédois ; la répartition est sensiblement la même en ce qui concerne l’impuissance à l’égard de l’orientation politique : nos concitoyens sont plus enclins à croire qu’ils ne peuvent rien sur l’orientation politique de leur pays 3.

Si les recherches de Selman n’aboutissaient qu’à porter sur des échelles de mesures d’aliénation, leur intérêt serait discutable. Mais la mesure permet d’établir des corrélations. Et là, des faits inattendus apparaissent.
Une étude faite dans un hôpital de tuberculeux a d’abord montré qu’à quotient intellectuel égal, le sentiment d’impuissance est fonction du manque d’information. Les deux vont de pair. On est bien entendu tenté d’interpréter d’abord ce résultat en supposant que l’on se sent d’autant plus impuissant qu’on est plus ignorant. Eh bien, ce n’est pas cela du tout. Il n’y a aucune corrélation entre le sentiment d’impuissance et le manque d’instruction : il s’agit, non pas d’instruction, mais d’information, et sur un sujet qui intéressait tous ces malades également, puisque c’était la tuberculose. Le détail des mesures montre que ce n’est pas le manque d’information qui « aliène » mais bien le contraire : le sentiment d’impuissance est un frein à la connaissance.

Inquiétante découverte

Inquiétante découverte, et qu’il était urgent de contrôler dans les universités. Ce qui a été fait dans le cadre du récent rapport Coleman sur l’égalité en matière d’éducation.

Il en ressort ce constat que Selman qualifie avec raison de « dramatique » : le sentiment d’impuissance de l’étudiant influence plus profondément ses résultats que les avantages ou désavantages objectifs comme la valeur de la bibliothèque, la qualification des enseignants, les services de documentation (c ).

On peut penser que ce qui est vrai pour les étudiants l’est aussi pour vous et moi. Et cela ne peut que donner à réfléchir : quand nous sommes mécontents des autres, c’est le plus souvent parce que nous sommes insuffisants 4.

Aimé MICHEL

(a) D. Vidal : Un cas de faux concept : la notion d’aliénation (Sociologie du travail, n° 1. Le Seuil, Paris, 1969).

(b) Melvin Selman : On the Meaning of Alienation (American Sociological Review, XXIV, C, 1959).

(c) Melvin Selman : L’aliénation est-elle de nature politique ? (Psychologie, 22, nov. 1971).

(*) Chronique n° 65 parue initialement dans France Catholique – N° 1303 – 3 décembre 1971.

Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

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Rappel :

Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

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  1. Aimé Michel n’appréciait guère Jean-Jacques Rousseau et sa philosophie de « La faute aux autres ». Il y consacre en particulier un article dans Le Figaro des 18-19 février 1978.
  2. M. Disymède, subtil sondeur et sage conseiller, sait rappeler à son Sultan les bons principes de la méthode scientifique expérimentale : « Ne commencer à se bercer d’idées que quand les chiffres font défaut » (chronique n° 41, Eschatologie de la drogue, parue ici le 28.6.2010), « Chercher d’abord les faits et philosopher après » (chronique n° 55, Jean-Paul au berceau ou comment fabriquer un contestataire, 22.11.2010), ou encore, comme aujourd’hui, « Ne commencer à spéculer que quand on ne trouve plus rien à mesurer ».
  3. Cette remarque faite il y a bientôt quarante ans sur le sentiment d’impuissance des Français à l’égard de l’orientation politique de leur pays est à rapprocher des résultats d’un sondage effectué de mi-octobre à mi-décembre 2010 dans 53 pays par l’institut BVA-Gallup international pour le Parisien (http://www.lefigaro.fr/assets/pdf/sondage-bva-2011.pdf). Selon cette étude, dont la presse s’est faite abondamment l’écho, les Français sont les champions du monde du pessimisme : plus de 60% d’entre eux pensent que 2011 sera une année de difficultés économiques (28% dans le monde) et que le chômage va progresser (3e rang des pessimistes) ; 37% craignent que leur situation personnelle se dégrade (5e rang). Même des pays en guerre comme l’Iran et l’Irak se montrent plus optimistes pour leur avenir.

    Ce que la presse a moins souligné est qu’il n’y a rien là de nouveau : la déprime française est un vieux trait de caractère national. Les premiers sondages sur le moral des Français (effectués par la Sofres) remontent à décembre 1982. Déjà 48% d’entre eux s’attendaient à voir leur niveau de vie baisser dans l’année. L’historien Michel Winock, dans L’Histoire du 20 janvier 2010, donne des pourcentages qui oscillent entre 50 et 60% durant les années suivantes : « L’idée à peu près constante contre – contre toute réalité statistique – est que “les gens comme nous vivent moins bien qu’avant” (…). Le pourcentage des réponses inverses, “on vit mieux”, est extrêmement faible, entre 5 et 20%, les autres réponses jugeant qu’il n’y a pas de changement. » Sur les chances de la mondialisation et la qualité de vie des générations futures les Français sont, en 2006, avant la crise financière, les plus pessimistes des Européens ; 58% ont même peur de devenir SDF. (Voir l’article de Jacques Secondi dans le Nouvel Economiste du 15 juin 2019, www.lenouveleconomiste.fr/une-deprime-francaise). Ce pessimisme collectif est sans rapport avec la réalité économique (le revenu par habitant continue de croître au fil des décennies avec une souveraine indifférence pour le tohu-bohu de la politique) et en contraste frappant avec le ressenti individuel (plutôt positif) et une démographie soutenue (à la différence de nos voisins européens). Suffit-il d’en prendre conscience pour éviter d’avoir le jugement contaminé par ce pessimisme ambiant et tenter d’en guérir ?

  4. Ce manque de confiance dans le destin collectif du pays et la conclusion d’Aimé Michel sur le « sentiment d’impuissance » de l’étudiant ne sont peut-être pas sans rapport. J’ai été frappé de la différence d’attitude des étudiants français et de ceux venus de pays du nord de l’Europe que j’ai pu connaître. Ces derniers m’ont souvent paru plus sûrs d’eux que les premiers. S’agirait-il, comme on me l’a suggéré, d’une conséquence de méthodes d’enseignement bien différentes ? En France on tend à juger l’élève par rapport à l’idéal, si bien qu’on hésitera à donner la note 20/20. La conclusion est toujours : « Peut mieux faire », ce qui distille le doute et le manque d’assurance. Dans d’autres pays, au contraire, on note par rapport à ce qu’il est réaliste d’attendre à tel âge ou tel niveau. Le jugement « C’est très bien » (quand il est justifié) rassure l’élève et lui donne confiance en ses possibilités.