La façon de vivre « escalade en solo intégral » - France Catholique
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La façon de vivre « escalade en solo intégral »

Traduit par Bernadette Cosyn

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Les grimpeurs vont généralement par paire. Tous les deux sont clipsés à une corde, qui est fixée à intervalles dans le rocher. Le grimpeur de tête a une petite longueur de corde libre, mais jamais trop, on l’espère, de façon que s’il venait à dérocher il ne soit pas grièvement blessé par une longue chute.

Parce qu’une confiance complète est essentielle dans une telle escalade, les partenaires peuvent former un des liens humains les plus étroits. Seule la fraternité des soldats dans la bataille peut rivaliser avec, disent-ils. Si nous considérons en général la vie comme un combat, guère différent d’une périlleuse randonnée en montagne, alors un partenaire d’escalade peut servir à représenter l’amitié véritable. Pas étonnant que de nombreux chrétiens soient conduits à grimper ou à lire des histoires d’escalade.

Dans ce qui est appelé « l’escalade en solo intégral », où un grimpeur solitaire monte « libre », c’est-à-dire sans corde d’assurance et « en solo », c’est-à-dire sans l’aide d’un camarade, la coopération n’est pas nécessaire et ne serait qu’une entrave. Tout amateur qui s’attaque à un mur d’escalade dans la salle du club d’escalade local fait du solo intégral, mais en toute sécurité, car à de faibles hauteurs et au-dessus d’un tas de matelas de réception.

Mais quelques grimpeurs vraiment très doués font de l’escalade en solo intégral à des hauteurs dangereuses, où une erreur signifie la mort. Le plus doué d’entre eux est Alex Honnold, connu pour ses ascensions en solo intégral de El Capitan dans le Yosemite. Le documentaire du National Geographic sur la dernière ascension, Free Solo, vient juste d’être mis à disposition pour un visionage domestique.

L’escalade en solo intégral fait controverse au plan éthique. Mais considérons d’abord son charme. Le grimpeur peut se déplacer plus rapidement et ainsi mieux économiser ses forces. Cela semble très pur : il n’y a que le rocher, le ciel et l’homme. Une escalade réussie proclame sa perfection avec éclat : qu’est-ce qui pourrait être une démonstration de maîtrise plus grande que quelqu’un, si raisonnablement confiant dans son contrôle complet qu’il regarde sa vie comme à peine en danger dans la tentative ?

Ethiquement, l’esprit de l’escalade en solo intégral semble hautement admirable. C’est le vieux choix d’Achille : il préfère mourir à la poursuite de la perfection que se garder en vie en faisant quelque chose qui lui semble médiocre. N’est-ce pas Aristote qui disait que nous devrions préférer « vivre bien » plutôt que « vivre plus longtemps » ? Aussi, comme chrétiens, nous admirons les gens qui brûlent les ponts derrière eux. Newman enseignait qu’en fait nous ne vivons pas vraiment en chrétiens si nous ne risquons pas chaque jour notre vie entière sur la vérité du christianisme. (Voir son sermon « les risques de la foi »)

Nous considérons également les réussites d’un Alex Honnold avec une fierté appropriée en raison notre humanité partagée. Il semble placer la race humaine au pinacle de la nature. Même une chèvre des Montagnes Rocheuses ne pourrait pas escalader le Dawn Wall de Yosemite. (Un insecte le pourrait, mais ne voudrait jamais le faire.) Honnold pourrait vraiment avoir dit au sommet de son escalade : « c’est un bond de géant pour l’humanité… » Nous avons maintenant plus que jamais besoin de telles sources de fierté. Les écolos purs et durs ne l’admettrons pas, mais c’est une profonde raison de la popularité de Honnold.

Et alors, parmi la race humaine, un grimpeur en solo intégral semble prouver la réalité de ce que Aristote et Thomas d’Aquin appelaient la vertu « divine » – une vertu si solide qu’elle dépasse les frontières humaines ordinaires (tout comme à l’inverse il y a une profondeur bestiale du vice). Honnold venant à bout d’un surplomb à proximité du sommet de El Capitan, suspendu à 900 m au-dessus du sol de la vallée, frappe chacun comme possédant un courage surhumain.

Mais l’escalade en solo intégral est regardée dans le même temps comme éthiquement discutable. L’escalade, disent les gens, n’est pas une activité « sérieuse » comme la guerre, mais une activité « ludique », comme la récréation, les sports, les divertissements. Cela ne vaut donc pas la peine de risquer sa vie pour cela. L’escalade en solo intégral est dans son genre aussi fou que le golfeur cinglé qui essaie de finir son parcours sous un orage. Et même si les plus grands exploits en solo intégral méritent qu’on risque sa vie, les autres tentatives ne le méritent pas et les grands exploits, comme celui d’Honnold, ne font, si on les célèbre, qu’encourager ces autres tentatives.

Le lecteur qui envisage de regarder « Free solo » devrait savoir que seules les dernières quinze minutes couvrent la célèbre ascension d’Honnold. L’essentiel du film traite de sa relation avec sa petite amie, qui vit avec lui dans sa fourgonnette. Il la traite comme une groupie monogame quelque peu fatigante, alors qu’elle veut clairement qu’il abandonne l’escalade et l’épouse.

Ce « documentaire » d’escalade du National Geographic a tourné apparemment par nécessité à la télé réalité fastidieuse parce que, ironiquement, il s’est découvert au court du tournage qu’il était trop difficile pour Honnold d’arriver à se concentrer complètement avec une équipe de 7 cameramans sur les talons. Alors ils ont cessé les petites prises de vue de l’ascension et ont filmé à grande distance au téléobjectif.

Cependant, la présence constante de la petite amie enseigne aux sages quelques profondes vérités sur l’amour et le mariage, telle que celle-ci : il ne l’aime pas plus que l’escalade (c’est-à-dire plus que lui-même). Ou, pour lui, s’engager à l’épouser serait le même que s’engager à arrêter l’escalade : et par conséquent le mariage est une institution qui nous sort de l’égoïsme. Ou, par charité, le célibat est nécessaire pour un style de vie comparable à celui d’Honnold (pensez à la prêtrise).

Mais la présence de la petite amie révèle également quelque chose de profondément troublant concernant l’attrait de l’escalade en solo intégral. Si l’escalade en équipe représente l’amitié, alors le solo intégral doit être pris comme représentant une sorte d’autonomie qui confine à l’autisme. Honnold, élevé par sa mère après un divorce dans une maisonnée où le mot amour était banni, doit délibérément refouler toute affection pour sa petite amie en vue de réussir. Il lui demande même de quitter la fourgonnette dans les jours précédant son ascension.

Je m’émerveille devant Honnold et ceux comme lui. Mais cela m’inquiète. Parce que nous nous émerveillons – notre culture s’émerveille – du solo intégral plutôt que de le trouver méprisable parce que on nous inculque un idéal d’autonomie, même une autonomie téméraire, qui risque tout pour des projets qui n’ont d’autre valeur que d’être la réalisation de sa propre volonté.

Michael Pakaluk, spécialiste d’Aristote et ordinaire de l’Académie Pontificale Saint Thomas d’Aquin, est doyen intérimaire de l’école Busch d’Industrie et de Commerce à l’université Catholique d’Amérique. Il vit à Hyattsville (maryland) avec son épouse Catherine et leurs huit enfants.

Illustration : « El Capitan, Yosemite Valley » par Albert Bierstadt, 1875 [musée d’Art de Toledo, Ohio]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/02/19/the-free-solo-way-of-life/