La Tradition et le progressisme - France Catholique
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La Tradition et le progressisme

Journal de Gérard Leclerc

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22 mars

Souvent m’est venue en tête, ces dernières semaines, au moins l’hypothèse d’un épuisement du progressisme comme idéologie. Je ne suis pas assuré d’en faire une démonstration aboutie, mais une convergence d’intuitions m’amène à une sorte de certitude. J’ai vécu ma jeunesse dans un climat progressiste. Toutes les idéologies dominantes étaient portées par une sorte d’optimisme futuriste fondé sur l’élan irrépressible d’un progrès rationnellement irréversible. Le marxisme, d’évidence, mais aussi le néo-saintsimonisme technocratique, sans compter ce qui se voulait d’avant-garde dans le christianisme et se réclamait alors du Père Teilhard. Tous les courants autorisés imposaient la marche de l’histoire en désignant l’objecteur réactionnaire comme un nostalgique, incapable de comprendre son temps et de s’insérer dans sa dynamique. Quelque chose résistait en moi à l’opinion générale. Et ce fut sans doute Bernanos qui me conforta le plus dans ma résolution.
Par la suite, l’optimisme fut quelque peu bousculé. Ne serait-ce que par l’échec du communisme. Le souci écologique de défense de la planète va remettre en cause le productivisme et quelques penseurs notoires s’interposèront pour contester la pensée dominante : Jacques Ellul, Ivan Illich, Edgar Morin. Pourtant, le triomphe de ce qu’on a appelé l’ultra-libéralisme dans le domaine économique donnait plus qu’un prolongement au progressisme, tandis que le concept de modernité (ou de post-modernité) imposait une sorte de dogme qui anathémisait sans pitié toute opinion contraire. Il m’est arrivé à ce propos d’évoquer la gnose pour définir ce mixte de certitudes et de croyances fonctionnant souvent de façon magique. Non que je conteste purement et simplement « la modernité ». Je réclame simplement un droit d’inventaire pour démêler les choses.

Il fut de mode, un moment d’interpeller les esprits rétifs aux mots-d’ordre progressistes par une expression qui faisait mouche : « Vous avez peur ! ». Peur de la modernité, peur de l’avenir, peur du progrès. J’entends encore Georges Montaron, directeur de Témoignage chrétien, s’en prendre à André Frossard : « Reconnaissez, Frossard, que vous avez peur ! » Lequel Frossard répondait qu’il n’avait pas plus peur qu’un autre. Mais il y avait une sorte d’intimidation intellectuelle qui consistait à dévaloriser son vis-à-vis pour qu’il reconnaisse humblement sa faute de rebelle au sens obligatoire de l’Histoire. Parler de terrorisme serait quelque peu exagéré, mais il y avait tout de même un peu de cela. Il m’est arrivé de protester parfois en revendiquant un droit à la peur. Ceux qui sentaient monter l’hitlérisme dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres étaient fondés à avoir peur. Ceux qui comprenaient le tour que prenait la Révolution bolchevique en Russie avaient le droit d’avoir peur. Tout comme ceux qui craignaient l’avènement de Pol Pot à Phnom Penh. Bien sûr me dira-t-on, vous choisissez des situations extrêmes, nous, nous voulons surtout parler de notre modernité, celle qui représente le principal vecteur d’une civilisation à laquelle nous nous identifions d’autant plus volontiers qu’elle nous a apporté tous les avantages du progrès, de la liberté et d’une société ouverte. Or, à cette modernité, une Tradition de nature contre-révolutionnaire s’oppose depuis la Révolution française, notamment dans l’Église. Heureusement, Vatican II avait refusé de s’inscrire dans cette tradition-là, en adoptant une vision positive du monde contemporain. Or, nous constatons, aujourd’hui, qu’avec Benoît XVI, c’est à nouveau l’appréciation négative qui prévaut et cela nous révolte.

Voilà qui réclame une mise au point, mais exigerait une énorme élucidation historique, théologique, philosophique… Esquissons pourtant quelques repères. Tout d’abord, la question des origines intellectuelles de la modernité n’est pas si claire que cela, et il est remarquable que le courant progressiste se soit identifié à des idéologies révolutionnaires censées correspondre aux évolutions avant-gardistes et qui sont apparues concrètement pour ce qu’elles étaient, c’est-à-dire totalitaires. Aussi bien intellectuellement (la philosophie politique moderne), qu’historiquement (la Révolution française) les choses apparaissent inexpiablement mêlées. Les idées libérales peinent à se distinguer des idées totalitaires et l’emballement terroriste de la fin du XVIIIe siècle en apporte la preuve. La pensée explicitement libérale du XIXe se formulera en opposition avec le jacobinisme pour définir une voie qui n’est ni contre-révolutionnaire ni révolutionnaire. Par ailleurs l’exemple des États-Unis fournit l’illustration d’une différence marquée avec le modèle français. Hannah Arendt insistera beaucoup sur cette opposition.

Première conclusion : il n’est pas possible d’unifier dans le concept de modernité des courants et des réalités qui sont forcément contradictoires, ce qui est bien le signe d’une nécessité continuelle d’un examen critique, qui analogiquement rappelle beaucoup ce que l’Évangile nous réclame à partir de cette notion paradoxale que constitue le monde. Être dans le monde sans être du monde.
Émile Poulat remarque, dans son dernier essai, que l’Église romaine n’a nullement connu des relations pacifiées avec l’Ancien Régime, qui lui a posé énormément de difficultés. Pour le christianisme, il n’y a pas d’installation tranquille dans l’Histoire. Par ailleurs, même si le courant contre-révolutionnaire a indubitablement marqué le catholicisme du XIXe siècle il ne saurait se confondre avec lui. Pour différentes raisons, dont la principale est que la tradition théologique ne s’y retrouve nullement dans son inspiration authentique. D’une formule abrupte, je dirais que la tradition newmanienne n’est pas la tradition bonaldienne. Un Lubac, complètement plongé dans la première, ne se retrouvait pas dans la seconde. Et il en va de même pour un Ratzinger. Il suffit d’avoir lu les écrits de ce dernier pour s’en rendre compte. Il ne faut donc pas se tromper de références, lorsqu’on met Benoît XVI en procès.
Autre remarque. Il ne suffit pas de se réclamer de la modernité pour être forcément d’accord sur son contenu et ses orientations possibles nullement univoques. Or, il y a aujourd’hui un débat sur son devenir. Pour un Christopher Lasch, il y a contradiction frontale entre l’évolution post-moderne et le socle de la civilisation moderne. Pour un Jean-Pierre Dupuy, c’est toute la philosophie rationaliste qui est prise en défaut aujourd’hui et qui doit céder le pas à des choix tragiques imposés par une crise infiniment plus grave que nos dirigeants et nos experts ne veulent l’admettre. De ce point de vue, nous sommes encore plus loin dans le pessimisme qu’avec ce qui est attribué au Pape. Ce qui s’impose pour Dupuy et tout ce, pas négligeable du tout, dont il est l’interprète, c’ est une théorie des catastrophes. Oui, décidément, nous sommes très loin du progressisme et de l’idée magique d’une modernité ouverte… (Jean-Pierre Dupuy, La Marque du sacré, éd. Carnets Nord).

Conclusion très provisoire : je me demande si le trait le plus caractéristique des polémiques antipapales ne consiste pas dans le refus de sa liberté d’appréciation et d’intervention, trop dérangeante pour être supportée…