La Bible se respire à deux poumons - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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La Bible se respire à deux poumons

EXÉGÈSE

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Pour tout croyant attentif, il est toujours bon d’apprendre à scruter le texte biblique à la lumière des diverses approches exégétiques traditionnelles (sens littéral et historique, moral et allégorique, mystique et eschatologique).

On peut aussi considérer les choses d’une autre façon en tâchant de repérer d’abord les deux sensibilités essentielles qui, peu ou prou, orientent tout acte de lecture et de compréhension bibliques. Le saint pape Jean-Paul II exprimait cela par l’image biologique des deux poumons de l’Église : l’un occidental, l’autre oriental, les deux étant complémentaires et tout aussi nécessaires l’un que l’autre à l’ensemble du Corps. Il proclamait le 25 janvier 1988 : « L’Europe est chrétienne dans ses racines. Les deux formes de la grande tradition de l’Église – l’occidentale et l’orientale – se complètent mutuellement comme les deux poumons d’un même organisme. » (Lettre apostolique Euntes in mundum universum, § 12.)

Le Concile Vatican II l’avait lui aussi souligné à sa manière : « L’Église d’Orient possède depuis son origine un trésor auquel l’Église d’Occident a puisé beaucoup d’éléments liturgiques, spirituels et juridiques » (L’Œcuménisme, III, 14) et les Pères conciliaires osèrent même évoquer « le génie des Orientaux » (Les Églises orientales, 6).

L’approche occidentale s’appuie essentiellement sur la raison, la méthode scientifique et la conviction que le monde matériel est organisé selon des lois intangibles et connaissables. Dans cette optique, tout homme qui pense et expérimente juste, doit théoriquement pouvoir retrouver les vérités, toutes simples et solides comme des atomes, qui sous-tendent l’univers. C’est cette perspective occidentale qui poussait Einstein à chercher l’équation unique qui pourrait rendre compte de l’étonnante cohérence liant ensemble la matière, l’énergie et le temps.

En examinant de plus près cette démarche rationnelle de l’Occident, on peut y reconnaître la mise en œuvre d’un principe philosophique déjà connu d’Aristote, celui du tiers exclu. On le formule généralement ainsi : une chose est ou n’est pas à tel moment et sous le même rapport ; le tiers est exclu. En l’appliquant au domaine biblique, on peut énoncer que Jean-Baptiste de son vivant ne pouvait être que Jean-Baptiste ou bien Élie revenu sur terre, mais pas l’un et l’autre, en même temps et sous le même rapport ; le tiers est exclu. Certes, sous des rapports différents, certains pourront soutenir la possibilité d’une sainte possession de l’un par l’autre ! Quoi qu’il en soit, on ne peut nier ici que le « Je » de Jean-Baptiste était unique. Lui, c’était lui ; Élie, c’était Élie. Ou bien il faudrait envisager l’hypothèse d’une seule et même personne rendue capable, par miracle, de vivre à deux époques différentes très éloignées l’une de l’autre. En ce cas, il conviendrait de désigner ce personnage par un seul et même nom : Élie-Jean, par exemple.

L’approche orientale, elle, est assez différente. Elle s’appuie sur ce que produit l’hémisphère gauche du cerveau : une appréhension synthétique, intuitive et non analytique du réel. La mise en œuvre, prioritaire sinon exclusive, de ce type de connaissance, engendre devant le phénomène brut une certaine retenue de l’esprit critique et comme une mise en vibration de tout l’être (les inventeurs ont souvent parlé de cette curieuse excitation, voire d’un état de transe, quand ils étaient sur le point de faire leur découverte). L’intuition fait alors pressentir, derrière et dans le phénomène, une multitude d’autres choses. Même après le passage au crible de la rationalité, cette saisie globale « orientale » amène le sujet à rester prudent : toutes ses formulations et définitions resteront ouvertes, provisoires, souples, modestes !

En reprenant cela sous l’angle philosophique, on ne parlera plus ici de tiers exclu, mais de tiers résonnant. On pourrait formuler ainsi ce deuxième principe : une chose est toujours davantage que ce qu’elle paraît, car elle résonne avec son contraire et tous ses possibles ; de quelque manière, elle les porte en elle. La philosophe Simone Weil pressentait cette approche quand elle écrivait : « Dès qu’on a pensé quelque chose, chercher en quel sens le contraire est [également] vrai. » (La pesanteur et la Grâce, éd. Pocket, 2015, p. 174.)

L’Extrême-Orient a exprimé cela sous la forme symbolique d’une sphère où se lovent deux masses de couleurs différentes, supposées contraires : le blanc et le noir. Au cœur du blanc se trouve un point noir et au cœur du noir un point blanc. Cela indique que toute réalité porte en elle son contraire (et ses possibles) comme un germe sans cesse actif et renaissant de vie et de mort, de beau et de laid, de bien et de mal. Cette image renvoie évidemment à la philosophie chinoise du yin et du yang, philosophie qui, ignorant la création divine et l’orientation eschatologique du monde, a tiré sa sagesse de l’observation des cycles naturels apparemment immortels.

Suggérons un exemple concret de ce principe oriental : si je m’applique un glaçon sur la peau pour provoquer la sensation de froid et que je le laisse trop longtemps, le froid va finir par me brûler la peau comme du feu. Sur le plan éthique, l’Antiquité grecque avait exprimé quelque chose de ce genre en enseignant que la vertu était à chercher du côté du juste milieu plutôt que des extrêmes. L’expérience avait en effet montré qu’en se laissant aller à une trop grande ardeur dans la pratique d’une vertu, on risquait de provoquer une réaction contraire violente : le froid d’un vice imprévu et même celui de la mort.

Voici un autre exemple du principe oriental, cette fois emprunté à la théologie négative ou apophatique chère à saint Grégoire de Nazianze (IVe s.). Dans cette surprenante approche, on peut en venir à déclarer avec Maître Eckhart : « Dieu est au-dessus de l’être [créé]. Il n’est ni ceci [bon] ou cela [mauvais]… La raison retire à Dieu l’enveloppe de la bonté et préfère le saisir dépouillé de tout, y compris de l’être [créé]. » (Sermon 9, Traités et Sermons, trad. Gandillac revue, Aubier, 1942, p. 160, 162.) On touche ici au paradoxe, qui est l’une des façons typiquement orientales d’enrichir les concepts forgés le plus souvent en Occident.

La tradition juive fourmille de telles pensées paradoxales, qui font résonner en même temps une idée avec, sinon toujours son contraire, du moins avec son lointain, son inattendu, son incongru. Ainsi, dans la mentalité rabbinique orientale, il n’est pas inconvenant de mettre en parallèle le salut d’un homme riche avec le passage d’un chameau par le trou d’une aiguille (Mt 19, 24), surtout si l’on ajoute qu’une foi grosse comme une tête d’épingle suffit à faire déplacer une montagne dans un lieu impossible (Mt 21, 21), donc aussi un chameau, et donc aussi un riche !

L’Occident chrétien a le culte du mot juste, quitte à en forger régulièrement de nouveaux pour mieux traduire sa pensée et ainsi mieux se faire entendre. L’Orient juif comme l’Orient chrétien a surtout le culte de la vie. Il souhaite que sa pensée en épouse au maximum la richesse infinie et mystérieuse. Cela entraîne qu’aucun Oriental digne de ce nom ne se contentera jamais d’une seule version d’un fait, d’un événement. Il lui faut plusieurs témoins, plusieurs langues, plusieurs approches stylistiques. Alors oui, peut-être réussira-t-il à com-prendre, à prendre avec et en lui, cet ineffable du passé jusqu’à pouvoir le revivre à sa façon.

Si cette analyse recoupe effectivement ce qu’on peut observer le plus souvent sur le terrain, la conclusion s’impose d’elle-même. Les chrétiens (comme les juifs) doivent s’habituer à « respirer la Bible » avec ses deux poumons : l’occidental et l’oriental. Ceux qui privilégient l’approche rationnelle et exacte doivent forger des traductions bibliques vraiment fiables et complètes (les notes permettent cela). Ceux qui privilégient l’approche intuitive et globale de l’Orient, sans écarter au moment convenable les méthodes scientifiques, doivent scruter encore mieux le texte biblique original ­ qui est oriental (!) ­ pour mieux en faire résonner les mille nuances. L’ensemble des lecteurs et traducteurs bibliques, occidentaux comme orientaux, ne pourra qu’y gagner.

Certes, chacun de ces deux poumons est différent, mais chacun est au service du même Corps, agissant de concert pour capter le même oxygène régénérateur. Mais qu’on en soit bien convaincu chez nous : n’est pas Oriental qui veut !