LES ORIGINES DE L’HOMME OU DES LÉGENDES QUI S’ÉCROULENT - France Catholique
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LES ORIGINES DE L’HOMME OU DES LÉGENDES QUI S’ÉCROULENT

Chronique n° 284 parue dans France Catholique Ecclesia – N° 1591 – 10 juin 1977

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LE PHYSICIEN AMÉRICAIN TOM BEARDEN, théoricien de la physique mathématique et spécialiste de l’armement nucléaire, prévoit qu’à la suite des découvertes révolutionnaires actuelle­ment en gestation, l’humanité passera au cours des décennies à venir – peut-être au début du XXIe siècle – par une période de choix total. Nos proches descendants, dit-il, seront forcés par leurs connaissances nouvelles, ou bien de s’effondrer et de disparaître, ou bien de procéder à ce qu’il appelle le « linkage », c’est-à-dire l’interconnexion non plus seulement morale, mais matérielle, physiologique, de leurs cerveaux. Selon lui, les hommes ne disposeront que d’un temps très court, quelques dizaines d’années, pour opérer ce choix (a)1. Je ne pense pas qu’il existe un seul physicien réfléchissant sur les frontières actuelles de la physique pour douter de cette échéance historique, et même, peut-on dire, cosmique, et, si l’on va au bout, religieuse. Plusieurs expériences actuellement en cours dans les laboratoires tournent autour de l’énigme d’où sortira la nécessité du choix : la vraie nature de ce qui se cache derrière le « niveau quantique », ce niveau où se font les particules et les ondes. Il y a plusieurs interprétations encore possibles, dont les deux principales sont celle d’un Américain, Wheeler, et celle d’un Français que les lecteurs de ce journal connaissent bien, Olivier Costa de Beauregard2. Les récentes expériences donnent, semble-t-il, raison à notre compatriote. Mais que l’une ou l’autre interprétation l’emporte, l’accès au domaine subquantique nous livrera de toute façon un niveau « monstrueusement » nouveau de la nature, selon le mot de Costa de Beauregard lui-même : celui où ce qui est ici est aussi à tous les instants. Je reviendrai sur ces expériences, vraiment sans précédent du point de vue philosophique. Il est bon, et peut-être il ne va pas sans une certaine mélancolie, au moment où l’esprit de l’homme va se trouver contraint à sa première mutation vers le surhumain, de se retourner vers les temps lointains où, obéissant à une Loi antérieure à tout temps, l’homme fit son apparition sur la terre. J’ai souvent abordé ici ce sujet3, et des lecteurs me demandaient alors où, dans quel livre accessible, l’on pouvait se familiariser avec l’ensemble des connaissances acquises en dehors de toute théorie, avec les faits, rien que les faits, tous les faits. Eh bien, cette fois, on peut donner une réponse. Deux volumes que vient de publier l’infatigable Pr P. P. Grassé satisfont exactement à cette curiosité sans jamais balayer sous le tapis les problèmes non résolus (b)4. L’originalité presque unique du Pr Grassé est qu’en effet non seulement ses connaissances immenses ne l’ont pas incité à construire un nouveau système (généralement destiné à s’effondrer vingt ans plus tard) mais, jointes à un esprit critique toujours en éveil, lui ont montré comment tous les autres systèmes mutilent la réalité telle que la montrent les fossiles et la zoologie comparée. En voici quelques exemples frappants, et qu’il faudra désormais se rappeler. D’abord, l’« ascendance simienne » de l’homme ne signifie plus rien. L’homme n’est pas un singe descendu de l’arbre pour s’aventurer peu à peu en terrain découvert, se redresser sur ses deux membres inférieurs au cours des millions d’années, etc. Tout cela, c’est du roman. Comment le sait-on ? De la façon la plus probante : par les dates. Il existait un animal déjà vertical, ancêtre de l’homme, il y a sans doute plus de 20 millions d’années. En réalité, l’ascendance humaine prend sa source dans un fond très lointain, alors que les singes étaient encore bien loin de ce qu’ils nous montrent maintenant. D’autre part cette ascendance animale de l’homme a elle-même évolué, en tout semblable à nous sauf par la taille et le volume cérébral, pendant peut-être deux dizaines de millions d’années avant de devenir « les premiers hominiens avérés, les Australopithèques, il n’y a guère plus de 6 500 000 ans ». On ne connaît pas avec certitude de primate fossile faisant la jonction « entre les anthropoïdes de la souche présumée et les Australopithèques ». Résumons : les origines humaines se perdent dans la nuit des temps, les ressemblances les plus frappantes de l’homme avec les singes actuels ont très probablement été acquises alors que leurs lignées étaient depuis très longtemps séparées5. Et pourtant que de chemin entre l’Australopithèque, déjà capable de se tailler de grossiers outils, et nous ! C’était un petit être d’une vingtaine de kilos, et son cerveau pouvait peser moins de 400 grammes, moins que celui des grands singes actuels. Autre légende née de la manie systématisante : « notre ancêtre l’homme de Néandertal ». Que l’homme de Néandertal ait été un homme non seulement par le corps mais du point de vue psychique, et l’on peut dire spirituel, comment en douter ? Sans parler de son talent à tailler la pierre (il suffit d’une visite au musée de Saint-Germain-en-Laye pour en avoir une idée) : « Les Néandertaliens s’adonnaient au culte des morts… Dans le fond de la fosse, les hommes de Néandertal disposaient des pierres plates formant un dallage grossier. Le cadavre était replié sur lui-même, probablement maintenu dans cette position par des liens posés alors qu’il n’était pas encore rigide ou après des massages assouplissants prolongés. Auprès du mort, des vivres (quartiers d’animaux…), des armes… afin de lui assurer une vie surnaturelle ». Ailleurs, on a trouvé des traces de fleurs6. Voilà donc un être qui disposait ses morts comme un fœtus dans le ventre de sa mère en vue de sa renaissance future et le pourvoyait de tout un viatique pour le voyage de l’au-delà. Cela se passait il y a plus de 200 000 ans. Mais cela se passait aussi il y a quelque 50 000 ans, alors que l’homme moderne, l’homme tout court, existait déjà depuis des dizaines de milliers d’années. Grassé, analysant les traits saillants du crâne de Tautavel7, montre qu’il partage certains caractères avec le pithécanthrope et avec l’homme moderne, « mais n’a rien à voir avec un Néandertalien »8. Bien plus, quand on compare les restes des Néandertaliens entre eux, on constate qu’ils sont de plus en plus néandertaliens, de plus en plus éloignés de l’homme moderne à mesure que s’écoule le temps. Notre planète a donc porté, pendant des temps peut-être dix ou vingt fois plus longs que notre souvenir historique, deux espèces humaines différentes dont une a disparu, ne laissant que des fossiles et l’attestation éternelle de ses croyances. Encore ce tableau ne donne-t-il qu’un pressentiment de la complication de ce qui s’est réellement passé avant que l’espèce survivante, la nôtre, ait inventé l’écriture, et du même coup l’histoire. Ayons la même prudence que le Pr Grassé, celle de ne tirer de ces mystères du temps dont un coin à peine commence à se lever, aucune élucubration simpliste. Ces élucubrations, héritage frelaté du XIXe siècle, étaient basées sur une vision mécaniciste de l’univers. Elles s’effondrent, nous laissant devant une seule certitude : à savoir que la Loi inconnue qui gouverne le monde a longuement élaboré l’homme, par des voies complexes et que l’on découvre peu à peu. Aimé MICHEL (a) Thomas E. Bearden, étude non publiée. Centre de Documentation du Département de la Défense des États-Unis, janvier 1977 (How to develop a Hyperchannel Brain linkage System). (b) Pr P.P. Grassé : Précis de Zoologie des vertébrés. Reproduction, biologie, évolution et systématique, vol. II et III, Masson, 1977. Chronique n° 284 parue dans France Catholique Ecclesia – N° 1591 – 10 juin 1977 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 13 juillet 2015

 

  1. On peut trouver un résumé du texte mentionné par Aimé Michel en Annexe du document www.dtic.mil/cgi-bin/GetTRDoc?AD=ADA03423. Les idées de Bearden sont à mettre en parallèle avec celles de Teilhard de Chardin, des transhumanistes et d’Aimé Michel lui-même (voir par exemple les chronique n° 249, Une lettre du Père de Lubac à propos de Teilhard de Chardin, 19.12.11 et n° 91, La fin de la nature humaine ? – Un avenir impensable : l’homme va changer de nature et devenir un autre être, 26.09.2011). Thomas Bearden est un auteur prolixe et controversé. Il faisait partie du forum d’échange par voie postale dont j’ai déjà parlé (voir note 7 de la chroniques n° 286, Qu’est-ce qui n’est pas dans le temps ni l’espace et qui est infini ? – Le désaveu de la physique qui ne serait que physique, 17.03.2014). Il a écrit un livre de près d’un millier de pages (Energy from the Vacuum, Cheniere Press, 2002) où il explique comment extraire l’énergie du vide. Soutenir ce genre de thèse n’est habituellement pas la meilleure façon de se faire prendre au sérieux par les physiciens qui n’y voient qu’un exemple de plus de l’illusoire et séculaire tentative de construire une machine à mouvement perpétuel. On ne sera donc pas surpris d’apprendre que les affirmations de Bearden dans ce livre et sur son site web (http://www.cheniere.org/toc.html) ne soient pas jugées très convaincantes. Martin Gardner l’accuse même d’avoir acheté son diplôme de doctorat (Ph. D.) dans une université fantôme (http://www.csicop.org/si/show/dr._bearden_vacuum_energy/).
  2. L’interprétation de la physique quantique est un sujet de débat toujours actuel à la frontière entre science et philosophie. L’objet de ce débat est de préciser la nature et la signification de deux notions que la théorie quantique utilisent avec grand succès pour rendre compte des résultats expérimentaux sur un système quantique (électron, atome etc.) : la fonction d’onde (cette onde continue étendue dans l’espace décrit la manière dont le système évolue lorsqu’on ne l’observe pas) et la réduction de la fonction d’onde (qui décrit l’apparition d’une particule localisée dans l’espace lorsqu’on l’observe). Il existe à ma connaissance cinq interprétations principales de la physique quantique. 1/ Selon l’interprétation majoritaire, dite de Copenhague, défendue par Niels Bohr, la fonction d’onde représente ce que nous pouvons savoir de la réalité et la réduction de la fonction d’onde est un changement soudain de notre connaissance. 2/ Selon l’interprétation de Heisenberg, au contraire, la fonction d’onde existe vraiment et sa réduction manifeste un changement d’état de l’univers, non pas simplement de la connaissance que nous en avons. 3/ Pour Louis de Broglie et David Bohm l’onde et la particule coexistent : la particule est guidée par l’onde. 4/ L’interprétation des mondes multiples due à Hugh Everett postule que la fonction d’onde n’est pas réduite lors d’une observation mais que les divers résultats possibles deviennent tous réels dans des univers différents (voir la note 5 de la chronique n° 285, La dernière serrure – Un monde en dehors de l’espace et du temps, mise en ligne le 20.01.2014). 5/ Enfin il y a l’approche pragmatique qui se refuse à toute interprétation et se contente d’utiliser la théorie mathématique sans chercher à savoir ce qu’elle recouvre. Cependant, il ne m’est pas aisé de replacer les conceptions d’Olivier Costa de Beauregard et John Wheeler dans ce schéma. Le premier a présenté lui-même ses idées dans une lettre à France Catholique, voir la chronique n° 294, Sur le seuil de la nouvelle physique – Une lettre de Olivier Costa de Beauregard (24.03.2014). Si sa conception est, je présume, proche de celle de Bohr ou de Heisenberg, on voit bien que son propos est différent car il insiste surtout sur la non-localité de la fonction d’onde et son interprétation (voir note 5 de la chronique n° 336, Cactus dans la physique : et si le temps était réversible ? – Théorème d’Einstein-Podolsky-Rosen et problèmes irrésolus en physique, 15.06.2015). Nous y reviendrons. Quant à l’interprétation de Wheeler je ne sais ni en quoi elle consiste ni où il l’a présentée. Un gros volume de contributions diverses de physiciens connus en l’honneur de John Archibald Wheeler, à l’occasion de son 90e anniversaire, célébrant la diversité des domaines dans laquelle il s’est illustré ne m’a pas éclairé sur ce point particulier (J.D. Barrow, P.C.W. Davies et C.L. Harper Jr, eds., Science and Ultimate Reality: Quantum Theory, Cosmology and Complexity, Cambridge University Press, Cambridge, 2004). Aimé Michel n’est guère plus éclairant lorsqu’il écrit : « Dans la conception proposée par Wheeler (que conteste Costa de Beauregard) tout ce qui est ne cesse de passer de l’être au non-être, en une sorte de vibration mathématiquement descriptible. Au “moment” du “passage”, les phénomènes élémentaires manifestent la structure de leur organisation (particule, noyau, atome, molécule, cellule organique, être vivant – et même, disent la plupart des disciples de Wheeler, être spirituel). » (chronique n° 286, citée ci-dessus). Il ne semble pas que ce soit une allusion à l’interprétation d’Everett (qui fut un étudiant de Wheeler mais je ne sais jusqu’à quel point Wheeler l’a défendu) ; en tout cas il est sûr que Costa de Beauregard la rejetait (il me l’a dit).
  3. Les deux dernières chroniques sur l’apparition de l’homme sont les n° 258, Le pot au noir de l’ascendance humaine – De l’asymétrie des acides aminés au peuplement de l’Amérique (11.05.2015) et n° 260, Le deuxième homme – L’homme de Neandertal (18.05.2015).
  4. Aimé Michel mentionne régulièrement les travaux du zoologiste Pierre-Paul Grassé à ses lecteurs. En décembre 1976, sa chronique n° 268, Lyssenko est toujours vivant – À propos d’un livre de Pierre-Paul Grassé (08.06.2015) était consacré à un livre destiné au grand public, La Défaite de l’amour ou le Triomphe de Freud, mais cette fois c’est un ouvrage universitaire qu’il signale.
  5. Cette très longue séparation, estimée à 20 millions d’années (Ma), des lignées ayant conduits aux singes actuels et aux humains n’a pas été confirmée par les recherches ultérieures. Celles-ci ont montré par exemple que le dernier ancêtre commun aux chimpanzés et aux humains vivait il y a au plus 8,8 Ma et au moins 6,7 Ma. Comment peut-on dire cela ? Eh bien, en fondant essentiellement sur la biologie moléculaire. Ce sont Emile Zuckerkandl et Linus Pauling qui, les premiers en 1965, ont remarqué que les changements d’acides aminés d’une même protéine se produisaient de manière régulière dans le temps. Ils ont appelés cela « l’horloge moléculaire de l’évolution ». Le même phénomène s’observe pour les nucléotides de l’ADN des chromosomes et des mitochondries (ces organites qui servent à produire l’énergie dont la cellule a besoin). L’horloge moléculaire permet aux biologistes d’estimer l’ancienneté d’une lignée et les dates de divergence entre lignées. La dernière étude en date (Pozzi et al., Primate phylogenetic relationships and divergence dates inferred from complete mitochondrial genomes, Molecular Phylogenetics and Evolution, 75, 165-183, 2014) analyse les génomes complets des mitochondries de 67 des 420 espèces de primates représentant toutes les familles de cet ordre. Ces génomes ont été prélevés sur des espèces vivant encore mais deux l’ont été sur des fossiles d’hommes de Néandertal et de Denisova. Le résultat se présente sous la forme d’un grand arbre généalogique dont le tronc se ramifie progressivement en de multiples branches aboutissant aux 67 espèces et dont les points de branchement ont été minutieusement datés. Si seuls les spécialistes apprécieront le détail des branches de cet arbre qui résume toute l’histoire des primates, on peut tout de même en retenir les grands traits en isolant la longue et riche histoire de la lignée qui mène jusqu’à nous et à nos plus proches cousins et en notant les dates successives auxquelles d’autres lignées s’en sont séparées. Remarquons toutefois que si l’arbre lui-même, le cladogramme, est fort bien établi, il n’en va pas de même des dates car elles sont fondées sur des hypothèses et déductions qui le sont moins. C’est la raison pour laquelle les auteurs du travail donnent ces dates sous la forme d’intervalles de confiance (délimités par un maximum et un minimum comme pour la divergence humains-chimpanzés indiquée ci-dessus) ; on me pardonnera certainement d’en donner une moyenne arrondie simplement pour fixer les idées. Selon cette étude, l’ancêtre commun à tous les primates actuels vivait il y a un peu plus de 75 Ma, c’est-à-dire au Crétacé, dix millions d’années avant la disparition des dinosaures. Vers 75 Ma, ses descendants se sont subdivisés en deux (première divergence) pour donner d’une part les actuels singes à queue, museau humide et yeux ronds (les strepsirrhiniens), comme les loris, galagos et lémurs, et d’autre part notre lignée de singes à nez sec (les haplorhiniens). Une seconde divergence s’est produite vers 70 Ma pour donner les tarsiers, puis une troisième vers 45 Ma qui allait aboutir d’une part aux actuels singes à nez large (platyrhiniens) du Nouveau Monde et d’autre part aux singes à narines ouvertes vers le bas (catarrhiniens) de l’Ancien Monde. Une quatrième divergence vers 30 Ma a produit une branche dont les descendants sont les actuels colobines et cercopithèques (guenons, babouins, macaques). Notre lignée, la superfamille des Hominoïdes, s’est divisée en Hylobatides (les gibbons) et Hominidés il y a environ 20 Ma. Puis les Hominidés ont donné naissance successivement aux Orangs-outans (vers 17 Ma) et aux Gorilles (vers 11 Ma). Notre lignées, la sous-famille des Homininés, a donné naissance aux chimpanzés vers 8 Ma. Le dernier ancêtre commun aux Denisoviens, Néandertaliens et hommes modernes vivait il y a 1,4 Ma. Quant aux hommes modernes ils se sont séparés des Néandertaliens il y a 680 000 ans. Cette relative proximité temporelle de la séparation des lignées de l’homme et du chimpanzé traduit la grande similitude de leurs génomes. En effet, dans les régions où les séquences d’ADN des deux espèces peuvent être alignées, soit 95 % de l’ADN, leurs génomes sont semblables à 98,8 %. (sur les différences entre chromosomes contenant l’ADN voir la note 2 de la chronique n° 379, Courrier des lecteurs – À propos de la chronique « Du bon usage de la baleine », 04.05.2015). Quant aux protéines codées par l’ADN, elles sont encore plus voisines : leurs séquences d’acides aminés sont à 99 % identiques. Quoi qu’il en soit, ces grandes similitudes et petites différences entre ADN d’espèces distinctes sont pour le biologiste la preuve certaine de leur commune origine par évolution buissonnante.
  6. Comme je l’ai dit les traces de fleurs ont été contestées, à tort ou à raison, mais non l’inhumation des morts à laquelle il faut ajouter les soins apportés à des hommes blessés et infirmes (voir note 5 de la chronique n° 263, Notre histoire inconnue – L’évolution humaine et l’homme de Boskop, 1.6.2015). Il s’agit d’un point important car donner une sépulture à ses morts c’est manifester une prise de conscience de la mort. Comme l’écrit Pierre Chaunu, « Il y a ceux qui savent, ceux qui savent qu’ils vont mourir ». Le préhistorien Gabriel Camps le confirme : « Dans l’état de nos connaissances les plus anciennes sépultures sont néandertaliennes. (…) Les sépultures d’hommes de Néandertal ne se comptent plus. Si nous possédons des squelettes entiers ou assez bien conservés, c’est précisément parce qu’ils avaient été enterrés dans des fosses creusées pour les revoir. À la Chapelle-aux-Saints, à La Ferrassie, à Combe Grenal, au Moustier, au Roc de Marsal, pour ne citer que des gisements français, les corps d’adultes, d’enfants, voire de nouveau-nés, avaient été placés dans de telles fosses qui furent exceptionnellement recouvertes d’une dalle (sépulture d’un enfant de trois ans à La Ferrassie). Ces sépultures sont la première trace de ce qui pourrait être un sentiment religieux. Le soin apporté à l’inhumation d’un enfant aussi jeune mérite une remarque particulière : la sépulture n’est pas réservée aux seuls adultes, le chasseur ou la mère, mais elle est accordée même aux êtres faibles qui n’ont rien apporté au clan et qui lui étaient même à charge. Non seulement l’homme de Néandertal donne une sépulture à ses morts mais il entretient, semble-t-il, avec eux des relations affectives faites de respect ou de crainte et pourquoi pas d’amour ? » (Gabriel Camps, La préhistoire. À la recherche du paradis perdu, Perrin, Paris, 1982, p. 383).
  7. Nous avons déjà fait connaissance avec la Caune de l’Arago et Henry de Lumley qui en dirigea les fouilles dans la chronique n° 52, Sur un crâne de deux mille siècles – L’homme n’est apparu ni par hasard ni par miracle, 11.10.2010) mais il n’est pas inutile de revenir sur ce site emblématique. On savait depuis 1838 que le sol d’une caverne appelée la Caune de l’Arago de la commune de Tautavel dans les Pyrénées-Orientales, contenait des ossements et, depuis 1948, des outils taillés. Henry de Lumley la visite en 1963 et en perçoit le potentiel. Il commence la fouille approfondie dès l’année suivante et celle-ci se poursuit tous les ans depuis lors jusqu’à aujourd’hui, avec l’aide d’une équipe internationale. Il y a de quoi faire car le remplissage de cette caverne a plus de 15 m d’épaisseur avec des couches successives qui s’étagent des plus anciennes déposées il y a 690 000 ans aux plus récentes (100 000 ans). La chance sourit aux paléontologues : le premier fossile humain, une mandibule, est mis au jour en 1969. Bien d’autres suivront mais la plus importante découverte à ce jour est celle d’un crâne humain en 1971 (Arago 21, daté de 450 000 ans), puis, en 1979, à 3 m du précédent, d’un pariétal droit (Arago 47) s’emboitant parfaitement avec le crâne. L’Homme de Tautavel accède alors à la célébrité mondiale. Il n’appartient pas à notre espèce : c’est un Homo erectus, en l’occurrence un individu mâle d’une vingtaine d’années. Au total ce sont 120 fragments d’une vingtaine d’individus des deux sexes et d’âges divers qui sont retrouvés. Ces humains d’une taille d’environ 1,65 m et d’un poids de 45 à 55 kg ont vécu là de 600 000 à 400 000 ans. L’épaisseur des os et la taille des insertions musculaires indiquent qu’ils étaient robustes et musclés. Ils avaient de gros bourrelets au-dessus des orbites, un menton et un front fuyants, une cavité crânienne d’environ 1 100 cm3 nettement plus faible que la nôtre (1 350 cm3), et un fort dimorphisme entre hommes et femmes. Mais cette sèche description anatomique, aussi précieuse soit-elle, ne représente qu’une petite part des renseignements livrés par la Caune de l’Arago grâce à l’attention patiente portée aux moindres détails et à l’étendue des méthodes d’investigation disponibles. Ainsi armé, des chercheurs de nombreuses spécialités ont pu lire ce véritable livre ouvert et raconter l’histoire changeante du climat, de la flore et de la faune de toute la région où ces hommes ont vécu. Les datations ont été obtenues par la transformation de l’uranium 234 en thorium 230, la thermoluminescence, la résonance de spin et la racémisation des acides aminés (voir à ce propos la chronique n° 258 citée plus haut). L’humidité, la force et la direction du vent ont été déduits de l’alternance des dépôts sédimentaires selon qu’ils sont formés de sables (apportés par le vent en périodes sèches) ou d’argiles (déposées par les eaux de ruissellement en périodes humides). Les pollens ont permis de connaître la flore et les nombreux ossements de déterminer les espèces d’animaux présentes, 122 au total. Grâce à toutes ces indications on a pu reconstituer l’évolution du climat avec sa succession régulière tous les 100 000 ans environ de périodes tempérées et humides d’une durée de 20 000 ans et de périodes froides et sèches quatre fois plus longues (ces cycles s’expliquent par des variations de l’orbite de la Terre). Mieux encore, c’est la vie de ces hommes qui a pu être reconstituée avec une étonnante précision. L’âge des individus montre que leur durée de vie dépassait rarement 25 ou 30 ans. Bien que l’abondance de dents de lait indique la présence de nombreux enfants de 6 à 12 ans nés dans la grotte, le renouvellement des générations était difficile à assurer. Leurs outils de pierre sont demeurés les mêmes : ils sont de type acheuléen, pauvres en bifaces et hachereaux mais riches en galets aménagés (utilisés pour désarticuler les carcasses d’animaux) et en petits outillages (pour découper la viande ou racler les peaux). L’analyse des tranchants permet de savoir s’ils étaient utilisés comme scie ou racloir et quelle matière ils travaillaient (viande, peau ou bois). Les roches utilisées proviennent des environs immédiats mais certaines proviennent de 30 km, qui est la distance aller-retour qu’on peut parcourir en une seule journée. On en déduit l’étendue de leur territoire de chasse tandis que ces belles roches taillées symétriquement attestent de « leur sens de la beauté et de l’harmonie ». L’analyse des ossements animaux notamment des mandibules et des dents de lait permet de déterminer leur espèce, leur âge (au mois près) et la saison de leur mort. On peut ainsi savoir que la grotte n’était pas occupée en permanence et distinguer suivant les époques des campements d’une ou plusieurs années (il y en eut deux en 580 000 et en 450 000) et des campements saisonniers temporaires (avec dents de lait), des haltes de chasse et de simples bivouacs (sans dents de lait donc sans enfants). Contrairement aux restes animaux, les restes humains retrouvés présentent plus de crânes, mandibules et os porteurs de muscle que de côtes, vertèbres, mains et pieds, ce qui suggère la pratique d’un cannibalisme rituel. Cependant, aucune trace de feu n’a été découverte avant 400 000 ans : les hommes de Tautavel n’avaient donc pas encore domestiqué le feu. L’histoire de cette fouille et ses résultats sont racontés sur le site http://www.tautavel.culture.gouv.fr/ et surtout dans les livres de Henry de Lumley (chapitre 4 de L’homme premier. Préhistoire, évolution, culture, Odile Jacob, Paris, 1998, 2009, et chapitre 11 de La Grand Histoire des premiers hommes européens, Odile Jacob, Paris, 2007. De tels travaux suscitent à bon droit réflexion et admiration ; comme l’écrit Yves Coppens : « Comment ne pas s’émerveiller devant l’extraordinaire mémoire des chose : comment ne pas être séduit par la réflexion logique et déductive qu’il faut développer lorsqu’on est préhistorien. “Il faut beaucoup d’imagination pour être rigoureux”, disait de manière amusante et certainement amusée, André Leroi-Gourhan. » (Pré-textes. L’homme préhistorique en morceaux, Odile Jacob, Paris, 2011, p. 344).
  8. Ce n’est pas l’avis du paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin qui estime que des « caractères néandertaliens d’abord très discrets » apparaissent entre 500 000 et 400 000 ans sur les crânes, mandibules et dentures de Tautavel et autres lieux de Grèce, Espagne et Angleterre. « À l’intérieur même d’une population de nouveaux caractères n’apparaissent pas simultanément chez tous les individus. Certains présentent, sur une région du squelette, des caractères dérivés néandertaliens absents chez leurs contemporains. (…) L’évolution des néandertaliens est donc le résultat d’un glissement de fréquence de caractères au sein des populations avec un décalage dans le temps selon les zones anatomiques et à des vitesses différentes. Entre 450 000 et 30 000 ans, les habitants de l’Europe sont de plus en plus néandertaliens, mais on reste embarrassé pour assigner des individus précis à des stades clairement délimités. » (J.-J. Hublin et B. Seytre, Quand d’autres hommes peuplaient la Terre. Nouveaux regards sur nos origines (Flammarion, Paris, 2008, pp. 114-115). Yves Coppens présente un tableau semblable. Selon lui, les premiers Homo arrivent en Europe vers 2 Ma. Ces premières populations sont très tôt isolées par les glaciers nordiques et alpins et subissent une dérive génétique. « Des traits particuliers en nombre croissant distinguèrent peu à peu cet homme européen des autres dont il était désormais coupé (…), faisant peut-être de lui une véritable espèce nouvelle. La néandertalisation, que l’on aurait pu parfaitement appeler l’européanisation ou l’exception européenne, a donc été un phénomène progressif, créateur d’une humanité nouvelle (…). » (Pré-textes, op. cit. p. 251).