LES HIVERS RETARDÉS (*) - France Catholique
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LES HIVERS RETARDÉS (*)

Chronique n° 177 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1 422 − 15 mars 1974

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Ne nous laissons pas abattre. Il fait froid, mais cela peut s’améliorer : pendant l’hiver 1794-1795, la gelée à Paris dura soixante-quatre jours et le thermomètre descendit au-dessous de −23,5°. En 1740-1745, il fit −31,8°, et la gelée s’accrocha quatre-vingt-six jours. La Seine glaça sur toute sa longueur. En janvier 1709, elle gela presque jusqu’au fond.
Si la mémoire collective était moins oublieuse, elle accepterait avec plus de philosophie les caprices du temps, du moins quand ils sont aussi cléments qu’en Europe. Le froid fut si vif à quatre ou cinq reprises au XVIe siècle que le vin se vendait au poids : en 1558, on démontait les tonneaux pour libérer les blocs de vin que les marchands débitaient à la hache.

C’est la faute au soleil

En 1074, tous les fleuves d’Europe gelèrent. En 1323, ce furent la Baltique et la mer du Nord : on eût pu aller à pied en Angleterre ! Venise gela en 1234, le port de Marseille en 1594. Galéjade ? Mais en 1011, le Bosphore se prit, et même le Nil ! L’humanité grelottante dut, sans doute, devant ces catastrophes, déclarer que décidément le temps était détraqué. Mais le temps, c’est comme le capitalisme qui, dit-on, n’avance qu’en se détraquant. Notre consolation, en 1974, c’est que la géophysique nous explique pourquoi notre fille est muette : c’est la faute au Soleil. « Aussi longtemps que le rayonnement solaire et les paramètres physiques de l’atmosphère restent réellement constants, écrit le météorologiste allemand H. Flohn, les valeurs majeures des éléments météorologiques restent inchangées sur la terre entière » (a).

Seulement cette constance n’existe pas. Le Soleil est sujet à plusieurs cycles de variation de longueurs inégales, onze ans, treize ans, quatre-vingts ans, d’autres encore qui, n’étant pas multiples les uns des autres, entraînent des différences toujours renouvelées. 1

La situation actuelle du Soleil est telle que les hivers sont doux. Et c’est de la douceur exceptionnelle des hivers que le reste découle, y compris la rigueur inaccoutumée des fins d’hivers. En effet, nous expliquait récemment un géophysicien, l’hiver doux empêche le froid de s’installer sur la calotte polaire. C’est pourquoi, pendant tout le début de l’hiver, les courants d’air chaud montent sans obstacle, très haut vers le pôle, provoquant, après les jours les plus courts du solstice, une sorte de faux printemps qui trompe la nature. Il fait beau, les jours s’allongent, toutes les réactions du printemps se déclenchent ; la sève monte, les bourgeons gonflent, les semailles démarrent.

C’est un phénomène très dangereux, car en fait l’hiver n’est que retardé. On peut appeler cela un piège : en ce moment, dans certaines régions de France, la neige recouvre les bourgeons ouverts et les tue. Dans les Alpes, des primevères et des violettes avaient éclos dès la mi-janvier ! Maintenant, ces fleurs sont mortes sous une couche blanche d’un mètre d’épaisseur.
C’est un piège, car si le froid tarde à prendre le dessus dans les régions arctiques, il finit quand même par gagner. Alors les masses d’air glacé amoncelées sur le pôle s’effondrent brutalement vers le sud en bousculant les barrières d’air tropical et envahissent les régions tempérées engagées dans un faux printemps. Ces phénomènes inhabituels dans les limites d’une vie humaine, atteignent en ce moment des dimensions colossales.

On pense que l’accélération terrestre mesurée en janvier par Mlle Martine Feissel et M. Bernard Guinot au Bureau international de l’heure est en corrélation avec eux, ce qui du reste se comprend parfaitement, car la rotation de la partie solide de la Terre ne peut être séparée de la quantité de mouvement totale. L’accélération mesurée dépassait, en janvier, le millième de seconde par jour.

Cela n’a l’air de rien, mais à l’équateur, une telle avance correspond à un déplacement d’une quarantaine de centimètres. Essayons, par la pensée, de déplacer toutes les montagnes et tous les océans de quarante centimètres. La Terre étant une sphère, cette image ne donne qu’une idée approximative, mais qui suffit à nous faire saisir les formidables énergies mises en jeu. Si nous savions les récupérer, la crise serait résolue !

Revenons à l’hiver tardif et à ses conséquences. On comprendra que la douceur de décembre, janvier et février se soit traduite par une évaporation intense.

A la fin février, l’hémisphère Nord était chargé d’immenses masses de vapeur. L’irruption des masses d’air froid commença le processus de condensation. Il plut, puis il neigea. Les nuages arrêtèrent les rayons solaires et les rejetèrent vers l’espace. Le sol se refroidit, accusant encore la chute de la température. Là où le 15 janvier on voyait éclore les violettes, la température variait pendant la journée du ler mars de −6° à −1° (minimum et maximum diurnes) : le froid entraînant le froid, plus il est tardif et plus il est brutal.

La sécheresse du Sahel…

La question que l’on est tenté de se poser maintenant est celle de savoir pour combien de temps ce mécanisme anormal se trouve mis en place. Mais d’abord, il n’y a rien dans tout cela que de parfaitement normal. Tout au long de l’histoire de la Terre, le climat n’a jamais cessé de varier. Quand on considère l’évolution des températures depuis le début du XVIIe siècle, on ne voit que des hauts et des bas (b). Plus loin dans le passé, les changements sont encore plus marqués (rappelons-nous les longs épisodes glaciaires).

Les fantaisies du temps sont donc conformes à la règle (c) 2. Cependant, certains changements gardent plus longtemps leur orientation et c’est le cas de celui que nous observons. Il est à peu près certain que les hivers vont continuer d’être tardifs pendant plusieurs années, tant que le Soleil restera dans l’état particulier où les hasards combinés de ses cycles le mettent actuellement 3.

Quant au temps des prochaines semaines, on ne peut que faire un vœu : c’est que les masses d’air froid aient assez de vigueur pour provoquer enfin en Afrique les changements tant attendus par des millions de malheureux. Car tout se tient. La sécheresse du Sahel résulte des mêmes causes que nos faux hivers. Mais ce qui ne fait ici que nous importuner, ailleurs fait mourir.

Aimé MICHEL

(a) H. Flohn : Le Temps et le Climat (Paris, 1968).

(b) H. Flohn, page 197.

(c) CEP Brooks : Climate Through the ages, 2d édition, Londres, 1970.

Les Notes de (1) à (3) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 177 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1 422 − 15 mars 1974.

  1. On a identifié à ce jour quatre cycles d’activité du Soleil. Leurs périodes (c’est-à-dire le temps qui sépare deux creux ou deux bosses successives) sont respectivement de 8 à 13 ans avec une moyenne de 11,2 ans (découvert par l’Allemand Heinrich Schwabe vers 1843), 80 à 90 ans (découvert par Gleissberg en 1958), 150 à 200 ans (découvert par Suess et de Vries), enfin 2300 ans (cycle d’Hallstattzeit). Le cycle de 11 ans se manifeste en particulier dans le nombre des taches solaires. Ces taches, découvertes par Galilée vers 1610, sont des zones moins brillantes parce que moins chaudes à la surface du soleil. Elles s’expliquent par une augmentation locale du champ magnétique qui freine les mouvements de convection venant de l’intérieur plus chaud. Le nombre de taches varie en montagnes russes entre des minima de zéro à une dizaine et des maxima de 60 à 250.

    De 1761 à 2001 on a compté 23 cycles. Le dernier minimum, le 23e, a été atteint durant les années 2008 à 2010. Depuis lors le nombre de taches s’est remis a augmenté. Ce 24e cycle naissant pourrait atteindre un maximum de 90 taches en mai 2013 suivant une prévision de la NASA de juillet 2010. Toutefois cette même NASA prévoyait auparavant un maximum de 140 taches en 2011, ce qui s’est avéré fort inexact et confirme que la prévision de l’activité solaire n’est pas encore une science sûre. L’affaire est suivie de près par les observatoires au sol et de nombreux satellites car ces maxima d’activité sont accompagnés de « tempêtes » solaires. Il s’agit d’un accroissement du « vent » solaire, un courant de particules ionisées (électrons et atomes ayant perdu tout ou partie de leurs électrons) émis en permanence par le Soleil, qui fut découvert en 1950. Ces tempêtes se manifestent par de belles aurores boréales mais sont aussi capables d’interrompre les communications avec les satellites (dont l’activité économique dépend de plus en plus : télécommunications, GPS etc.) et des perturbations des réseaux électriques.

    Le flux d’énergie reçue par la Terre, appelée assez improprement constante solaire, qui arrive à la surface de l’atmosphère, perpendiculairement à celle-ci, donc dans la zone intertropicale, varie de 1415 watts par mètre carré en janvier à 1326 W/m2 en juin du fait des variations de distance de la Terre au Soleil, soit 1368 W/m2 en moyenne. Au cours d’une journée cette énergie se répartit sur toute la surface du globe (4πr2, où r est le rayon de la Terre), qui est quatre fois celle sa section (πr2). Par conséquent chaque mètre carré reçoit en moyenne 1368/4 = 342 W/m2 dont moins de la moitié (160 W/m2) atteint le sol, le reste étant réfléchi ou absorbé. En réalité, du fait des divers cycles d’activité solaire, cette valeur varie suivant les années. On a pu reconstituer l’évolution de la « constante » solaire au cours des derniers siècles par la mesure du carbone 14 de bulles d’air fossile enfermées dans les glaces des pôles. En effet, le vent solaire empêche les rayons cosmiques (également des noyaux d’atomes mais d’origine galactique et extragalactique) d’entrer dans l’atmosphère, donc de réagir avec les noyaux d’azote pour former du carbone 14. Ainsi le carbone 14 diminue lorsque la constante solaire augmente et vice-versa. Il est remarquable que la température de l’hémisphère nord depuis le XVIIe siècle suive d’assez près celle de la constante solaire. L’explication de ce phénomène proposée actuellement est que les rayons cosmiques favoriseraient la formation de nuages à basse altitude qui à leur tour réfléchiraient davantage le rayonnement solaire vers l’espace, privant ainsi la Terre d’une partie de sa chaleur (on trouvera des références dans le dossier « L’effet du soleil sur le climat » sur le site la.climatologie.free.fr).

    C’est grâce à cette méthode du carbone 14 qu’on a découvert le cycle d’Hallstattzeit de 2300 ans. Ce cycle est actuellement croissant et certains pensent qu’il pourrait contribuer au réchauffement de la Terre. Mais, comme on l’a vu dans une chronique précédente (n° 54, Le temps pourri, paru ici le 30 mai dernier) une polémique s’est développée en France quant à l’effet du Soleil sur le climat. On se gardera donc de conclure avant plus ample informé.

  2. Aimé Michel aurait pu citer également l’ouvrage classique d’Emmanuel Leroy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, parue à Paris en 1967 puis en anglais en 1971, disponible en deux volumes dans la collection Champs de Flammarion. L’historien, en rupture avec certains de ses prédécesseurs, s’attache à étudier l’histoire du climat pour elle-même et non plus seulement pour ses incidences humaines ou écologiques. Il s’appuie pour cela sur des documents inédits donnant les dates de récoltes et l’avancée des glaciers, en Europe et en Amérique, surtout aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Il n’aborde que de façon latérale, sans prétendre en venir à bout, la question plus difficile et logiquement seconde de savoir si les fluctuations du climat (ou celles plus brèves de la météorologie) ont réagi sur les récoltes (donc l’économie) ainsi que sur les épidémies et maladies (donc la démographie). « Du côté de la Méditerranée, note-t-il à ce propos, la relative décadence de l’Espagne n’est pas due à une baisse de l’hygrométrie, mais à la structure sociale, à une religion trop “totale”, au avatars monétaires de la Renaissance et du Baroque, à un système de valeurs inadapté au capitalisme, à une géographie insatisfaisante par rapport aux exigences de l’économie moderne.

    Quant aux désastres cumulés des XIVe et XVe siècles, désastres dont l’existence n’est mise en doute par personne, les épidémies de peste, pulmonaire ou bubonique, ont été, entre autres facteurs, d’une plus redoutable efficacité qu’une hypothétique vague de froid ou d’humidité. » (p. 16). Leroy Ladurie rompt quelques lances au passage avec des « auteurs extrêmement compétents et parfois réputés » comme C.E.P. Brooks, auquel Aimé Michel se réfère, coupable à ses yeux de spéculations « naïves et stériles » (par exemple lorsqu’il explique les migrations des Mongols, au Moyen Age, par des « caprices de pluviométrie ») et d’avoir reconstitué de manière imaginaire, sans recours aux documents originaux, le « petit âge glaciaire » des XVIIe et XVIIIe siècles. « Leurs erreurs n’auraient pas eu grande importance si, parées du nom prestigieux de C.E.P. Brooks, elles n’avaient été diffusées très largement dans la littérature spécialisée d’Angleterre et d’Amérique, qui de plus en plus donne le ton. » (op. cit. p. 285).

    Leroy Ladurie précise, avec modestie mais fermeté et une pointe d’humour, l’intrusion de l’historien dans un domaine que l’on pourrait croire réservé aux spécialistes des sciences de la nature. « Par delà les tactiques du moment, il semble que la stratégie de l’historien du climat consiste à se porter d’abord en première ligne, avec les hommes des sciences de la nature, au coude à coude d’une collaboration interdisciplinaire ; ces hommes, au début, accueillent-ils comme un intrus, qui ne leur dit rien qui vaille, l’échappé de Clio ? Tant pis. L’historien dans ce cas dévore l’humiliation et s’efforce de faire admettre la contribution spécifique qu’il est seul à pouvoir apporter. Pierre Chaunu disait, voici quelques années, que l’historien de l’économie devait d’abord, modestement, fournir des matériaux de base aux économistes professionnels.

    De la même façon, l’historien du climat est d’abord là pour ravitailler les spécialistes des sciences de la Terre ou de l’Air (météorologistes, glaciologistes, climatologistes, géophysiciens etc.) en matériaux d’archives. Les raisons d’une telle division du travail sont évidentes et prosaïques : de par sa formation (paléographie, connaissance du latin, et surtout, maîtrise du “métier d’historien”) le professionnel de l’histoire est seul en mesure d’accéder à certaines données qui furent consignées, voici quelques siècles, dans d’illisibles paperasses. Quant aux météorologistes, ils ont depuis longtemps cessé d’être latinistes, et ils n’ont jamais été (nul ne leur en fera grief !) paléographes, ni “cliométristes”. » (C’est-à-dire spécialistes de l’histoire quantitative, Clio étant la muse de l’histoire ; Le territoire de l’historien, Gallimard, 1973, coll. Tel, p. 513-514).

  3. En 1974, lorsqu’Aimé Michel écrit ces lignes, le Soleil se trouve dans un minimum de son cycle de 11 ans et s’apprête à aborder son 21e maximum.