Supposons qu’un équipage d’astronautes s’envole dans l’espace pour un long voyage. Avant le départ, les horloges de l’astronef sont soigneusement réglées sur celles de la terre. Pour s’assurer qu’elles sont indéréglables, on les construit sur un phénomène rigoureusement stable, par exemple la période d’une fine raie lumineuse facile à identifier dans le spectre, ou bien la désintégration d’un corps radioactif. Quand tout est prêt, l’astronef s’envole et voyage, disons, vingt et un ans à la vitesse de 270 000 kilomètres à la seconde. Après quoi, étant de retour, il réintègre la patrie terrestre.
Nous avons supposé que le voyage durait vingt et un ans. Si le capitaine de l’équipage avait trente ans au départ, il en a donc maintenant cinquante et un. Après une absence d’une génération, on peut supposer que le premier soin de cet aventurier sera d’aller embrasser son jeune fils qui, né au moment du départ, doit maintenant faire son service militaire, puisqu’il a vingt et un ans.
Science ... fiction ou réalité...
Eh bien, non. Ce sera, non pas son fils, mais bien son petit-fils qui au moment du retour portera l’uniforme. Car, tandis que l’astronef vieillissait de vingt et un ans, la terre, elle, vieillissait d’un demi-siècle : tel est, en effet, l’enseignement des équations de la Relativité établies en 1905 par le jeune Albert Einstein : le temps s’écoule d’autant moins vite sur un mobile, par rapport à un point de repère fixe, que sa vitesse est plus proche de celle de la lumière. Notre astronef filait du 270 000 kilomètres à la seconde. La lumière en parcourt 300 000. Le calcul montre que, dans ces conditions, l’astronef vieillit de dix ans et onze mois seulement chaque fois qu’il se passe un quart de siècle sur la terre.
Quand, il y a quelques mois, j’avais mentionné ici quelques-uns des paradoxes du temps étudiés par les physiciens, un lecteur, M. D. L.... d’Arras, m’avait sévèrement tiré les oreilles, affirmant que je faisais de la science-fiction et que j’attentais à la Philosophia Perennis (a). Hélas ! l’actualité scientifique m’oblige à réchauffer la bile peut-être un peu assoupie de mon distingué censeur en évoquant une fois de plus les paradoxes temporels.
L’histoire de l’astronef vieillissant plus vite que la terre d’où il est parti et de l’astronaute retrouvant à son retour ses arrière-petits-enfants sous la forme de vieillards chenus, a été, c’est vrai, racontée mille fois par les romanciers de science-fiction. On en ferait une copieuse anthologie en se bornant à feuilleter les deux excellentes revues françaises de science-fiction [1]. Mais les romanciers de science-fiction n’ont eux-mêmes jamais fait que paraphraser un article célèbre dans lequel Paul Langevin tirait une conséquence mathématique immédiate des équations de la relativité restreinte, conséquence connue par la suite sous le nom de « paradoxe de Langevin ». [2]
Depuis l’article de Langevin, son « paradoxe » a suscité au moins autant de « réfutations » que de nouvelles de science-fiction. André Metz en avait fait un recueil déjà très volumineux vers les années trente. [3]
Toutes ces « réfutations » pèchent logiquement par quelque bout. Toutes essaient (vainement) de sauver les évidences du bon sens en « prouvant » qu’il est impossible que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse dans l’univers entier et que le spectacle de l’arrière-petit-fils chenu serrant dans ses bras tremblants un ancêtre dans la force de l’âge est une absurdité. [4]
Dès les premières études expérimentales sur les effets des rayons cosmiques, cependant, on put voir que les particules, libérées par l’arrivée de ces rayons dans l’atmosphère terrestre, se comportaient comme des boulets de Langevin : elles vivaient plus longtemps (par rapport à la terre) qu’elles n’auraient dû. Par exemple, telle particule, ne vivant qu’une fraction de seconde, n’aurait pas dû avoir le temps d’atteindre la surface du sol, compte tenu de l’épaisseur de l’atmosphère. Or, on la détectait sur des plaques photos installées au sol : tout se passait donc bien comme si le temps de ces particules s’écoulait plus lentement que le nôtre, leur permettant de parcourir avant de disparaître un espace plus long que prévu.
Cependant, la preuve directe de la réalité du paradoxe de Langevin n’avait jamais été administrée. C’est maintenant chose faite. C’est M. Olivier Costa de Beauregard qui me le signale, et je l’en remercie. Il ne me le signale d’ailleurs pas sans quelque malice. M. Costa de Beauregard, de l’Institut Henri-Poincaré, est un éminent physicien théoricien, auteur de très profonds travaux théoriques sur le spin des particules et inspirateur d’expériences qui ont toujours brillamment confirmé ses prévisions (b).
« Les physiciens, me dit-il, n’ont jamais douté que l’expérience démontrerait la réalité du paradoxe de Langevin ; la preuve est une très belle preuve, mais les physiciens théoriciens n’en avaient nul besoin pour être sûrs d’avance du résultat. » Cette remarque répond au ton de quelques-uns de mes articles qui exprimaient un doute sur l’intelligibilité ultime de l’univers physique [5] . Il est bien vrai que je doute fortement de cette intelligibilité ultime de l’univers au regard de la science. Il est bien vrai aussi que les arguments qui embarrassent le plus ce scepticisme viennent des admirables succès de la physique théorique, dont les travaux de M. Costa de Beauregard sont une illustration qui inspire le respect.
Quoi qu’il en soit, voici comment deux physiciens américains, J.-C. Hafele (Université de Washington) et R. E. Keating (U. S. Naval Observatory), viennent de prouver le paradoxe de Langevin.
Le principe est très simple. On sait que la terre tourne sur elle-même en un jour. Chaque point situé à l’équateur parcourt donc en un jour la valeur de la circonférence terrestre, soit 40 000 kilomètres. Il y a dans un jour 86 400 secondes. La vitesse de rotation à l’équateur est donc de 40 000/86 400 = environ 462 mètres à la seconde (cette vitesse est égale en France à un peu plus de la moitié de ce chiffre, si bien que, depuis que vous avez commencé cet article, vous avez parcouru autour de l’axe des pôles un nombre respectable de kilomètres). Supposons maintenant que, toujours sur l’équateur, deux avions à réaction, porteurs chacun d’une horloge bien réglée, partent en même temps et à la même vitesse, l’un vers l’Ouest et l’autre vers l’Est. Au bout d’un certain temps, ces deux avions se retrouveront ensemble à leur point de départ, ayant voyagé à des vitesses respectives (dans l’espace) égales, l’un à la vitesse de l’avion, moins 462 mètres à la seconde, l’autre à 462, plus la vitesse de l’avion, celui qui part vers le Levant volant dans l’espace plus vite que l’autre.
Les équations de la relativité permettent de prévoir que celui qui a volé plus vite aura vieilli moins vite (c’est le paradoxe de Langevin) et de combien, exactement, il sera plus jeune que l’autre.
Pour savoir si le paradoxe est une réalité, il suffit donc de monter une horloge sur chacun des deux avions, et que les deux horloges aient été préalablement bien accordées. À l’arrivée, on compare les heures marquées par les deux horloges.
Tel est le principe. Il va de soi que dans la réalité, il faut tenir compte de tout, et en particulier de l’altitude à laquelle vole l’avion, de la latitude de son trajet (qui n’est pas forcément l’équateur), etc. Quoi qu’il en soit, ayant tenu compte de tout, les deux physiciens américains avaient, avant l’expérience, annoncé que l’avion volant vers l’Ouest avancerait son tour du monde de 275 (plus ou moins 21) milliardièmes de seconde sur une horloge restée à terre, tandis que l’avion volant vers l’Est retarderait de 40 (plus ou moins 21) milliardièmes de seconde. Les résultats obtenus furent les suivants : 273 (au lieu de 275 ± 21), 59 (au lieu de 40 ± 23).
Formidable réflexion
La confirmation est donc éclatante, et l’on ne peut qu’admirer une fois de plus le génie du petit jeune homme de 25 ans qui, en gribouillant tout seul sur un coin de table du Bureau suisse des brevets, avait, dès 1905, prévu une chose si imprévisible et si contraire au sens commun. On comprend que M. Costa de Beauregard, mesurant le formidable espace intellectuel conquis par la seule réflexion de ce petit jeune homme (Albert Einstein), attende avec un peu d’amusement comment mon scepticisme va se débarrasser d’une expérience si bien faite pour prouver la docilité de l’univers à se conformer aux lois de la pensée (c).
Eh oui, c’est embarrassant. Qu’en pensent nos lecteurs ?
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 116 parue initialement dans F.C. – N° 1351 – 3 novembre 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 2 « Physique du temps », pp. 75-78.
— -
(a) Voir mon article du 10 mars 1972 : Questions aux philosophes ainsi que la lettre de M. D. L.... et ma réponse [6] dans la F. C. du 7 avril 1972, page 3.
(b) Cf. les Comptes rendus de l’Académie des sciences, tome 274, p. 433-436 (14 février 1972) et p. 1213-1216 (29 mai 1972).
(c) Compte rendu de l’expérience de Hafele et Keating dans Science du 14 juillet 1972.
— -
Les notes de 1 à 6 sont de Jean-Pierre Rospars
— -
Rappel :
Entre 1970 et sa mort en 1992, Aimé Michel a donné à France Catholique plus de 500 chroniques. Réunies par le neurobiologiste Jean-Pierre Rospars, elles dessinent une image de la trajectoire d’un philosophe dont la pensée reste à découvrir. Paraît en même temps, une correspondance échangée entre 1978 et 1990 entre Aimé Michel et le sociologue de la parapsychologie Bertrand Méheust. On y voit qu’Aimé Michel a été beaucoup plus que le « prophète des ovnis » très à la mode fut un temps : sa vision du monde à contre-courant n’est ni un système, ni un prêt-à-penser, mais un questionnement dont la première vertu est de faire circuler de l’air dans l’espace confiné où nous enferme notre propre petitesse. Empli d’espérance sans ignorer la férocité du monde, Aimé Michel annonce certains des grands thèmes de réflexion d’aujourd’hui et préfigure ceux de demain.
Aimé Michel, La clarté au cœur du labyrinthe. Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, L’apocalypse molle. Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du Veilleur d’Ar Men par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.