Une phrase trop rapide sur Teilhard de Chardin [1], dans une de mes précédentes chroniques (a), semble avoir blessé un certain nombre de lecteurs. Leur réaction révèle la place que ce grand penseur tient dans le cœur de beaucoup. Que l’on me permette d’y revenir.
J’avais parlé de son « échec ». J’entendais par là que, s’il a bien réussi à créer une école de pensée, s’il a éclairé un grand nombre d’esprits des années 50, s’il a éveillé beaucoup de ses lecteurs scientifiques au souci religieux et s’il leur a dispensé une grande lumière – et certes, tout cela, il l’a fait et le fait encore – cependant, il faut admettre que sa description du monde a très rapidement vieilli et qu’elle ne suffit plus à nos inquiétudes de cette fin de siècle.
Ce qui a vieilli, c’est, précisons-le bien, sa description, ce qu’il appelait sa phénoménologie. Il n’est plus possible, en 1972, de se satisfaire d’un tableau où l’on voit que l’auteur s’est fait scrupule de ne progresser que par ce qu’il appelait le dehors des choses, persuadé qu’il était que ce dehors des choses était, par définition, l’objet essentiel et exclusif de la science.
Je sais, et certains lecteurs ont raison de le rappeler, qu’il était, lui, personnellement, guidé et éclairé non par le dehors, mais bien par le dedans. Mais c’est là justement son paradoxe. Son lyrisme religieux, son sens admirable de l’universelle finalité, de l’universelle présence d’une pensée, pourquoi n’a-t-il pas eu, lui, le prophète, l’intuition de prévoir que la science la plus objective était, dès les deux dernières décennies de sa vie, en train de leur préparer une voie royale ?
Sauf erreur, il n’y a rien dans son œuvre qui fasse une place aux préoccupations d’un Turing (b), d’un Hayek (c ), d’un Eccles (d), d’un Popper (e ), et de tant d’autres qu’il a connus ou pu connaître, sur l’impossibilité de trouver à la conscience d’être une source matérielle scientifiquement décelable [2]. Pourquoi ?
L’homme « sait qu’il sait »
Essayons d’être plus clair. Tout être vivant souffre, aime, perçoit le plaisir et la douleur. Si je me brûle en allumant ma pipe, je le sens. Ce fait extraordinaire, que l’on appelle la conscience, n’a pas de place dans la science. Il n’existe et ne peut exister – c’est la démonstration de Turing en particulier – aucun moyen imaginable de distinguer un processus conscient d’un processus inconscient. Quel que soit le moyen imaginé, si subtil et sophistiqué soit-il, on peut toujours concevoir une machine capable de passer le test et de démontrer qu’elle est consciente et qu’elle souffre quand on lui dévisse un écrou ou qu’on lui débranche un contact.
Or l’être vivant est une machine. Les biologistes en sont maintenant à démonter ses derniers mécanismes. Si quelque jour on parvient à fabriquer en laboratoire une telle machine, sentira-t-elle ? Il y a cinquante ans, on pouvait répondre : fabriquez votre machine, nous verrons bien. Mais déjà, quand Teilhard écrivait ses derniers et plus importants ouvrages, on savait que l’on ne verrait rien du tout et que le mystère de la conscience n’en serait pas le moins du monde éclairci.
Teilhard a beaucoup réfléchi à la conscience. C’est à lui que l’on doit quelques-unes de ses formulations les plus profondes et les plus frappantes : « L’animal sait, l’homme sait qu’il sait », etc. Comment a-t-il donc pu croire que l’émergence de la pensée consciente, selon sa propre expression, pouvait être, si peu que ce fût, décrite par un simple récit de l’évolution ? L’évolution n’est que l’immense expérience de laboratoire d’où est sortie la machine humaine. Mais la machine seulement !
La raconter, c’est décrire tout, sauf précisément ce qui fait problème, à savoir que ma machine sait qu’elle sait, qu’elle est capable de plaisir, de douleur et d’amour. [3]
C’est pour rendre compte de ce mystère que Teilhard a imaginé un « dedans des choses ». Mais il y a dans cette idée une obscurité essentielle : oui ou non, le « dedans des choses » intervient-il dans l’infinie succession d’événements appelée « évolution » ? Si oui, sa description est erronée, puisqu’elle n’en tient aucun compte ; et si non, elle ne nous sert à rien, puisque c’est notre destinée intérieure, et elle seule, qui nous tourmente.
Tous les savants actuels ont une profonde conscience de ce problème, le plus grand sans doute que notre bref passage dans ce monde pose à notre intelligence. Les philosophes qui y réfléchissent devraient faire leur livre de chevet des comptes rendus de la conférence tenue, il y a huit ans, à l’Académie pontificale des sciences par vingt-deux biologistes, informaticiens, philosophes et psychologues sous la présidence de Lord Adrian sur « le Cerveau et la Conscience (f) » [4]. Ils y verront que tous ces hommes, dont beaucoup avaient connu Teilhard et le citent avec respect et admiration, reconnaissent dans le fait de la conscience une complète énigme.
Depuis huit ans d’ailleurs, ce problème s’est précisé. Les savants sont de plus en plus nombreux, surtout chez les Anglo-Saxons, à penser que le « dedans des choses » intervient dans l’évolution, sinon même peut-être dans la physique, comme me le disait récemment le physicien anglais P. A. Sturrock, de l’Université américaine Stanford [5] .
Le « dedans des choses »
Pour Sturrock (qui s’est illustré dans la physique des plasmas), la physique devra très probablement renoncer avant longtemps aux idées de temps et d’espace telles que nous les comprenons. Et, du coup, s’effondreront toutes les constructions intellectuelles basées sur l’idée d’un écoulement linéaire du temps, au premier rang desquelles les théories de l’évolution.
L’évolution, nous l’avons vu, est un fait certain [6], mais qui, loin d’expliquer quoi que ce soit, est elle-même un profond mystère. Teilhard a senti ce mystère en mystique. En cela il restera une source inoubliable de méditation. Mais le récit qu’il en fait est un lit de Procuste. Et je crains bien que ce fût la tête qu’il coupa.
Aimé MICHEL
(a) France Catholique, n° 1 333, 30 juin 1972, p. 7 : « Sous le lampadaire et à côté ».
(b) A. M. Turing : Computing machinery and intelligence. Mind, 59, 1950, p. 443–460.
(c ) F. A. Hayek : The Sensory order (University of Chicago Press 1952).
(d) Eccles : Facing Reality (Heidelberg Science Library, vol. 13, 1970). Sir John Eccles, prix Nobel de médecine, était déjà illustre du temps de Teilhard.
(e ) Sir Karl Popper : Conjectures and Refutations (Londres 1963. Ce livre rassemble des travaux dont certains datent de 1923. Il est dédicacé à Hayek, ci-dessus note c).
(f) Brain and Conscious experience (Springer Verlag, Heidelberg 1966).
Les Notes de (1) à (6) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 102 – F.C. – N° 1337 – 28 juillet 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 25 « Teilhard de Chardin », pp. 645-646.
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Deux livres à commander :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
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Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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Messages
4 août 2010, 21:04, par Jean Léon
J’ai été passionné par la mise au point d’Aimé MICHEL à propos de Teillard de Chardin. Il dit, justement, l’essentiel des questions que l’on peut se poser à la lecture de Teillard et je retrouve un langage qui me parait, à bien des égards, proche de celui de Michel HENRY, dans "La Barbarie" ou dans "C’est moi la vérité". Il a tellement bien montré la vérité de l’homme, au delà de l’apparence que lui donne le monde dans lequel il vit. Il me donne envie d’écrire "je crois, donc je suis".