Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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En 1530, Guillaume Budé fondait le Collège des Trois Langues, que l’on appelle maintenant Collège de France, et y prenait la chaire de grec. Pour la première fois dans l’histoire de cette vénérable institution, la chaire de Guillaume Budé vient d’être attribuée à une femme, Mme Jacqueline de Romilly, qui, comme, le dit Le Monde, « sait plus de grec qu’homme en France ». [1]
Quand on est élu par le Collège de France, la tradition veut que l’on y prononce devant le Tout-Paris qui pense une « leçon inaugurale », et que cette leçon soit une profession de foi. C’est dans sa leçon inaugurale que Monod énonça pour la première fois les thèses de son futur best-seller Le hasard et la nécessité. On pourrait faire un gros livre passionnant avec les leçons inaugurales au Collège de France qui ont marqué l’histoire de la pensée. Que Mme de Romilly me pardonne si, ayant lu dans la presse un résumé de sa leçon, l’envie me prend de me promener un peu dans ses plates-bandes.
L’helléniste n’est pas seulement le spécialiste d’une langue quand cette langue est celle de Pythagore, d’Archimède et d’Ératosthène. Je connais – et j’ai connu – quelques grands hellénistes, Mario Meunier, par exemple. Ils ont en commun d’être Grecs, c’est-à-dire de penser au plus haut. Mme de Romilly n’a failli ni à la tradition de la leçon inaugurale ni à celle de l’hellénisme [2] .
Si je m’en rapporte au Monde, l’un des thèmes essentiels de sa leçon aurait été le suivant : « Parce que la pensée grecque est proche des origines, elle unit encore dans le cosmos les dieux et les hommes, la raison et l’irrationnel. »
Je ne sais s’il faut être « proche des origines » pour unir « encore » dans le cosmos les dieux et les hommes, le rationnel et l’irrationnel. J’inclinerais plutôt à dire de cette façon de voir les choses ce que Pasteur disait de Dieu, qu’un peu de science en éloigne et que beaucoup y ramène. Car c’est le propre de la science « actuelle » – ce qui la différencie de celle qui durait depuis Galilée et Descartes – que de faire dans le monde leur place à l’irrationnel et aux « dieux ». Mais une loi bien connue de l’histoire de la pensée nous apprend que, quand on revient à des idées anciennes, c’est pour leur découvrir un sens bien différent.
La raison et l’irrationnel
Commençons par l’irrationnel. Pendant quatre siècles, aux yeux de l’homme de science, ce mot a été synonyme d’impossible, d’irréel. Ce que la raison ne peut concevoir, ce qui implique contradiction logique, est par définition impossible, cela n’existe pas. Pourquoi ? Parce que l’univers obéit aux lois de l’entendement humain, qu’il ne saurait y avoir d’autre entendement que celui-là, qu’il faut que Dieu même s’y soumette, sous peine de donner la preuve de sa propre inexistence ! [3] Comme l’écrivait le baron d’Holbach dans son Système de la nature, le monde est un « flux ininterrompu de causes et d’effets » et la science en est la découverte.
D’où d’Holbach tenait-il que le monde est par nature conforme aux limitations de la raison humaine ? L’excellent baron, qui passa son existence à pourfendre la « superstition », n’avait pas conscience que sa croyance elle-même était de toutes la plus superstitieuse.
Car si le croyant peut avoir des raisons d’admettre que le Créateur a, par bonté ou dans un but inconnu, imparti à l’homme exactement l’esprit qu’il faut pour comprendre toute sa création, on se demande où l’athée, lui, peut trouver la cause d’une si merveilleuse coïncidence. Quoi donc ! L’homme monte par évolution continue de la bête, qui est bête, et cependant il pourrait tout comprendre ? Et à partir de quel moment aurait-il été à même de tout comprendre ? [4]
La simple démarche de la science, qui est matérialiste par nature selon le mot du P. Dubarle, conduit donc inévitablement à admettre que l’irrationnel existe dans la nature. Car le nier, c’est nier que l’apparition de l’homme ait eu lieu ou plutôt ait lieu par la voie progressive de l’évolution. Il y a une incohérence insurmontable dans le rationalisme matérialiste. Le matérialiste ne peut pas se dire rationaliste sans se nier, puisqu’il a devant lui une évolution illimitée. Dès lors qu’il admet comprendre des choses qui sont irrémédiablement incompréhensibles au chien, il est obligé d’admettre aussi qu’un être plus évolué que lui pourra acquérir une intelligence des choses aussi supérieure à la sienne que la sienne l’est à celle du chien [5] .
Les dieux et les hommes
Et ceci nous conduit aux « dieux ». S’agissant des Grecs, il faut prendre ce mot avec son sens antique. Pour le chrétien, le « divin » est par essence surnaturel. Dans le grec ancien, le mot « surnaturel » au sens où nous l’entendons n’existe pas. Les dictionnaires le traduisent soit par hyperphuês, soit par daimonios. Mais hyperphuês veut dire « qui croît démesurément », et daimonios désigne « ce qui vient des dieux », étant entendu que les dieux sont des êtres plus puissants et plus intelligents que l’homme, mais vivant dans le même univers quand ce n’est pas sur la terre elle-même, sur l’Olympe, ou dans telle source, ou encore (dans L’Odyssée) en Afrique, chez les Noirs.
Quelle différence y a-t-il au juste entre les dieux de l’Antiquité et des êtres supposés plus évolués que l’homme ? Bien malin qui le dira. Le tout premier des « Vers d’Or » que les Pythagoriciens récitaient chaque jour comme leur Credo (a) enjoint aux hommes d’honorer les dieux « dans l’ordre qui leur fut assigné par la loi ».
Les Pythagoriciens, comme déjà d’ailleurs Homère, ne connaissaient d’autre surnaturel que le prodigieux : les dieux faisaient des prodiges, certes, mais la Loi leur assignait son Ordre, comme aux hommes. Les Pythagoriciens croyaient même qu’à la longue les hommes deviendraient des dieux, vision évolutionniste s’il en est ! En ressuscitant, mais métamorphosées, ces idées antiques, la science donne sans le chercher sa signification au monde de la grâce. Au-delà de la puissance, au-delà de l’intelligence [6]
Aimé MICHEL
(a) Mario Meunier : Les Vers d’Or (Artisan du Livre, Paris 1925, p. 23).
Les notes de (1) à (6) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 168 parue dans F.C. – N° 1412 – 4 janvier 1974. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 23 « Prodiges et miracles », pp. 587-589.