LA QUESTION DE PONCE PILATE (*) - France Catholique
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LA QUESTION DE PONCE PILATE (*)

Chronique n° 107 parue initialement dans France Catholique – N° 1342 – 1er septembre 1972

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A propos de ma récente chronique sur la parapsychologie en Amérique (a) 1 , un lecteur pose d’excellente façon le problème des fausses sciences.

« Examinant les raisons pour lesquelles la parapsychologie n’est pas acceptée en France, écrit-il, vous avez omis la principale. Il y a plus de cent ans qu’on s’intéresse à ce qu’aujourd’hui on appelle parapsychologie, et il semble que, depuis tout ce temps, on n’ait rien dit de nouveau sur ce sujet.

« Il y a aussi plus de cent ans qu’on s’intéresse à, disons, l’électricité. Or, en un siècle, nos connaissances sur l’électricité se sont grandement accrues.

« Une science vraie, comme celle de l’électricité, est une science qui progresse, elle voit de nouveaux chapitres s’ajouter aux anciens, et la machine de Gramme, par exemple, s’ajouter à la machine d’Atwood.

« En parapsychologie, depuis cent ans, n’a-t-on pas piétiné ? Où sont les vraies nouveautés, les vraies découvertes, les vraies inventions ? Où est l’équivalent de la machine de Gramme ? 2 En montrant sa stérilité, la parapsychologie n’a-t-elle pas dévoilé sa nature de fausse science ? Les savants américains, dites-vous, sont passionnés de parapsychologie. Mais est-ce parce que ce sont des savants ? Ou plus simplement parce qu’ils sont Américains ? » (M. B., de Lons-le-Saunier.)

Une théorie chasse l’autre

Passons sur le problème posé par le statut, scientifique ou non, de la parapsychologie. Comme je l’ai dit, il est psychologiquement impossible d’aborder cette question en France. Pour nos compatriotes, la télépathie, la prémonition, la voyance, etc., sont par nature des miracles. On rejette donc tous ces phénomènes si l’on est athée, on les accepte dans le cas contraire, mais en les attribuant à Dieu, aux anges, aux saints ou au diable. Dans tous les cas, ces phénomènes réels ou supposés ne sauraient donc relever de la science.

Pour modifier ce point de vue, il faudrait une totale révolution psychologique. Il faudrait en particulier renoncer à voir dans la science un système d’explications cohérentes pour n’y reconnaître qu’un système de prévision calculée3. Mais une telle conception va à l’encontre de tous les enseignements explicites ou implicites de notre culture traditionnelle, de Descartes à Althusser. Nous ne changerons de culture que contraints et forcés, et seuls les faits peuvent nous y contraindre, non les raisonnements.

Les faits proposés par la parapsychologie contemporaine existent, certes, et ils sont nombreux. Par exemple, un biologiste de l’Université de Strasbourg a présenté, lors d’un congrès, une machine mettant en évidence la télépathie et la prémonition chez les souris de laboratoire (b) 4. Mais on peut très bien continuer à vivre et à raisonner en supposant que ce biologiste s’est trompé. Rien ne nous oblige à contrôler son expérience.

Pour qu’un pareil phénomène, s’il est authentique, s’impose à nous et nous contraigne aux révisions philosophiques qu’il implique, il faudrait qu’il entraînât des conséquences concrètes.

Ainsi en fut-il toujours des révolutions scientifiques de quelque portée. Ainsi en fut-il par exemple de la théorie d’Einstein sur l’équivalence masse-énergie : depuis la bombe atomique, nul ne la discute plus.

Et ceci nous invite une fois de plus à nous interroger sur la nature de la science. M.B. propose d’accorder le statut de « vraie science » à toute recherche qui progresse, qui ne cesse jamais d’accumuler des connaissances nouvelles. Mais qu’est-ce qu’une connaissance ?
La psychanalyse croît tous les jours et ne cesse d’accumuler les idées nouvelles. Est-elle pour autant une science ? Non, car les psychanalystes ne sont pas d’accord sur les nouveautés qu’ils accumulent.

Ajouterons-nous alors : des connaissances nouvelles unanimement admises ? Mais cette unanimité est aussi embarrassante, puisque la science ne progresse que dans la réfutation mutuelle des savants entre eux et que les plus grandes découvertes (se rappeler Pasteur ou Einstein) sont toujours d’abord passionnément réfutées.

Dirons-nous donc : des connaissances résistant à la réfutation ? Là encore, embarras : il est impossible de citer dans aucun domaine une seule théorie scientifique qui ait résisté à la réfutation, sauf la dernière en date. Aristarque a été réfuté par Ptolémée, qui a été réfuté par Kepler et Newton, lequel a été réfuté par Einstein qui disait à Popper : « Le destin de ma théorie est d’être réfutée un jour comme les précédentes. »

Le plus curieux est peut-être de voir que les théories les plus durables ont été établies sur des « connaissances » réfutées par la suite : la thermodynamique, par exemple, fut établie par Carnot comme une théorie du phlogistique, qui n’existe pas ; l’électromagnétisme fut de même une théorie de l’éther qui n’existe pas davantage.

Qu’est-ce alors, en définitive, qu’une connaissance ? Qu’est-ce qui subsiste en dépit de tout à travers ces « connaissances » successives si promptement fanées et jetées aux oubliettes ? Car il faut bien que quelque chose subsiste et s’accumule, puisque nous voyons de nos yeux la science faire aujourd’hui ce dont elle était hier incapable.

Ce qui subsiste et s’accroît, précisément, c’est le savoir faire. Ptolémée calcule et prévoit mieux qu’Aristarque les positions des planètes, Kepler mieux que Ptolémée, Einstein mieux que Kepler. Ce qui subsiste, c’est la maîtrise des phénomènes.

L’espace d’un matin

Il est vrai qu’alors on ne voit plus très bien ce qui différencie la science de la technique, et que la connaissance scientifique s’en trouve réduite à la mesure d’une recette. Mais n’est-ce pas justement ce que je disais plus haut (sans du reste prétendre à l’originalité) à savoir que la science doit abandonner définitivement ses prétentions d’expliquer ni de faire comprendre quoi que ce soit ?

Les plus clairvoyants parmi les hommes de science commencent à le dire et à l’écrire : « La science, c’est le classement plus la mesure. » (Paul Muller, astronome à l’Observatoire de Meudon.) Tout le reste est roman policier. Le roman policier est fort utile à qui cherche des pistes. Il n’y a pas de recherche possible sans théorie. Mais la théorie est à la science ce que la fleur est au fruit. Elle dure l’espace d’un matin et se fane aussitôt fécondée. Elle laisse en tout cas sans réponse la question de Ponce-Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? ».

Aimé MICHEL

(a) Entre Hegel et Groucho Marx. (F.C. n° 1336, 21 juillet 1972.) Rappelons que la parapsychologie étudie la prémonition, la télépathie et autres phénomènes semblables. [Voir note 1].

(b) J.A. Meyer : Psi Experiments with Mice (Publication de l’Institut für Grenzgebiete der Psychologie, Université de Fribourg en Brisgau, septembre 1968).

Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 107 parue initialement dans France Catholique – N° 1342 – 1er septembre 1972.

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Deux livres à commander :

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.

Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.

  1. La chronique n° 101, Entre Hegel et Groucho Marx, est parue ici le 14 juin 2010. Aimé Michel y évoque « l’étude de ces faits mystérieux qui ont nom prémonition, télépathie, voyance, poltergeist » et les « grands esprits qui s’y sont illustrés, comme Myers, William James, Richet, Bergson, Bechterev, Vassiliev ». Rappelons au passage que le Russe Bechterev fut un pionnier de l’expérimentation parapsychologique sur les animaux (voir ci-dessous).
  2. Cette critique du lecteur est assez répandue. Quelques années plus tard, Jacques Lecomte, élève de Rémy Chauvin récemment décédé (août 2008) qui fut un de mes premiers patrons, m’expliquait qu’il se méfait des disciplines, telles que la parapsychologie, qui ne progressent pas. Ce jugement sévère peut se comprendre dans la mesure où la parapsychologie a beaucoup moins progressé que la plupart des autres disciplines. Il est cependant difficile de nier que des résultats expérimentaux intéressants ont été obtenus (voir par exemple la note b de la chronique n° 44, L’étrange expérience d’Apollo XIV, parue ici le 5 octobre 2009). En fait, les progrès réalisés sont moins inexistants qu’ignorés.
  3. L’idée qu’il faut « renoncer à voir dans la science un système d’explications cohérentes pour n’y reconnaître qu’un système de prévision calculée » a fait son chemin. Elle est reprise et commentée par Hervé P. Zwirn, directeur de recherche à l’Ecole normale supérieure de Cachan, dans son livre Les système complexes.

    Mathématiques et biologie, Odile Jacob, Paris, 2006. Dans un sous-chapitre intitulé « La fin des explications » (pp. 199-205) il écrit : « On est passé du stade où expliquer un phénomène consiste à le ramener à quelque chose de connu et de tangible dont on a déjà l’expérience, à un stade où l’explication repose sur un formalisme mathématique utilisant des lois générales. On considère aujourd’hui qu’on dispose de l’explication d’un phénomène lorsque celui-ci peut-être prévu mathématiquement par des lois générales exprimées sous forme d’équations et des conditions initiales décrivant le contexte dans lequel il se produit. (…) Nous considérons aujourd’hui qu’un phénomène est expliqué s’il peut être prédit à l’aide d’une ou de plusieurs lois et de la donnée de conditions initiales (…). Mais une telle explication n’a souvent rien d’intuitif lorsque les lois considérées sont d’une grande abstraction mathématique, comme en mécanique quantique. »

    L’auteur donne des exemples d’explication d’abstraction croissante obéissant à ce modèle que l’auteur appelle déductif nomologique (du grec nomos, loi) :

    − Pourquoi la Lune brille-t-elle ? Parce qu’elle réfléchit la lumière du Soleil. Pourquoi y a-t-il des éclipses de Soleil ? Parce que la Lune s’interpose entre la Terre et le Soleil et empêche la lumière de celui-ci de nous parvenir

    – Pourquoi une pomme tombe-t-elle quand on la lâche ? Parce que la force de la gravité l’attire vers le sol. Pourquoi les planètes tournent-elles autour du Soleil ? Parce que la même force de la gravité les maintient captives. « Il a fallu le génie de Newton pour attribuer une même cause (la force de la gravité s’exerçant entre corps massifs) à la chute d’une pomme et aux orbites des planètes. L’explication consiste à identifier une cause du phénomène et elle est satisfaisante si l’on accepte la réalité de cette cause. C’est le cas aujourd’hui car nous nous sommes en quelque sorte habitués à l’idée de force de gravitation entre deux corps. Mais n’oublions pas que Newton lui-même a eu les plus grandes difficultés à accepter la réalité de cette force à distance. Sa théorie a été remplacée au XXe siècle par la relativité générale d’Einstein, et la chute des corps est aujourd’hui expliquée par la courbure de l’espace-temps. Cette explication n’est pas encore réellement passée dans le grand public qui continue à croire à l’explication, en toute rigueur fausse, de Newton. »

    – Pourquoi certains corps sont-ils conducteurs alors que d’autres sont des isolants ? L’explication fait appel à la mécanique quantique et repose sur des lois purement mathématiques auxquelles il est impossible d’associer des images familières.

    Mais de même que « les révolutions relativistes et quantiques (…) ont conduit à un nécessaire abandon du sens commun en science » une nouvelle révolution est en cours suscitée par l’étude des phénomènes dits complexes. Un fluide turbulent, une galaxie, une cellule vivante, un réseau de neurones, une colonie de fourmis, un embouteillage, une foule, une chaîne de production industrielle, une entreprise, un marché financier, sont des exemples de systèmes complexes, autant dire qu’ils sont partout. D’une façon générale ils sont composés d’un grand nombre de constituants qui interagissent entre eux de manière non linéaire avec des boucles de rétroaction et ils s’auto-organisent de manière spontanée en faisant apparaître des propriétés globales dites « émergentes ». Pour leur appliquer le modèle déductif nomologique il faudrait « écrire les équations décrivant directement la dynamique globale du système, ce qui est souvent impossible » et, même lorsque cela est possible, « leur résolution pose des problèmes insurmontables dus au nombre astronomique de configurations potentielles. » Le seul moyen de savoir comment va évoluer le système consiste à le simuler sur ordinateur. On peut ainsi espérer reproduire une propriété émergente du système, mais « pourra-t-on dire qu’on a trouvé une explication de cette propriété ? Oui en un certain sens, mais certainement pas celui du modèle déductif nomologique » car « on n’aura pas ramené le phénomène à une prédiction provenant d’une déduction s’appuyant sur une loi générale et des conditions initiales. » Ces considérations sont « une indication forte (sinon une preuve) que les notions d’explication et de compréhension devront être modifiées et affaiblies lorsqu’on s’intéresse aux systèmes complexes. »

  4. J.-A. Meyer est un des pseudonymes utilisés par Rémy Chauvin (1913-2009), célèbre biologiste et vulgarisateur scientifique, ami d’Aimé Michel. Dans cette expérience une souris est mise dans une cage au plancher divisé en deux parties. Un générateur aléatoire envoie de temps à autre une décharge électrique désagréable tantôt à droite, tantôt à gauche. La souris est prévenue par une lampe de l’imminence de la décharge puis sa position est enregistrée automatiquement. Les résultats obtenus montraient que l’animal évitait la moitié électrifiée dans une proportion beaucoup plus grande qu’on ne l’attendrait du seul hasard. Cette expérience fut reprise les années suivantes par Walter Levy, un assistant de Joseph B. Rhine (1895-1980) de l’Université Duke aux Etats-Unis. En mars 1974, Rhine expliquait dans un article du Journal of Parapsychology (périodique scientifique dont il fut le fondateur en 1937) qu’il avait trouvé douze cas d’expérimentateurs « non fiables » dans son laboratoire, dont huit furent détectées avant publication. Il y indiquait également comment se protéger des fraudes. Moins de trois mois plus tard il découvrit que Levy altérait les résultats de l’expérience en cours. Il le renvoya immédiatement et le dénonça publiquement. Cet évènement, qui assombrit les dernières années de sa vie (d’autant qu’il avait choisi Levy pour être son successeur à la chaire de parapsychologie), donna, semble-t-il, une mauvaise réputation aux expériences sur animaux proposées par Rémy Chauvin. A ma connaissance elles n’ont jamais été reprises depuis.