L’unanimité conciliaire - France Catholique
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L’unanimité conciliaire

FC 926 – 28 août 1964

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Le Concile va reprendre, et nous allons de nouveau être submergés sous les comptes rendus, catholiques et autres. Mais il est à craindre que cette abondante littérature, avide de sensationnel, continue à négliger de nous instruire sur certains points, touchant le Concile, qui sont peut-être les plus importants. A tout le moins, les choses même les plus importantes, dont les chroniqueurs ont bien voulu nous entretenir jusqu’ici, ne prennent leur vrai sens que son l’on n’oublie pas certaines données que bien peu, parmi ces commentateurs, se sont souciés de nous rappeler. Notre propos, dans les réflexions dont nous proposons aujourd’hui le début, et que nous espérons poursuivre jusqu’à la reprise du Concile, sera de rappeler ces faits ou ces vérités par trop négligées.

Le premier point, et ce n’est pas le moindre, est que les conciles et leurs décisions, traditionnellement, ne sont pas affaire de majorité mais d’unanimité. C’est la raison pour laquelle le droit canon, qui exige comme un minimum les deux tiers des voix pour toute décision, soumet de surcroît la validité de celle-ci à une promulgation ultérieure par le Souverain Pontife.

Cette promulgation ne signifie point que le Concile n’aurait pas d’autorité par lui-même, mais qu’il n’a d’autorité que s’il atteint moralement l’unanimité. C’est au Souverain Pontife, gardien de l’unanimité dans la foi, président de la Charité, qu’il appartient de s’assurer si une majorité, même substantielle, a fait droit ou non aux justes desiderata qui peuvent n’être exprimés tout d’abord que par une minorité. Sinon le Concile n’a rien décidé en fait, car ce n’est pas le seul compte des voix, mais leur poids qui doit l’emporter. Et elle n’ont de poids qu’autant qu’elles traduisent pratiquement l’unanimité de l’Eglise.

Le seul rappel de cette doctrine constante permet de juger la fallacité fondamentale de ces explications dont on nous a rebattu les oreilles, qui ne veulent voir dans le Concile qu’une lutte entre deux partis supposés plus ou moins monolithiques. On peut les décrire comme les « conservateurs » opposés aux « progressistes », les « doctrinaires » aux « pastoraux », les « fermés » aux « ouverts », etc. Peu importent ces nomenclatures, toutes plus ou moins grotesques, comme si l’Eglise pouvait avoir à opter entre d’aussi creuses généralités, comme si, en particulier, cela pouvait jamais avoir un sens pour elle de la sommer de choisir entre la vérité de la foi et la charité du témoignage évangélique.

Le point capital, cependant, par lequel un concile est tout autre chose qu’un Parlement ou qu’un congrès politique, c’est qu’IL EST FAIT PRECISEMENT POUR SORTIR DE TELLES OPPOSITIONS, NON DANS L’ECRASEMENT D’UN PARTI PAR UN AUTRE. MAIS DANS LA DISPARITION PROGRESSIVE DES PARTIS. Et le fait le plus remarquable, dans l’expérience maintes fois exprimée déjà par nombre d’évêques, à la suite des deux premières sessions du présent Concile, a été la découverte qu’ils ont faite concrètement : la vérité, dans sa plénitude, n’est le partage, dans l’Eglise, d’aucun groupe, quel qu’il soit. Elle ne se trouve ou ne s’approche qu’autant que les esprits les plus différents, par leur formation, par leur champ d’action, par les inclinations diverses de leur tempérament, en viennent à se rencontrer, dans la charité et la prière commune. Ils découvrent alors la complémentarité nécessaire de leurs points de vue respectifs, dans ce qu’ils ont de légitime. Et ils découvrent également la vanité d’oppositions qui, à première vue, pouvaient paraître inconciliables. C’est cela qui est l’œuvre excellente du Saint-Esprit, et c’est pour que cela s’accomplisse que de telles rencontres s’avèrent périodiquement nécessaires dans l’Eglise.

Sans doute, au point de départ, il est inévitable que des oppositions s’affrontent, que des partis semblent se constituer. Même les hommes de bonne volonté, comme on peut supposer que le sont les successeurs des Apôtres, ne peuvent éviter cela : c’est trop humain. Mais ils seraient infidèles à leur vocation, l’Esprit Saint qui préside à leur encontre ne serait qu’un vain mot, s’ils ne se sentaient pas portés plus haut et plus loin.

Convergence et non triomphe

De fait, quand on considère seulement la distance entre les schémas primitifs et ce qu’ils sont déjà devenus à travers les débats conciliaires, ce n’est pas le triomphe de telle ou telle école particulière qui frappe. C’est plutôt la convergence progressive de ce que chacun avait apporté de positif, et la disparition croissante des vues « marquées » par l’un ou l’autre exclusivisme.

Ceci ne veut pas dire davantage que le Concile doive aboutir à ces motions « nègre-blanc » qui sont l’habituelle porte de sortie des congrès politiques où l’on ne parvient pas à s’entendre. Sur des questions qui ne sont pas mûres, l’accord se fait également pour éviter de pseudo-décisions factices. Mais ce à quoi nous assistons, c’est à un progressif dégagement d’une vérité qui appartient à tous ou plutôt où tous doivent se retrouver, sur les questions vitales que le monde aujourd’hui pose à l’Eglise. La grande œuvre du Concile, comme de tout Concile, aura été que personne de ceux qui y seront venus n’en repartira tel qu’il était. Mais tous se retrouveront en possession d’une vérité, à la fois plus large et plus profonde que les visions initiales qu’ils pouvaient en avoir. Ou, pour mieux dire, c’est à tous que cette vision renouvelée se sera imposée sous la pression de l’Esprit divin.

Il n’est peut-être pas de point sur lequel l’unanimité conciliaire ait déjà commencé à prendre forme plus clairement que celui-ci : l’Eglise, et son autorité suprême la première, est au service de la Parole de Dieu. Plus précisément, l’autorité de l’Eglise n’est qu’un service de cette divine Parole.

La Parole de Dieu et le Concile

La Constitution, si importante à tant d’égards, sur la liturgie a déjà mis ce fait dans une évidence d’autant plus remarquable qu’elle y apparaît non comme un jugement abstrait, mais comme un engagement concret. Par la façon décisive dont le Concile tout entier s’est si promptement rallié à une remise en valeur de la Parole de Dieu dans la liturgie, aussi bien par un usage restauré de la lecture de la Sainte Ecriture dans son intégrité substantielle que par l’insistance sur une prédication qui n’en soit que le commentaire fidèle et sur un plus large emploi de la langue vulgaire, pour mettre la Parole de Dieu directement à la portée des fidèles, le Concile s’est peut-être exprimé plus efficacement déjà qu’il n’aurait pu le faire dans une définition solennelle.

Après cela, l’élaboration subie par le schéma sur l’Ecriture et la Tradition apparaît toute naturelle. Certains ont voulu voir dans l’un et l’autre faits une concession aux vues protestantes inspirée par la préoccupation œcuménique. Ceci est vrai dans un sens, mais ne doit nullement être interprété comme une simple manifestation d’opportunisme.

Ce qui est vrai bien plutôt, c’est que la Réforme protestante avait très justement insisté sur l’importance capitale d’une proposition de la Parole de Dieu aux fidèles dans sa formulation directement inspirée, c’est-à-dire l’Ecriture Sainte. Celle-ci, pour autant qu’elle a Dieu lui-même pour auteur, a évidemment, dans l’Eglise, une autorité qu’on peut dire suprême. Mais l’erreur protestante avait été d’isoler cette autorité de la Sainte Ecriture, et finalement de l’opposer à celle de l’Eglise, telle qu’elle se formule dans l’ensemble de la Tradition. Le Concile de Trente avait donc dû maintenir l’impossibilité de comprendre l’Ecriture en la détachant de la foi vivante de l’Eglise, exprimée dans la Tradition et en particulier de séparer l’Ecriture de tous les éléments de cette Tradition qui remontent aux Apôtres eux-mêmes.

Mais la théologie polémique des siècles suivants avait eu, trop souvent, la tendance simplificatrice d’opposer Tradition ecclésiastique à Ecriture, tout comme les protestants opposaient Ecriture à Tradition. La vraie position catholique, antérieure à ces malheureuses controverses, avait toujours été au contraire, depuis les origines de l’Eglise, de considérer la vérité révélée comme transmise dans l’ensemble de la Tradition vivante, où l’Ecriture Sainte divinement inspirée est comme le cœur de cet ensemble, loin de pouvoir jamais être considérée à part.

Le Concile du Vatican I avait déjà contribué à retrouver les vraies perspectives en définissant l’inspiration des Ecritures comme une intervention divine qui leur donne une autorité toute particulière, que ne possède aucun autre document traditionnel. Il avait en conséquence formellement rejeté l’opinion d’après laquelle ce serait l’Eglise qui confèrerait après coup son autorité aux textes bibliques. Au contraire, avait-il établi, l’autorité de l’Eglise se borne à reconnaître l’autorité immédiate de ces textes et à la proclamer, cependant qu’elle en maintient l’interprétation authentique.

Depuis lors, la controverse moderniste avait fait rebondir le problème. Les modernistes avaient tendu à confondre la vérité révélée simplement avec la conscience, en perpétuelle transformation, que l’humanité croyante, dans l’Eglise, peut en prendre au cours des âges. Contre cet immanentisme, les théologiens avaient réagi en précisant que la foi de l’Eglise reste la même, quoique ses expressions se définissent d’un siècle à l’autre, et que seule est finalement valide la définition que l’autorité ecclésiastique en formule. Le cardinal Billot, notamment, en était venu à exprimer cela en disant que l’Ecriture et les autres monuments de la Tradition sont bien la norme de la foi, mais une « norme éloignée », qui doit toujours trouver sa définition pour nous dans une « norme prochaine » fournie par les décisions de l’autorité.

Cette formule est assurément acceptable si l’on entend par là non pas cette monstruosité que l’autorité ecclésiastique pourrait imposer du dehors n’importe quelle interprétation de son choix aux textes sacrés, mais bien qu’elle seule est assurée, par l’assistance du même Esprit qui a inspiré les Ecritures, de ne jamais les trahir. Mais il faut avouer qu’elle prête à quelque ambiguïté et que plus d’un théologien médiocre se croyant antimoderniste est venu à s’en servir dans un sens tout à fait moderniste : comme si l’Eglise, au moins dans la personne de ses chefs, était maîtresse et non servante de la vérité une fois pour toutes révélée par Dieu seul.

C’est maintenant au rétablissement des vraies perspectives que nous assistons. L’Eglise seule, finalement, par la seule décision de ceux qui y sont responsables de la foi de leurs frères, peut nous assurer du sens de la révélation. Mais ce sens, elle ne saurait le créer : elle se borne à le recevoir, en le cherchant dans un esprit d’objectivité respectueuse. Elle fait donc appel à tous les instruments de la recherche humaine, mais dans la soumission finale à la conduite de l’Esprit qui lui a été promise, dans la mesure même où elle serait fidèle à entendre et garder la Parole une fois pour toutes révélée dans les mots du Christ, des prophètes, des apôtres.

Louis BOUYER