L'homme guéri et libéré par la grâce - France Catholique
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L’homme guéri et libéré par la grâce

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L’homme guéri et libéré par la grâce

En guise d’introduction : petit voyage sémantique

Le mot grâce traduit le mot grec charis, mais, en hébreu, c’est-à-dire dans l’AT, il y a plusieurs mots qui vont converger dans le concept néo-testamentaire de grâce. Hesed est souvent traduit par miséricorde, mais aussi grâce, au sens où on fait grâce à un condamné ; rahamin, étymologiquement, les entrailles, siège des sentiments, de la compassion, de la pitié et donc de la grâce et de la miséricorde ; hen, est plus proche de notre sens de grâce, c’est d’abord la faveur, la bienveillance gratuite d’un personnage haut placé, elle devient le bienfait de Dieu (cela donnera le nom propre Jean Iohanan = Dieu fait grâce). Exode 34,6, où Dieu se définit lui-même à Moïse, garde les trois mots :
Le Seigneur descendit dans la nuée et vint se placer là, auprès de Moïse. Il proclama son nom qui est : LE SEIGNEUR. Il passa devant Moïse et proclama : « LE SEIGNEUR, LE SEIGNEUR, Dieu tendre (raham) et miséricordieux (hen), lent à la colère, plein d’amour (hesed) et de vérité (aman)… »
Le grec charis provient d’un aspect esthétique, c’est le visage souriant d’une personne qui vous veut du bien. En français, un visage gracieux hérite de ce sens. Il va en découler l’aspect gratuit, le don.

– I – Données bibliques

* AT * Cette grâce en Dieu, telle que nous livre le texte cité ci-dessus, va déborder en promesse pour l’homme. Le concept le plus adapté est alors celui de bénédiction, Dieu veut le bien de ceux qu’il aime. Il va se décliner ensuite en promesse, non seulement d’une terre où le peuple ingrat s’installe en oubliant son Dieu, mais la promesse d’un don plus radical, celui qui changera le cœur de l’homme. Ce sont les promesses d’une alliance nouvelle, inscrite dans le cœur de l’homme (Jérémie 31) ou, en Ézéchiel 36, la promesse d’un cœur nouveau et d’un esprit nouveau.

* NT * À l’Annonciation, Marie est qualifiée par l’ange de pleine de grâce, participe passé qui signifie qu’elle a pleinement bénéficié de la grâce de la rédemption opérée par son fils (attestation scripturaire de la conception immaculée de Marie).
La grâce est la grande originalité du NT, régime nouveau des rapports entre Dieu et les hommes. Deux auteurs du NT présentent chacun à leur façon cette nouveauté. Jean, à la fin du prologue dit : « La Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (1,17). C’est donc le Verbe incarné qui est le vrai don, la vraie grâce. Paul, en Romains 6,14 : « Vous n’êtes plus sujets de la Loi, mais vous êtes sujets de la grâce de Dieu .» C’est Paul qui va être le plus abondant dans le domaine de la grâce. « C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés » (Éphésiens 2 ,8). Il va développer deux aspects : gratuité, c’est la Passion du Christ qui nous sauve et non pas nos bonnes actions, nous avons à l’accueillir par la foi. Il s’oppose là à ceux qui pensaient que c’était le fait d’observer les préceptes de la Loi qui nous rendaient justes aux yeux de Dieu. Il va alors dériver vers l’autre sens : la grâce comme action de Dieu pour nous transformer. Souvent, on y voit aussi bien l’action du Christ que celle de l’Esprit. En expliquant le mécanisme de la rédemption, il dit : «Là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » (Romains 5,23). Mais il insiste pour dire que si l’action est actuelle, cette transformation est loin d’être achevée. «Vous êtes passés par la mort, et votre vie est cachée en Dieu » (Colossiens 3 ,3). Le chapitre 8 de la Lettre aux Romains développe cela en distinguant ce que nous avons, et ce que nous attendons : « Nous avons été sauvés, mais c’est en espérance….Nous qui ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance » (8,24). L’ensemble de la lettre distingue la justice et le salut. Il y a un parallèle entre le couple mort-péché et le couple justice-salut. Le Christ nous donne la justice qui vient contrer le péché, mais le salut sera donné lors de la victoire sur la mort, par la résurrection. Paul a encore un autre emploi du mot grâce : celui des dons spirituels faits par Dieu, les charismes (1 Corinthiens 12 et 13).

– II – Jalons dans la tradition

On a parfois opposé la tradition grecque, qui serait attentive à la transformation par le baptême et la tradition latine, plus centrée sur le souci moral de lutte contre le péché. Ce qui est vrai, c’est que les Pères grecs emploient peu le mot de grâce. Ils sont plus sensibles à la présence de l’Esprit qui opère en nous une transformation, même physique, dès le baptême. Ils parlent de déification. À la suite de saint Augustin, la tradition latine va davantage s’attacher à l’action de Dieu en nous, la grâce.

Saint Augustin a souvent été appelé le docteur de la grâce. Une bonne partie de ses écrits est en effet consacrée à cette réalité. La cause en est sa lutte avec la pensée du moine Pélage. En 418, il écrit un traité sur la grâce du Christ :
Dans son premier livre sur le libre-arbitre, Pélage ne craint pas de dire : « Quoique le libre arbitre, qui est un don commun du Créateur à toute la nature humaine, soit assez puissant pour nous préserver du péché, cependant Dieu, dans son ineffable bonté, nous fortifie chaque jour par son secours divin. » Qu’avons-nous besoin de ce secours, si le libre arbitre a par lui-même assez de force et de fermeté pour nous préserver du péché ? Mais Pélage veut encore ici faire entendre que ce secours divin ne sert qu’à rendre plus facile par la grâce l’accomplissement de ce que sans la grâce, on peut cependant faire, quoique avec plus de difficulté. (§ 29)
Plus loin, Augustin appuie sa démonstration sur la phrase de Jésus : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean 15,5)
Pélage dira ailleurs que notre état de créature est le même avant et après le péché des origines. Ceci va pousser Augustin à approfondir ce qu’il va appeler le péché originel. Celui-ci blesse notre nature et rend indispensable l’aide de la grâce pour agir selon la volonté de Dieu et éviter le péché.
Augustin va alors se débattre avec la question : « Qu’est-ce qui vient de nous et qu’est-ce qui vient de Dieu ? »
Croire et faire le bien vient de nous, en raison de notre libre arbitre ; mais cependant l’un et l’autre nous est donné par l’Esprit qui produit en nous la foi et la charité (Sur la prédestination § 5)
La grâce n’est donc pas pour lui un adjuvant extérieur, mais un don qui prend en compte notre expérience humaine libre. Elle est ce qui nous rend capable de faire ce que le Christ nous demande. La grâce n’agit pas à notre place, elle nous fait vouloir ce que Dieu veut : « Fecit ut facias nos » résume-t-il : « Il fait que nous fassions » pourrions-nous traduire.
La variété des textes de saint Augustin sur le sujet, et parfois ses variations, il en convient lui-même, va permettre à des auteurs plus tardifs d’en tirer des conclusions fâcheuses. Ce sera le cas des jansénistes qui brandiront Augustin, mais avec les textes qui les arrangent.

Saint Thomas d’Aquin, pour rendre compte de l’agir chrétien et de sa transformation par le Christ, utilise l’analyse d’Aristote, en particulier celle des vertus. Cette analyse est christianisée dans la mesure où il montre que ces vertus ont leur valeur aux yeux de Dieu (« méritoires ») parce qu’elles sont imprégnées, en langage philosophique il dira « informées », par la charité, elle-même donnée par l’Esprit Saint : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Romains 5.5). Aussi va-t-il faire de la grâce le bien suprême qui nous est donné, l’aide actuelle que le Christ nous fournit et le bienfait qui nous attend à la résurrection. Certains reprocheront à cette analyse de ne pas suffisamment expliciter le rôle de l’Esprit par rapport à celui du Fils, contrairement à Irénée. Celui-ci met en jeu l’action propre du Fils, extérieure, qui nous instruit et nous guide, et celle de l’Esprit, intérieure, qui nous fait accepter cette aide, il parle des « deux mains de Dieu . »

La grande tradition mystique des chrétiens d’Orient va souligner l’action intérieure de Dieu dans le cœur du croyant. Mais par peur d’une trop grande proximité du Dieu transcendant, pour éviter un quelconque relent de panthéisme, elle va distinguer Dieu et son action et parler des énergies divines. Ce courant de pensée se débat avec le problème qui est le nôtre dans cette étude de la grâce : comment Dieu peut-il agir dans sa créature sans se rabaisser ni la pulvériser, et surtout sans faire perdre à la grâce son aspect de don gratuit, non exigé par notre nature humaine. En termes qui nous sont plus familiers, comment le surnaturel s’ajuste-t-il à notre nature sans la brusquer et sans perdre son originalité de don gratuit. Sans être exigée par notre nature créée, cette réalité divine lui convient parfaitement et la porte à son maximum. Les Latins parleront d’inhabitation des personnes divines : « Nous viendrons chez lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean 14.23). Les Orientaux préféreront le mot de déification. Pour eux cela rejaillit même sur nos corps, et prépare la résurrection de ceux-ci.

Dans un tout autre contexte, celui de la multiplication des œuvres pour satisfaire Dieu, la Réforme va souligner une sorte d’inachèvement. Même le baptême ne nous délivre pas totalement du péché. La grâce du Christ va jeter comme un voile sur nos péchés pour que Dieu nous considère comme justes uniquement à cause du Christ. Selon le mot de Luther nous sommes en même temps justes et pécheurs (« simul peccator et justus).. Certes, cela souligne le don absolument gratuit de Dieu, mais élimine tout ce qui pourrait être une collaboration de l’homme à son salut. La positon extrême sera celle de Calvin sur la prédestination (voir cours précédent).

En réponse à cela, le concile de Trente, dans le décret sur la justification, va redire que la première justification, celle du baptême, est parfaitement gratuite. Mais la vie baptismale est l’appel de Dieu à agir selon sa volonté, aidé par la grâce. Luther s’était élevé contre le notion de mérite, pensant qu’elle était une manière d’exiger de Dieu notre salut à la vue de quelque bonne action. Le concile répond en faisant du mérite l’action commune de notre liberté et de la grâce divine. Les gens savants vont nommer cela le théandrisme : tout est de Dieu et tout est de l’homme.

Les jansénistes vont accentuer la dépendance de la grâce en affirmant qu’après le péché originel, nous sommes incapables d’élan vers le bien. Mais cela suppose une conception de la liberté qui serait une totale autonomie, alors qu’elle est en corrélation avec la grâce, non pas en opposition à elle. Une bonne réflexion sur le sujet peut être faite à partir des deux volontés du Christ, sa volonté divine et sa volonté humaine, qui ne sont pas faites pour entrer en conflit, mais pour se conjuguer dans l’amour du Père.

Le 19° et le 20° siècle vont voir une redécouverte de la tradition orientale et une meilleure conception de l’acte humain en direction de Dieu. La fréquentation des auteurs spirituels de la tradition orientale va faire remettre au premier plan la transformation de notre être par la grâce baptismale et donc sa capacité à s’élancer vers le bien, à cause de la présence de l’Esprit Saint (inhabitation ou déification). En réaction contre la raideur janséniste (ou de l’héroïsme prônée par les jésuites), Thérèse de l’Enfant Jésus va proposer une voie de simplicité, des petits pas pour avancer.

– III – Réflexions de synthèse

* Comment ne pas « chosifier » la grâce et rendre à la transformation baptismale toute sa force et sa richesse ? Plusieurs pistes nous y aideront.
Retrouver le sens de l’inhabitation de l’Esprit dans le cœur du baptisé. Il ne se substitue pas à notre volonté mais il l’oriente vers le bien. C’est ce qu’Ignace d’Antioche disait au moment de son martyre : « Mes passions ? crucifiées. En moi, plus de feu qu’attise la matière, mais une eau vive qui murmure et chuchote en mon cœur : « Viens auprès du Père » (Lettre aux Romains § 7).
À la suite des penseurs scolastiques, on peut retrouver l’action de la grâce dans la transformation des vertus. Mais au lieu d’en faire, comme les païens ou les pélagiens, le fruit de l’effort volontaire, elles doivent être le cadre de la mise en oeuvre des dons divins donnés au baptême. Ces dons sont les vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité. Celles-ci insufflent vigueur et bonté aux autres éléments de notre comportement humain et leur donne leur valeur surnaturelle.
Saint Jean Eudes parlera de notre cœur qui devient unique avec celui de Jésus pour agir selon la volonté du Père.
Il ne faut pas oublier que nous sommes en chemin : « in via, non in patria » disait-on. Nous devons donc vivre notre imperfection comme une tension vers cette réalisation qui ne sera totale qu’à la résurrection. Nous sommes déjà transformés, mais il y une grande place pour espérer la transformation finale où notre volonté sera totalement imprégnée de cette du Père. (« déjà » et « pas encore »).

* Cet inachèvement et cette croissance doivent être au centre de notre effort moral et spirituel. L’expérience de la confession sacramentelle, où nous mesurons dramatiquement l’illusion d’un progrès moral, nous redit avec force que nous avons à compter sur la grâce, non pour nous changer complètement mais pour augmenter notre fidélité à lutter contre le péché sans cesse renaissant. Dans l’Évangile, le Christ nomme cela la persévérance. Elle nous aide à espérer le salut final qui ne peut être qu’un don de Dieu.

* Le pélagianisme n’est pas mort dans notre époque, même sous sa forme atténuée. Qui de nous n’a entendu cette affirmation : « Quand on veut, on peut ! » Alors que justement, comme le dit saint Paul en Romains 7, nous voulons mais nous ne pouvons pas toujours. Certes, Dieu nous demande d’agir en direction de sa volonté, et souvent, il se contente de petits pas en sa direction, mais nous devons refuser absolument cette idée que nous serions sauvés par nos bonnes actions. Seul, le Fils de Dieu nous sauve. Molière dans l’acte 3 de Don Juan met en scène un pauvre rencontré dans la forêt qui sollicite l’aumône. Don Juan veut bien lui donner un louis d’or à condition qu’il jure : « Je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’ heure, pourvu que tu veuilles jurer – Ah ! monsieur, voudriez-vous que je commette un tel péché ?….Jure donc – Non monsieur, j’aime mieux mourir de faim – va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. » Un acte qui paraît bon est fait ici contre le respect dû à Dieu. Cela rejoint tous ceux de nos contemporains qui disent qu’ils n’ont pas besoin de croire au Christ pour secourir les autres. Comme pour Don Juan, leur générosité est un paravent pour refuser Dieu. Sans compter qu’il y a bien d’autres secteurs de leur vie où la volonté de Dieu est bafouée…..

* L’effet suprême de la grâce est de donner sa vraie dimension à notre liberté. Nous avons vu que celle-ci n’est pas la capacité, plus ou moins oscillante, de choisir entre le bien et le mal. Si c’était cela, Dieu ne serait pas libre. Elle doit être la capacité de nous déterminer vers le bien. Mais justement, c’est cela qui nous manque. Il faut quelqu’un qui détruise cette fausse liberté pour nous faire retrouver cet élan vers le bien. C’est la grâce du Christ qui fait cela. Elle ne se substitue pas à notre liberté, mais elle lui permet d’atteindre son but. Elle restaure en nous notre capacité à nous élancer vers le bien :
C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Alors tenez bon.. (Galates 5,1)
Sans jeu de mots, il faut dire : « La grâce libère notre liberté. »

Conclusion

Disons avec le psaume : « Dieu m’a libéré car il m’aime » (17,20)