L'énigme de la condition humaine - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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L’énigme de la condition humaine

Situer l'être humain dans l'immense variété des créatures.
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Approfondissons ce que j’ai esquissé dans la communication précédente
sur l’homme selon la Bible, en le situant par rapport aux autres modes
d’existence qui nous entourent, depuis les créatures inertes jusqu’aux
créatures angéliques.

– I – Petitesse et grandeur de l’homme

La créature humaine est mise, malgré sa petitesse et sa fragilité au sommet de la création, avec mission de la dominer : «Emplissez la terre et soumettez-là .» Il y a là une sorte de lieutenance de l’homme dans la création. Le fait que Dieu fasse nommer tous les animaux participe à cette vision, car nommer c’est avoir un certain pouvoir sur ce que l’on nomme. Cette petitesse existe à deux niveaux : la créature face à son Créateur. Elle ne doit pas être confondue avec la faiblesse due au péché = apologue de la souris et de l’éléphant, même si elle n’avait pas été malade, la souris n’aurait jamais eu la taille de l’éléphant : même sans péché, l’être humain reste une créature. Certes, la fragilité est redoublée par l’histoire de péché dans laquelle nous venons au monde. C’est peut-être cela que saint Paul met sous le nom de chair.
Dans l’histoire de la théologie, on a détecté une imprécision dans ce domaine. Depuis saint Augustin, relayé par les jansénistes, on a présenté l’homme avant la chute comme un super homme, paré de trop de qualités, comme la science infuse, ce qui n’appartient pas à la Révélation. Symétriquement, on a pu envisager la croissance de l’homme sans tenir compte de la fragilité due au péché et au nécessaire assainissement de celui-ci (Teilhard de Chardin).
Le problème est donc de penser une faiblesse et une finitude qui permette à la créature un véritable bonheur. Ou encore, comment penser un inachèvement qui ne soit pas une imperfection. Saint Irénée ouvre une piste dans cette voie en précisant que l’être humain a été créé enfant, c’est-à-dire destiné à croître et à recevoir en temps utile les biens que Dieu lui destinait, et en particulier ceux qui le feront échapper à l’animalité. La mort elle-même qui semble être la règle dans le monde animal aurait eu un autre régime, sorte de passage apaisé, sans angoisse, peut-être même sans souffrance, à un autre régime d’existence. Mais le péché a été de dérober cela au lieu de le recevoir. L’être humain est alors retombé dans le règne animal, avec la blessure de cette perspective perdue. C’est cet appétit de grandeur et d’immortalité qui l’habite et qui lui semble inaccessible.
Ce refus de la finitude « apaisée » sera thématisée par Leibniz qui va parler du mal métaphysique : être une créature serait déjà un mal. Certains penseurs chrétiens, le P. G. Martelet par exemple, ont adopté cette perspective pour échapper à la doctrine du péché originel.
Il nous faut donc affirmer que la création est bonne (refrain de Genèse 1) y compris dans cette finitude. Le péché a donc été le refus de cette dépendance, mais il reste dans le cœur humain un irrésistible désir de plus que lui-même.
Le théoricien en a été Blaise Pascal. Il réfléchit à la misère de l’homme sans Dieu. Il analyse les aspirations du cœur humain : « Trop petit pour ce qu’il a de grand, trop grand pour ce qu’il a de petit. » [Cité de mémoire, merci à celui qui me donnera la référence exacte].

– II – L’homme un animal ? supérieur ? en quoi ?

* A/ Le lien de la créature humaine avec le monde animal est trop évident pour qu’on s’y arrête. Mais justement, quelle est la différence entre l’homme et l’animal ? Une soit disant approche scientifique voudrait amenuiser cette différence en montrant à qui mieux mieux les amorces de langage, de vie sociale, d’artisanat, incontestablement présentes dans le monde animal.
La théorie de l’Évolution a apporté sa pierre à cette difficulté quand on a cru voir une «filiation » entre certains singes supérieurs et les homme primitifs. Mais justement le saut qualitatif qui fait passer de l’animal à l’homme a toujours été indécelable par la science.
L’essai du professeur Monod : Le hasard et la nécessité, en 1970, a eu un grand retentissement. Son analyse biologique du comportement humain et sa manière de scruter le code génétique, qui venait d’acquérir ses lettres de noblesse, l’ont entraîné à minimiser ce qu’il y a de spécifique dans l’expérience humaine. Il ne nie ni le langage, ni les valeurs de l’esprit mais affirme qu’elles sont le fruit d’un pur hasard :
L’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme. Notre numéro est sorti au jeu de Monte-Carlo. Quoi d’étonnant à ce que, tel celui qui vient d’y gagner un milliard, nous éprouvions l’étrangeté de notre condition ? (p. 161)
L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard (conclusion p. 195).
L’inconvénient de sa démonstration est ce qu’on appelle un pétition de principe. La science, dit-il, ne peut recevoir de directives que d’elle-même. Il mène alors sa démonstration jusqu’à la conclusion ci-dessus. Mais celle-ci était incluse dans l’affirmation initiale et ne prouve donc rien, si ce n’est que la science ne reste qu’au niveau des descriptions, souvent très fines, mais ne peut saisir les origines, on tout simplement les pourquoi.
Sans être une réponse directe à Monod, la parole de Benoît XVl est éclairante : « L’être humain est dans l’évolution mais il est pas de l’évolution. »

* B/ Les poèmes de la création, en Genèse 1-3, nous font comprendre, chacun à leur manière, le rapport de l’homme à l’animalité. Le plus ancien texte, Genèse 2, montre Dieu comme un artisan qui : « modela l’homme avec la poussière tirée du sol », rapport immédiat avec le reste de la création, même inanimée. Mais aussitôt la caractéristique propre de l’être humain est donnée : « Il insuffla dans ses narines un souffle de vie (littéralement : une haleine de vie) et l’homme devin un être vivant. » Ce dernier mot veut rendre l’hébreu néfesh, dont la sémantique est curieuse : c’est d’abord la gorge, puis la soif de celle-ci, et donc le désir, et en l’homme cela devient le souffle divin et le désir de Dieu. On connaît d’autres évolution sémantiques du même modèle : kavod, est au départ le poids, appliqué à un être humain il devient la renommée, la gloire, et enfin la gloire de Dieu . Le souffle divin met ainsi la créature humaine en relation directe avec son créateur. Cette vision un peu rudimentaire de l’action créatrice sera nuancée lors du second poème, plus tardif, celui de Genèse 1, où Dieu crée par sa parole : « Dieu dit…. » De même, la création d’Ève tirée d’Adam, ce qui est déjà lourd de signification, la femme vient de l’homme, mais l’homme naît de la femme, est reprise dans un net rapport d’égalité dans le premier poème : « Homme et femme, il les créa. »
On sait que des penseurs anciens, même le grand théologien Origène, ont soutenu que ce souffle de vie venait du monde des esprits, d’un monde supérieur, éventuellement avec une préexistence de ces âmes. Rien dans le texte de la Genèse ne permet de penser cela, ni que cette partie propre à l’homme, que faute de mieux nous venons de dénommer âme, vienne de quelque émanation d’un autre registre de la création. Cette âme est la réalité proportionnée à l’être humain. Les philosophes scolastiques diraient : elle informe le corps, au sens où elle lui donne toutes ses capacités, celles que nous détaillerons plus loin. C’est elle qui met l’être humain en relation directe avec Dieu. Saint Paul en 1 Thessaloniciens 5.23, raffinera le schéma en parlant de l’esprit, de l’âme et du corps, avec le glissement vers l’Esprit qui donne strictement la vie de Dieu.
Ne pas dire pour autant que le corps des êtres humains est de l’ordre de l’animalité et que son âme seule serait le lien avec Dieu. D’abord parce que l’esprit humain, son âme, est aussi distante de Dieu que son corps. L’un et l’autre sont le fruit de la volonté créatrice de Dieu. Rémi Brague dans un article de Communio (5/6, 1980) veut réhabiliter le corps à partir de la phrase de saint Paul : « Le corps est pour le Seigneur » (1 Corinthiens 6,13). Après avoir analysé comment nous atteignons et connaissons notre corps, tant par les efforts que par la maladie, et souligné qu’il nous relie à Dieu autant que notre âme, l’auteur en arrive à la conclusion que ce corps est fait pour la résurrection. Et que c’est cela qui fonde sa dignité. Il cite la phrase de Guardini : « C’est la résurrection qui éclaire la nature du corps. »

* C/ Quelles sont les spécificités de l’être humain ? Sans la privilégier par rapport à la volonté, la connaissance est le premier don à l’être humain. On sait que dans la Bible le verbe connaître englobe toute l’activité de relation au monde, y compris la relation à l’autre sexe : « L’homme s’unit (littéralement connut ) Ève » (Genèse 4,1) et en écho, Marie répond à l’ange : « Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais pas d’homme ? » (Luc 1, 34). À tel point qu’un traducteur audacieux, Chouraqui, remplace le verbe connaître par le verbe pénétrer, qui lui aussi peut avoir un sens intellectuel et un sens concret. Cette connaissance est fondé sur une pulsion que l’on peut nommer la curiosité. Au long des âges, elle a poussé les humains à toutes les recherches et à toutes les découvertes. Elle témoigne aussi de cet appel au dépassement qui habite le cœur de l’homme. En quelque sorte, l’être humain est habité par l’appel de plus que lui. La perspective de l’infini l’habite et le pousse en avant dans tous les domaines. On retrouve là la place que le Créateur a donné à l’homme en lui demandant de soumettre la terre et de l’emplir (Genèse 1,28). En écho et sur un plan plus philosophique Pascal dira l’homme passe l’homme. C’est cela qui fonde la quête de Dieu qui apparaît comme le fonds commun de toute expérience humaine, peut-être même sa caractéristique la plus nette face au monde animal. Cet aspect de l’homme fait pour Dieu ouvre les livres des Confessions de saint Augustin : « Tu nous as fait pour toi, et notre cœur est inquiet (= sans repos) jusqu’à ce qu’il repose en toi .»
Cet élan est rendu possible parce que l’être humain jouit d’une volonté libre : « C’est le Seigneur qui, au commencement, a créé l’homme et l’a laissé à son libre arbitre » Ben Sira 15.14). Contrairement aux animaux guidés par leur instinct, l’être humain peut agir après réflexion et décision. Source de nouveauté, d’adaptation, mais aussi de déviance.

– III – Dans le monde des esprits, sans être un esprit.

Intéressons-nous à cette capacité originale de l’être humain dans le monde : le contempler, c’est-à-dire prendre une certaine distance et en référer l’origine à celui qui l’a fait. Seul l’être humain peut rendre gloire à Dieu pour le monde dans lequel il est, à tel point que certains penseurs dans l’Orthodoxie définissent l’être humain comme un animal hymnologique. On connaît le psaume 18 : « Les cieux proclament la gloire de Dieu, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains. » Je me suis souvent demandé comment ces réalités inertes pouvaient chanter la gloire de Dieu et j’ajoutais qu’elles le faisaient par la bouche des hommes. Le psaume 151, qui est dans les écrits de Qumran et dans la Septante, mais pas dans la Bible hébraïque ni la Vulgate, rejoint cette préoccupation en disant : « Mes mains fabriquèrent un instrument de musique et mes doigts une lyre : et je rendis grâce au Seigneur, m’étant dit, moi, en moi-même : « Les montagnes ne lui rendent-elles pas témoignage ? et les collines ne le proclament-elles pas ? » Les arbres prisèrent mes paroles et le troupeau, mes poèmes. »

Pour autant l’homme n’est pas un esprit. Il n’est pas un ange.
Il n’est plus de mise de trop parler des anges. La liturgie elle-même leur laisse peu de place : une mention dans les préfaces, les fêtes des archanges au 29 septembre et celle des saints anges gardiens au 2 octobre. Payons-nous le luxe de parler de ces créatures angéliques.
La Bible emprunte aux cours royales, à moitié divines, des civilisations environnantes, l’idée de réalités célestes qui entourent le trône des rois ou des divinités, pour souligner leur gloire et leur puissance. Elles portent des noms variés : séraphins, chérubins, (devenus Kéroubim dans notre traduction liturgique à cause de l’emploi, un peu mièvre, du mot chérubin dans le langage courant). Il faut ajouter que ces réalités font très souvent références à des forces cosmiques que l’homme subit sans pouvoir les nommer ou les maîtriser. Dans l’AT deux pistes vont s’ouvrir : celle du messager divin, avec cette ambiguïté voulue : l’Ange de Dieu apparaît en Genèse 16,10-15, mais c’est Dieu qui parle. On a voulu y voir une manière tardive de ménager la grandeur de Dieu. Le P. Cazelles soutient que cette notion d’un messager divin appartient au fonds pré biblique, par exemple dans les textes d’Ougarit. La Bible accepte cet aspect dans la mesure où il n’entame en rien ni la transcendance de Dieu, ni sa proximité : « Je suis le Dieu d’Abraham… » L’autre piste va être celle de la cour céleste, comme dans la vision d’Isaïe 6 ou l’introduction du livre de Job. Ceci va éclater dans les myriades dont parle l’Apocalypse en 5,11, qui entonnent le chant à la gloire de Dieu et de l’Agneau. Saint Paul, lui, va plutôt loger les anges dans les puissances cosmiques que le Christ va soumettre. Le problème est celui du caractère personnel de ce créatures. Sous prétexte de se méfier de leur lien avec la mythologie, on a voulu dénier aux créatures angéliques un caractère personnel. Le P. Cazelles conclut son étude sur les anges dans l’AT en disant :
Si la Bible, témoin de la royauté et de la domination du seul Dieu d’Abraham a été tenté à plusieurs reprises non seulement de supprimer tout intermédiaire entre Dieu et l’homme, mais en même temps de dépeupler l’univers de personnalités spirituelles pour n’y laisser rayonner que la gloire du seul Seigneur, elle ne l’a cependant pas fait. Elle a épuré la notion d’Élohim pour ne la rattacher avec le Second Isaïe au seul Dieu de l’Alliance, elle a identifié les théophanies de l’ange de Dieu à des théophanies du seul Seigneur, mais elle n’a pas pour autant dépeuplé l’univers spirituel. Les forces cosmiques ne sont pas privées de leur personnalités, elle se dégagent seulement de la mythologie. Est-ce là fait de la mentalité antique, je n’oserais l ‘affirmer. Le problème moderne de la personnalité des anges est peut-être dû à la difficulté de l’homme moderne de percevoir la personnalité même de Dieu. Forces et puissances cosmiques et psychologiques, on l’admet ; y voir des êtres vivants, avec une intelligence et une volonté propre et libre, c’est cela qui est difficilement perçu. Si nous admettons le Dieu personnel de la Bible, et il continue à donner son témoignage, il me paraît que nous aurons à garder la personnalité des anges, témoignage constant de la Bible qu’on ne saurait ramener à une fiction littéraire quand on regarde de près l’expérience spirituelle d’Israël. (Texte pro manuscripto publié en 1968)
Le Christ n’a pas aboli les anges, il en parle plusieurs fois et il a expérimenté leur présence depuis sa naissance jusqu’à son agonie, en passant par sa tentation.
La Tradition, elle aussi a gardé sa place à ces créatures spirituelles. Le crédo leur fait place dans la création du monde invisible. La théologie se montre plus discrète pour en scruter la réalité. En particulier, elle n’a pas adopté les spéculations inter testamentaires sur la création des anges et le péché des démons.
Nous retiendrons que les anges, créatures spirituelles personnelles, sont les témoins de la profusion créatrice de Dieu, notre monde avec son immense richesse n’épuise pas la fécondité créatrice de notre Dieu, qu’ils nous rappellent sa transcendance, qu’ils nous entraînent à l’adoration (le vocable Michel ne signifie-t-il pas qui est comme Dieu ?), qu’ils nous invitent à rendre grâce à Dieu pour sa sollicitude et sa providence.

Conclusion

L’être humain, s’il partage avec les créatures angéliques cette qualité spirituelle d’intériorité, de connaissance et de volonté libre, reste un esprit profondément lié à sa réalité corporelle. Contrairement à certains dictons populaires, à sa mort, il ne devient pas un ange, car son corps est en attente de la résurrection.