L’Europe a redécouvert dès le Moyen Âge des pans entiers de la culture antique. Par quels canaux nous ont-ils été transmis ?
Sylvain Gouguenheim : Distinguons d’abord la culture latine de la culture grecque. L’héritage latin n’a jamais été oublié du monde européen chrétien. On en redécouvre certains aspects au XIe siècle, notamment le droit romain, mais les moines ont toujours pieusement recopié Cicéron, Horace, Virgile… En revanche, la culture grecque a disparu du monde latin après l’écroulement de l’empire romain d’Occident, mais elle a continué d’imprégner la culture byzantine. Elle en est même le fondement : à Byzance, on apprend à lire dans Homère ! L’empire romain d’Orient a conservé les philosophes, les historiens, les auteurs de théâtre. Il n’a rien oublié de la culture grecque – à la différence du monde latin qui n’en connaît que des bribes, des florilèges, quelques traductions de Platon… Les Européens ne connaissent pas Thucydide, par exemple.
Par quelles voies la culture grecque parvient-elle en Europe ?
Il y en a deux. La voie arabe, et la voie des croisades. C’est un fait connu : des textes grecs, conservés dans des territoires conquis par l’islam, ont été traduits en arabe, soit directement du grec, soit depuis une traduction syriaque. Or, dans la seconde moitié du XIIe siècle, en Espagne, mais aussi à Antioche et à Alexandrie, ces textes, et des commentaires de ces textes, vont être traduits de l’arabe en latin – commentaires que l’on doit notamment à deux savants musulmans, Avicenne (987-1037) et Averroès (1126-1198). Il y a donc, dans la péninsule ibérique, des entreprises de traduction, souvent conduites par des paires de lettrés associant un chrétien et un juif – qui connaissait à la fois l’arabe et le latin.
Qu’en est-il de la seconde voie ?
C’est une voie également connue des spécialistes, mais dont on minimise souvent l’importance, notamment dans les manuels scolaires des lycées. Dès la première moitié du XIIe siècle, vers 1120-1140, des traductions sont faites dans le monde byzantin, en général à Constantinople, des textes grecs en latin. Ces textes parviennent en Europe au cours du XIIe siècle, dans le sillage des croisades. Il ne s’agit plus, alors, de traductions de traductions : on ne passe pas par le truchement de l’arabe pour accéder aux textes grecs, ce qui limite le risque de contresens. Et l’on s’aperçoit que le monde arabo-musulman n’a pas tout traduit, loin de là ! Il a sélectionné les textes qui l’intéressaient : la médecine, les mathématiques, une partie de la philosophie : Platon, Aristote – mais pas la Politique par exemple, pour une raison simple : les considérations sur le gouvernement des cités-États n’intéressent pas les musulmans pour qui le califat est le seul régime politique possible.
Ils n’ont pas non plus traduit Homère, les présocratiques, ni le théâtre grec (Eschyle, Sophocle…), ni les historiens (Thucydide, Hérodote…), ni la mythologie (Hésiode). Bref, ils ont laissé de côté des pans entiers de la culture grecque. Ce ne sont donc pas les musulmans qui ont mis ces œuvres à disposition de l’Occident, mais les traductions du grec en latin provenant de l’empire byzantin. Les traducteurs sont pour la plupart des Européens ; ils sont établis sur place, à Constantinople, ou ils y séjournent ponctuellement. Ils travaillent soit seuls, soit en atelier, comme on le voit aussi en Espagne.