IN PULVEREM REVERTERIS (*) - ou : Pourquoi Archimède est-il mort ? - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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IN PULVEREM REVERTERIS (*) – ou : Pourquoi Archimède est-il mort ?

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1° Vous êtes assis dans un fauteuil au coin du feu, lisant dans le Marcellus de Plutarque le récit de la mort d’Archimède. Vous entendez les clameurs de mort et les bruits d’incendie dans Syracuse envahie par les Romains. Vous voyez le soldat surgissant l’épée à la main dans l’atrium paisible où le plus grand génie scientifique de l’histoire, sourd au drame qui s’abat sur lui, est en train de méditer paisiblement un problème de géométrie. Le soldat lève sur lui son glaive. « Un moment, dit Archimède, je n’ai pas fini… » Ô Dieu ! Qu’est-ce que le temps ? Cet instant formidable, l’épée du soudard tranchant la vie du sage, éteignant à jamais sa pensée terrestre – il pense, puis il ne pense plus – cela se passa une fois dans l’abîme des siècles, une fois et jamais plus. Nevermore. Archimède, où es-tu ? Un siècle et demi plus tard, Cicéron, questeur de Sicile, retrouve sa tombe ensevelie sous les broussailles. Pourquoi Archimède est-il mort ? Ne parlons pas de son âme, que l’épée n’atteignit pas. Mais le cerveau qui fut son instrument, où est-il ? Ce n’était qu’un peu d’oxygène, d’hydrogène, de carbone, d’azote, de calcium, de phosphore… tous les atomes qui formaient le cerveau d’Archimède au moment de sa dernière pensée, tous, sans aucune exception, existent encore en cet instant où je lis son histoire. On peut même dire où ils sont : le temps et les lois de la statistique les ont uniformément répartis dans l’atmosphère terrestre et sur la surface du globe. Quelques-uns d’entre eux sont en ce moment dans mon cerveau et dans le vôtre. Mais l’être historique d’Archimède, cette rencontre prodigieusement improbable de milliards d’atomes et leur organisation en un corps humain, rien n’en subsiste. Nevermore. 2° Pourquoi Archimède est-il mort, et pourquoi suis-je vivant ? Quelle différence y a-t-il entre lui et moi, pour que l’un de nous deux médite sur l’éternel effacement de l’autre ? C’est le temps, dit-on ? Oui, le temps. Mais qu’est-ce que le temps ? Un jour, moi aussi, je ne serai plus que poussière répandue.1 D’autres, peut-être, se souviendront de moi. Par quelle loi mystérieuse les uns naissent-ils alors que d’autres ont cessé d’être ? Rien, dans ce monde qu’étudie la science, n’échappe au temps. Mais la science n’a rien à répondre aux questions que le temps lui pose. Pour la physique, tous les instants sont équivalents. Et cependant, me crie le plus profond de mon être, le présent seul existe, le passé n’est plus, le futur n’est pas encore. Seul le présent est, le futur et le passé n’ont d’existence que dans ma mémoire et mon imagination. – Non, répond la physique. L’espace-temps est un « bloc ne varietur » (a). Dire que le présent seul existe, c’est contraire à toute la physique théorique. Et la preuve que la physique théorique a raison, c’est que, se fondant sur l’équivalence de tous les instants, elle prévoit des phénomènes imprévisibles par toute autre voie, et que l’observation vient les confirmer. 2 3° Dans une boîte carrée, je dépose à droite, mille billes rouges, et à gauche, mille billes blanches. Puis, je braque une caméra sur ces deux tas juxtaposés, et je secoue longuement la boîte. À chaque secousse les billes se mélangent, et après quelques minutes, ma boîte contient un mélange homogène de billes rouges et blanches. Si alors je développe mon film et que je n’en montre que les dix dernières secondes, personne au monde ne pourra, par quelque examen que ce soit du mouvement des billes s’entrechoquant entre elles, distinguer si le film passe dans le bon sens ou s’il passe à l’envers, si la fin est montrée après le commencement, ou si c’est le contraire. Je reconnais au premier coup d’œil si le sens du temps est respecté dans le cas d’un film montrant la course d’un cheval ou un verre tombant à terre et se brisant. Mais dans le cas des billes de diverses couleurs s’entrechoquant entre elles, rien ne me permet de distinguer le sens avant-après du sens rétrograde. Or, il suffit de descendre assez bas dans l’infiniment petit pour ne plus trouver que des processus de cette sorte, où rien ne permet de distinguer l’endroit de l’envers temporels : dans l’infiniment petit, le passé et le futur sont symétriques. Mais étant donné que tout est fait d’infiniment petit, qu’est-ce donc qui fait que, pour moi, le temps est asymétrique ? Qu’est-ce qui fait que c’est moi qui médite sur la mort d’Archimède, et non l’inverse ? Je reprends mon film et le passe entièrement. Si, à partir d’un certain moment, je vois qu’à chaque secousse les billes de même couleur ont tendance à se grouper en deux groupes séparés, alors un sentiment obscur mais infaillible m’avertit que ce que je vois est impossible et que le film tourne à l’envers. Et pourtant, réfléchissons : n’y a-t-il pas là quelque chose de contradictoire ? Pourquoi est-il impossible de séparer les billes rouges des billes blanches en les secouant si, d’une part, leurs chocs et mouvements mutuels élémentaires sont symétriques par rapport au temps et si, d’autre part, nous pouvons, en les secouant, les mélanger quand on pose les deux tas côte à côte ? Il s’agit là, on l’avouera, d’une question idiote. D’autant plus idiote qu’en dépit de sa simplicité et des immenses méditations qu’elle a suscitées, personne n’y a jusqu’ici trouvé de réponse (b) : nous sommes confrontés à l’un des plus profonds secrets de la nature, et il a ceci de singulier qu’il peut être saisi par l’imagination d’un enfant ignorant. Lors d’un récent congrès international de physique, l’un des savants présents, l’Anglais Landsberg, commença par dire que dans un univers où le temps s’écoulerait tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers, on n’aurait aucune conscience du moment où l’on passerait de l’endroit à l’envers et réciproquement, et qu’en fait, un univers rétrograde serait inobservable comme tel. Le président de la séance lui ayant demandé un peu plus tard de bien vouloir soutenir cette thèse, il déclara renoncer à le faire. Dans le compte rendu de la discussion, il est visible que Landsberg renonça à soutenir cette opinion, mais non à la croire juste. Et l’on touche ici du doigt, si l’on peut dire, le caractère poétique de la physique théorique : Landsberg éprouvait cela comme une intuition allant aux racines mêmes des choses, et il est frappant de voir que, comme le souligna Costa de Beauregard, au cours de cette même discussion, Boltzmann qui, au XIXe siècle, fut le premier à méditer sur les mystérieux rapports entre le temps et le hasard, avait déjà émis l’idée qu’un temps rétrograde ne serait pas perçu comme tel, mais bien comme notre temps à nous. D’où, en premier lieu, l’idée fantastique qu’en fait notre temps a une chance sur deux de s’écouler réellement à l’envers vers le passé, et en second lieu que, s’il en est ainsi, les mots « à l’endroit » et « à l’envers » pourraient bien, appliqués au temps, n’avoir aucune signification ! 4° Considérons nos deux tas de billes complètement mélangés : cela ne fait plus qu’un tas dans un complet désordre. Mais qu’est-ce au juste que l’ordre et le désordre ? Ce mélange tel qu’il est maintenant sous nos yeux (telle bille ici, telle bille là), si, il y a dix minutes, nous en avions eu une description complète et que nous eussions voulu le réaliser, quelles chances avions-nous de l’obtenir en secouant simplement la boîte ? Exactement aussi peu de chances que de voir les rouges se séparer des blanches, car toutes les situations mutuelles possibles des billes entre elles sont également improbables : autrement dit, c’eût été un miracle statistique. Et cependant, il s’est réalisé, car il faut bien que les billes soient dans un état de mélange donné. Un événement physique peut donc être, soit infiniment improbable, soit tout à fait ordinaire, selon que l’on est ou non averti qu’il se réalisera ! La physique déconcerte 5° Voici enfin une autre boîte, avec, cette fois, un bouillon de culture. Ce bouillon est un complet chaos, comme les billes mélangées. Dans ce bouillon je peux, à volonté, créer tel ordre infiniment improbable qu’il me plaît et l’annoncer à l’avance : il me suffit d’y déposer la bactérie ou le virus voulus. Voilà pourquoi les phénomènes vivants déconcertent tellement la physique : ils n’existent qu’au défi des manifestations les plus profondes et les plus évidentes (en apparence) du temps et du hasard. Voilà peut-être aussi, du même coup, pourquoi nous retournons en poussière. Aimé MICHEL (a) O. Costa de Beauregard : le Second Principe de la science du temps (Le Seuil, Paris, 1963). (b) O. Costa de Beauregard : Nouvelles remarques sur le dilemme objectivité-subjectivité de la mécanique statistique (Revue des Questions scientifiques, 20 janvier 1961, p. 5). (*) Chronique n° 120 parue dans F.C. – N° 1 355 – 1er décembre 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 2 « Physique du temps », pp. 80-83. Les Notes (1) et (2) sont de Jean-Pierre Rospars

Documents joints

  1. Memento quia pulveris es Memento, homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris (Vulgate, Genèse 3, 19). Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière.
  2. Il s’agit là d’une remarque importante. L’idée que l’espace-temps forme un bloc indivisible dans lequel il n’est pas possible de distinguer rigoureusement l’espace et le temps, et dans le temps, un passé et un futur, est au cœur de la révolution einsteinienne. Cette idée peut être comprise sans recours aux mathématiques comme le montre le texte suivant d’Olivier Costa de Beauregard : « La découverte de la relativité de l’espace et du temps par Einstein constitue, dans la connaissance de l’univers, une révolution conceptuelle d’importance au moins comparable à celle de l’héliocentrisme (du système solaire) de Copernic. La plus importante conséquence de cette découverte dans l’ordre de la “philosophie de la natureˮ est que les entités espace et temps cessent nécessairement d’avoir des existences autonomes ; devenues relatives à l’observateur dont elles constituent le système de référence, elles sont immergées dans un espace-temps quadridimensionnel seul doué d’objectivité. Pour une raison technique parfaitement claire et précise, qui est la substitution, à l’ancienne dichotomie passé-futur, de la trichotomie passé-futur-ailleurs, il devient impossible de concevoir, comme autrefois (et pour reprendre les mots de Bergson) que “l’univers matériel meurt et renaît à chacun de ses instantsˮ. En théorie de la relativité il n’y a plus, et il ne peut y avoir, d’instant de l’univers. A chaque instant-point x, y, z, t est associé un cône (…) séparant objectivement 3 (et non plus 2) régions de l’espace-temps : l’intérieur passé, l’intérieur futur, et l’extérieur ou ailleurs [schéma ci-dessous à gauche] Voir sur le fichier PDF joint, la reproduction n’ayant pas été possible dans le corps de ce texte. Entre deux instants-points situées dans l’ailleurs l’un de l’autre aucun échange de signaux porteurs d’information n’est possible. En unités “pratiquesˮ (disons le mètre et la seconde) (…) le cône isotrope apparaît très aplati. Si l’on fait tendre arbitrairement c vers l’infini, pour retomber sur l’approximation pré-einsteinienne de la physique, le cône (…) s’aplatit complètement : la région ailleurs est expulsée, et l’on retrouve la traditionnelle dichotomie passé-futur [schéma ci-dessus à droite]. Il est clair que la disparition, en relativité, de l’instant t du temps universel entraîne celle de la distinction objective entre passé et futur. En corollaire, si la matière est conçue comme étant étendue dans l’espace, elle doit nécessairement être conçue comme étant aussi étendue dans le temps. » (Préface du livre de Pierre Philippe, Le Royaume des Cieux, Fayard, Paris, 1976). Le diagramme de gauche ci-dessus a été imaginé par Minkovski (voir la chronique n° 116, Le paradoxe de Langevin démontré, parue ici le 31 mars 2010). L’axe horizontal (ou mieux le plan horizontal) y représente l’espace et l’axe vertical le temps. Le sommet commun aux cônes passé et futur représente l’instant-point ici-présent. Sur l’univers-bloc on pourra lire aussi le chap. 11 de D. Deutsch, L’étoffe de la réalité, trad. par F. Balibar, Cassini, 2003. Pour une présentation plus technique des idées discutées par Aimé Michel dans cette chronique on peut consulter P.C.W. Davies, The Physics of Time Asymmetry, University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 1977. (Sur Davies voir la chronique n° 412, Chronique du beau livre que je n’ai pas lu, parue ici le 1er juin 2009).