Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (III/III) - France Catholique
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Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (III/III)

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Cet article est la suite de ces deux précédents :

Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (I/III)

Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (II/III)

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Il y a toute une querelle à propos de ce déconcertant génie qu’était Pic de la Mirandole, dont la brève existence n’a pas empêché de déployer une étonnante intelligence aux prises avec la curiosité insatiable du Quatrocento. On l’a cru gravement hérétique. Il n’est pourtant nullement pélagien, n’ignorant rien du poids du péché et des limites dans lesquelles il nous enferme. Il n’est pas non plus pré-nietzschéen. L’homme libre n’est pas un rival de Dieu. Il ne s’accomplit que dans le don de la grâce, comme l’humaniste s’est accompli lui-même dans un mouvement de conversion de plus en plus exigeant. Le critique vigilant qu’est notre théologien ne réhabilite pas seulement une figure que toute une historiographie avait voulu tirer du côté de l’humanisme athée, il met en cause un défaut d’interprétation qui tourne au contresens chez les historiens qui placent leur idéologie au fondement de leur discipline. Ils ont simplement oublié la perspective de la destinée divine qui commandait l’humanisme d’un Jean Pic.

On ne saurait non plus négliger l’importance de La postérité de Joachim de Flore, qui est bien autre chose qu’un travail contingent justifié par la seule curiosité d’un grand lecteur. Certes, il s’agit bien d’une étude historique, mais son objet est théologique et son insertion dans l’actualité tout à fait impérieuse. Ce qui intéresse avant tout le père de Lubac, c’est toute la lignée « constituée par les théologiens “spirituels”, prophètes, philosophes, réformateurs, révolutionnaires, aventuriers de toute espèce, qui d’une manière ou d’une autre recueillirent l’idée fondamentale que Joachim avait dégagée dans son exégèse : celle d’un “troisième état” dans le temps et sur cette terre, qui serait l’âge de l’Esprit. » À l’Ancien Testament qui aurait été l’âge du Père aurait succédé l’Église du Christ, précédant l’âge ultime d’une Église de l’Esprit. Ce qui avait été le rêve innocent d’un moine du XIIIe siècle aurait abouti, à la suite de multiples métamorphoses, aux tentatives post-conciliaires d’un passage à un néo-christianisme rendant obsolète l’Église d’avant Vatican II. Le Père de Lubac sait bien ce qu’il vise : des personnages qui se trouvent désignés dans les dernières pages du second tome, à l’enseigne des néo-joachinismes contemporains. Une simple allusion de la biographie mentionne Michel de Certeau, qui, pourtant, a singulièrement compté pour la rédaction de La postérité. Les deux hommes étaient liés et je puis témoigner du trouble du cardinal lorsque son cadet lui avait fait part au téléphone de la maladie qui allait l’emporter. Par ailleurs, il désignait chez Certeau ce qui relevait de l’historien dépendant de recherches antérieures — pour tout dire il ne croyait guère à la nouveauté bouleversante de ses théories historiques — et ce qui relevait de sa posture avant-gardiste.

À première vue, cette « spiritualisation » de l’Église, qui s’est réclamée souvent d’un évangélisme radical, pourrait être conçu comme une purification nécessaire sur le mode franciscain. Mais tel n’est pas le cas. Ainsi que l’écrira le futur cardinal Cottier au moment de la publication : « Il se produit, au temps de l’Aufklärung, une confluence de la vision chrétienne, mais sécularisée, et de l’espoir mis dans les possibilités de la science et de la technique… Ce n’est pas par hasard que la philosophie de l’histoire de Hegel viendra métamorphoser, dans une vision gnostique, l’idée de progrès ou idée de l’auto-développement de l’Esprit. Le christianisme est ainsi réinterprété : sa révélation et son salut sont identiques au devenir de la Raison…  » Ce qui est mis en perspective, c’est bien la sécularisation du christianisme qui serait opérée au moyen d’une gnose dont Hegel fournit le modèle et qui fait de l’Église un moment dialectique de l’histoire. Malheureusement, les formules de Michel de Certeau, pourtant familier des sources les plus authentiques de la spiritualité ignatienne, vont dans cette direction, qui est celle d’une auto-dissolution. Je reprends, en effet, le texte du deuxième tome de La postérité : « Ce qu’envisage Michel de Certeau c’est un dépassement qui est plutôt un départ, un éloignement progressif, amorcé dès la première origine, par rapport à “l’événement Jésus Christ”. » On conçoit la tristesse du père de Lubac qui constate autour de lui un véritable naufrage et ce qu’il appelle une trahison du concile.

Son état de santé l’a empêché de rédiger, sous forme de conclusion, une mise au point théologique générale où il aurait développé le sens de son entreprise, qui, à partir d’un impressionnant dossier d’histoire des idées, voulait élucider la crise des années post-conciliaires. Car c’est au concile même, que le théologien a pressenti la dérive. En 1965, il avait été frappé par une brochure collective intitulée Aggiornamento ou mutation ? Les auteurs pariaient sur une révolution analogue « à celle qui transforma une secte galiléenne en une Église où ne se distinguaient ni Juifs ni Grecs ». La réalité de cette mutation, c’était l’abandon des formules classiques de la foi. C’est là qu’il y avait péril extrême. L’homme, qui n’a cessé de relire et d’étudier la Tradition chrétienne, se dresse de toute son énergie pour défendre sa foi, et rappeler la véritable substance de l’enseignement de Vatican II, qui n’intéresse d’ailleurs nullement les mutants du néo-joachinisme.

C’est que Vatican II est au cœur du dernier tome de cette considérable biographie. Le rôle du père de Lubac y est rappelé. Nous ne pouvons y insister, sauf pour une remarque générale. L’homme, qui sort d’un exil disciplinaire d’une décennie, n’a aucune revanche à prendre. Il est tout au service de l’élaboration d’un développement doctrinal qui doit faire briller aux yeux des hommes d’aujourd’hui la Bonne Nouvelle du Christ. Très vite, son problème ne sera plus de se défendre à l’encontre de ses détracteurs romains mais d’exprimer le mieux possible la substance du mystère chrétien. Ce qui nous permet de mieux comprendre la construction intérieure de Vatican II où, au fond, l’opposition d’une majorité dite ouverte et d’une minorité dite anti-libérale jouera un rôle très secondaire. Un autre clivage s’annonce, que Balthasar nous fait pressentir dans une lettre privée à son ami, en avouant son prodigieux agacement à l’égard d’un prétendu aggiornamento de la Révélation. Comme si on pouvait faire joujou avec cette Révélation en sacrifiant au caprice des modes. De son côté, le père de Lubac est exaspéré par la faiblesse de pensée de certains théologiens « ignorants autant qu’excités, qui semblent peser sur nos évêques ».

Il aura à ce propos une explication avec Mgr Marty, alors archevêque de Reims, qui ne semble rien comprendre à son inquiétude. On retrouverait aussi dans Les carnets du concile (2007) l’itinéraire qui amène l’auteur de Surnaturel sur une nouvelle ligne de front qui n’a plus rien à voir avec les péripéties des années cinquante. Il y a des instantanés, où l’on perçoit l’enjeu tragique des incompréhensions, telle cette rencontre avec un cardinal, pourtant loué à l’époque comme représentatif de l’esprit conciliaire et que le mémorialiste épingle pour la médiocrité de sa pensée. C’est un des mérites d’une entreprise biographique d’une telle dimension que de nous donner à penser au-delà des idées toutes faites. Nous aurions pu reprendre à ce propos toute la section qui concerne la défense et l’interprétation de Teilhard de Chardin. On y retrouve la profondeur d’un exégète qui restitue une pensée à des intuitions théologiques profondément ancrées dans la Tradition.

C’est en revenant au parallèle esquissé avec le cardinal Newman que nous conclurons cette analyse d’une tranche de vie essentielle. Newman a, en effet, été le contemporain d’un autre concile, Vatican I. Le grand converti de l’anglicanisme n’avait pas pris part à son élaboration et à sa tenue, mais il avait été extrêmement attentif à son contenu et à son aboutissement, où il se reconnaissait d’autant mieux qu’ils correspondaient tout à fait aux thèses qu’il avait défendues et à un équilibre qui n’était pas toujours partagé par les plus intransigeants défenseurs de l’infaillibilité.

Le père Louis Bouyer résume exactement le problème : « Bien loin […] que l’infaillibilité pontificale dût être entendue comme une espèce d’inspiration permanente qui dispenserait les catholiques de penser, Newman avait suffisamment montré dans ses pages récentes que cette prérogative est une sauvegarde providentielle. Elle ne saurait tenir lieu d’aucune recherche, mais elle préservera toujours l’Église d’obscurcir pour le monde la Parole qui lui a été confiée. » Déjà, il y avait lieu de séparer la cause doctrinale « de celle d’écrivains spirituels par trop indiscrets et fantaisistes ».

Bien sûr, d’un concile à l’autre les problématiques ont changé, mais il y a toujours nécessité impérieuse de défendre la doctrine sérieuse, fondée sur la mémoire de l’authentique Tradition. Équivalemment à John Newman, Henri de Lubac fut engagé dans le même labeur. Son prédécesseur avait dégagé la nature de l’infaillibilité de Pierre, lui mit en valeur le vrai sens de la collégialité épiscopale, à l’encontre de toute extrapolation fantaisiste. Ce n’était qu’un aspect de leur tâche d’infatigables transmetteurs de l’inépuisable beauté salvatrice de la Révélation chrétienne.