ESCHATOLOGIE DE LA DROGUE (*) - France Catholique
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ESCHATOLOGIE DE LA DROGUE (*)

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On s’interroge sur l’importance historique de la drogue, sur la société que nous promet une toxicomanie plus ou moins généralisée. Que lire ? Sur quels textes, sur quelles données solides réfléchir ?

Peut-être est-ce ici le lieu de se rappeler l’axiome du subtil M. Disymède : ne commencer à se bercer d’idées que quand les chiffres font défaut. Il est, certes, intéressant de savoir ce que des philosophes même dévoyés comme Watts 1, des moralistes comme Huxley 2 , des poètes comme Michaux 3 pensent de la drogue. Mais des expériences bien faites et dûment attestées et chiffrées comme celles du biologiste américain J.R. Nichols et de ses collaborateurs (Coppock, Headlee, Davis), constituent une base assurée dont la connaissance doit précéder toute spéculation.

Il y a dix-huit ans que Nichols étudie expérimentalement la toxicomanie. Sa thèse de maîtrise (a) avait déjà pour objet l’accoutumance à la morphine. Ses recherches, depuis, l’ont conduit à une découverte qui, plus que toute autre peut-être dans ce domaine, mérite notre attention. Suivons sa démarche qui, outre l’importance du résultat, constitue un modèle de méthode.

La gent trotte-menu et la morphine

En 1967, il entreprend de droguer à la morphine un stock de rats de son laboratoire. Chez le rat comme chez l’homme, c’est facile, et l’animal devient très vite morphinomane : un équilibre s’instaure entre la drogue et la réaction du corps contre la drogue, si bien que la privation provoque de graves désordres (hyperexcitation, troubles digestifs, etc.). Le sujet est alors « dépendant ». Il a besoin de sa dose, et la dose nécessaire ne cesse d’augmenter.

Quand la dépendance est profondément installée, Nichols propose à ses rats une cure de désintoxication. Au bout de quinze jours, l’état de dépendance physiologique a complètement disparu : le rat désintoxiqué est à l’égard de la drogue exactement dans le même état de susceptibilité qu’un rat jamais drogué. Son équilibre physiologique est ce qu’il était avant l’intoxication. Il n’a plus aucun besoin de morphine, et la morphine produit sur lui le même effet physique que s’il n’en avait jamais pris. Cela étant, Nichols expose ses rats désintoxiqués, à la « tentation » de se redroguer. Il constate alors que cette tentation produit un effet très variable sur les animaux : les uns sont indifférents, d’autres montrent un vif penchant pour la drogue. Laissés à eux-mêmes, l’ensemble des rats se répartissent, par rapport à leur susceptibilité à la tentation, selon une classique courbe de Gauss.

Alors, commence la partie originale de l’expérience : Nichols arrête définitivement l’intoxication, sélectionne les rats les plus susceptibles et les faits se reproduire entre eux. Il fait de même, séparément, des rats les moins susceptibles. La première génération de chacune des deux lignées est alors (toujours séparément) brièvement remise en présence de la drogue et de nouveau sélectionnée dans le même sens, c’est-à-dire que l’expérimentateur choisit les plus susceptibles dans la lignée des plus suceptibles et les moins suceptibles dans la lignée des moins susceptibles. Chacune de ces nouvelles sélections pour donner une deuxième génération, et ainsi de suite au cours de nombreuses générations successives.

Et voici les résultats de l’expérience (b).

1. Il existe une susceptibilité héréditaire à la morphine. C’est-à-dire que les rejetons d’un stock de morphinomanes sélectionnés sont plus enclins à se droguer que la moyenne, et inversement.

2. Cette susceptibilité héréditaire s’accroit indéfiniment par la sélection.

A la quatrième génération, la lignée résistante a perdu toute trace de l’intoxication originelle et refuse la morphine, alors que la lignée morphinomane est devenue deux fois plus susceptible que ne l’était la génération droguée après sa désintoxication.

Une agression contre l’espèce

Très frappé par ces résultats, Nichols voulut savoir si la susceptibilité héréditaire ainsi mise en évidence avait un caractère limité, ou bien si, au contraire, elle traduisait un penchant général. Il livra donc ses rats sélectionnés à d’autres « tentations » et notamment à celle de la drogue la plus répandue, l’alcool. Il se révéla que la lignée héréditairement morphinomane sombrait spontanément dans l’ivrognerie, alors que la lignée résistante refusait l’alcool !

Comme le remarque Whittaker, la découverte de Nichols ne signifie pas que l’on naît alcoolique ou morphinomane, mais bien que l’on naît plus ou moins susceptible à l’effet des drogues 4.

Revenons maintenant à la sociologie de la drogue. On comprendra que, pour juger de son influence sur notre évolution future, il suffirait de savoir si les drogués ont tendance à se rassembler, donc à se reproduire entre eux. Ce n’était guère le cas jadis, quand la drogue était encore essentiellement un vice d’adultes. La toxicomanie est, certes, un crime personnel et social, mais elle entraîne peu d’influence génétique quand elle sévit chez les adultes, puisqu’à leur âge les liens sociaux et familiaux sont déjà scellés. Elle devient une agression contre l’espèce dès qu’elle risque de développer une sélection et de créer des lignées génétiquement de plus en plus fragiles à la drogue.

Mais peut-être faut-il voir au-delà de cette agression : si la susceptibilité à la drogue peut se renforcer ou s’annuler de génération en génération et si (comme il le semble) les drogué ont tendance à se rassembler, leur autosélection se transforme évidemment en un suicide collectif à échéance. Ils disparaîtront d’eux-mêmes à travers les générations par le jeu de la mécanique qui les crée, portant un témoignage inattendu des lois qui veillent au salut de la vie.

Aimé MICHEL

(a) J.R. Nichols : Morphine reinforcement subsequent to daily injections (Université de l’Oklahoma, 1954. Non publié).

(b) J.R. Nichols. Addiction liability of albino rats : breeding for quantitative differences in morphine drinking (Science, 157, p. 561-563, 1967).


Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 41 parue initialement dans France Catholique – N° 1283 – 16 juillet 1971.

  1. Sur Alan W. Watts (1915-1973) voir la chronique n° 37, L’antipsychiatrie et la boutonnière, parue ici le 8 février 2010.
  2. Aldous Huxley (1894-1963), petit-fils Thomas Henry Huxley, le « bouledogue de Darwin » et frère de Julian Huxley, également biologiste de l’évolution, se rendit célèbre par des livres tels que Le Meilleur des mondes (1931), La Philosophie éternelle (1948) ou Les Portes de la perception (1954). C’est à ce dernier livre qu’Aimé Michel fait allusion. Huxley y décrit avec précision ce qu’il éprouva en mai 1953 après avoir avalé « quatre décigrammes de mescaline », un alcaloïde, originellement extrait d’une racine d’un cactus connue des Indiens du Mexique et du Sud-Ouest des Etats-Unis sous le nom de peyotl.

    Le titre du livre est emprunté au poète William Blake : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie » (Le mariage du ciel et de l’enfer, 1790). Selon Jules Castier, son traducteur (Editions Pygmalion, Paris, 1975) Huxley « nous fait voir ainsi les rapports de notre perception ordinaire du monde et de celle que nous pouvons avoir parfois, et que le mystique possède continûment, de la Réalité ultime et du divin. Cet essai constitue ainsi une véritable “introduction à la vie mystiqueˮ. » L’ambition de l’auteur va donc bien au-delà des visions colorées qu’offrent la mescaline.

    L’essai commence par une description saisissante de la solitude humaine : « Nous vivons ensemble, nous agissons et réagissons les uns sur les autres ; mais toujours, et en toutes circonstances, nous sommes seuls. Les martyrs entrent, la main dans la main, dans l’arène ; ils sont crucifiés seuls. Embrassés, les amants essayent désespérément de fondre leurs extases isoles en une transcendance unique ; en vain. Par sa nature même, chaque esprit incarné est condamné à souffrir et à jouir en solitude. Les sensations, les sentiments, les intuitions, les imaginations – tout cela est privé, et, sauf au moyen de symboles, et de second main, incommunicable. Nous pouvons mettre en commun des renseignements sur des expériences éprouvées, mais jamais les expériences elles-mêmes. Depuis la famille jusqu’à la nation, chaque groupe humain est une société d’univers-îles. » (p. 12).

    Il s’achève par cette évocation : « Mais l’homme qui revient après avoir franchi la Porte dans le Mur ne sera jamais tout à fait le même que l’homme qui y est entré. Il sera plus sage, mais moins prétentieusement sûr ; plus heureux, mais moins satisfait de lui ; plus humble en reconnaissant son ignorance, et pourtant mieux équipé pour comprendre les rapports entre les mots et les choses, entre le raisonnement systématique et le Mystère insondable dont il essaye, à jamais et en vain, d’avoir la compréhension. » (p. 65).

    La drogue est-elle une telle Porte ? Jim Morrison, qui emprunta à son titre le nom de son groupe, The Doors, le pensa-t-il ? Les hippies qui firent de ce livre un classique (ainsi que ceux qui suivirent : Le Ciel et l’Enfer, 1956 ; Moksha, 1977) trouvèrent-ils dans leurs expériences psychédélique les profondeurs spirituelles qu’ils recherchaient ? On peut en douter même si les expériences psychédéliques et les expériences spirituelles et mystiques présentent des points communs entre elles et mettent en jeu les mêmes mécanismes neurochimiques sous-jacents (les synapses dont le neuromédiateur est la sérotonine semblent impliquées dans les deux cas).

    Sur son lit de mort, privé de parole en raison d’un cancer de la gorge, Huxley demanda par écrit à son épouse Laura Archera « LSD, 100 µg, i.m. ». Elle y accéda et il mourut le lendemain matin, 22 novembre 1963, le même jour que J.F. Kennedy et C.S. Lewis.

  3. Henri Michaux (1899-1984), poète et peintre, né à Namur, naturalisé français en 1955, étudiant en médecine et matelot dans sa jeunesse, grand voyageur, fit aussi des expériences avec la mescaline, plus tard le LSD et la psilocybine. Il les commença en 1954, peu de temps donc après Huxley, avec l’aide d’un médecin. Il s’intéressait aux effets des substances psychotropes sur la création artistique. Il décrivit et dessina les impressions qu’elles lui procurèrent. Il en tira plusieurs livres dont Misérable miracle (1956) et Connaissance par les gouffres (1961). Ses œuvres complètes sont disponibles en trois tomes dans la collection de La Pléiade (Gallimard, Paris, 1998).
  4. John R. Nichols, de l’Université d’Etat de Pennsylvanie, a résumé lui-même ses recherches dans un court mais informatif article intitulé « Les enfants de drogués : de quoi héritent-ils ? » qui fut publié l’année suivante dans un numéro des Annales de l’Académie des Sciences de New York consacré à l’inné et l’acquis dans l’alcoolisme (vol. 197, pp. 60-65, mai 1972). Quand ce chercheur commença sa recherche, dans les années d’après-guerre, on pensait que l’addiction était un attribut spécifique des humains car on ne parvenait pas à induire de changements à long terme du comportement d’animaux de laboratoire à l’aide d’opiacés. Nichols fut le premier à prendre conscience d’une importante différence entre les expériences faites sur l’homme et celles faites sur l’animal : les humains s’administrent eux-mêmes les opiacés tandis qu’on les administre aux animaux de laboratoire. Il se dit que si on pouvait amener ces animaux à se donner eux-mêmes les opiacés, on pourrait peut-être observer des changements à long terme. Il conçut un dispositif (dit de conditionnement opérant) dans lequel un rat en état de manque pouvait s’injecter une dose de morphine via un cathéter en appuyant sur un levier. Les résultats obtenus confirmèrent son hypothèse en 1955. « Dans une expérience, écrit-il, le cathéter se rompit durant la nuit de sorte que le rat ne reçut pas de morphine à la suite de ses pressions sur le levier. Néanmoins, le rat pressa le levier plus de 500 fois, sans aucun doute en maudissant le distributeur automatique de morphine. » C’était une découverte d’autant plus importante qu’il y a d’autres exemples en biologie de la différence essentielle entre ce qu’un animal fait activement et ce qu’il subit passivement.

    Par la suite, en raison des difficultés de fabrication et de maintenance des injecteurs, Nichols leur préféra une procédure dans laquelle le rat boit une solution de morphine malgré son amertume. C’est avec elle qu’il réalisa les expériences décrites par Aimé Michel dans cette chronique. Voici les leçons que Nichols en tira : « Qu’est-ce que ces découvertes impliquent pour l’homme ? Incontestablement il y a des différences entre les hommes et les rats. Cependant, les similitudes physiologiques sont grandes et les mêmes principes de conditionnement opérant s’appliquent aux deux. Mon travail suggère que les drogués dotent leurs enfants d’un legs biologique qui les rendront mordus de drogue ou alcooliques dans les circonstances adéquates mais pourront aussi les rendre plus brillants, plus dynamiques dans d’autres circonstances. L’héritage culturel des enfants est probablement plus important pour décider de leur sort. Leur attitude envers la drogue, ils l’apprennent de leur famille, de leurs pairs et de la culture dans laquelle ils sont élevés. Les facteurs culturels peuvent inciter l’enfant à essayer la drogue. Mais ce qui arrive ensuite dépend des circonstances exactes de son usage de la drogue et de sa constitution biologique. Les preuves disponibles indiquent que la constitution biologique est importante, que la drogue soit l’alcool ou les opiacés. » Cette combinaison de facteurs biologiques (« on naît plus ou moins susceptible à l’effet des drogues ») et culturels explique la complexité médicale et sociale des problèmes liés à l’addiction.