EN CE TEMPS DE L’UNITÉ - France Catholique
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L'incroyable histoire des chrétiens du Japon
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EN CE TEMPS DE L’UNITÉ

Le Père Bouyer nous dit : « Si les protestants prenaient conscience de ce qu’ils veulent, ils pourraient retrouver la Parole de Dieu dans la tradition et l’autorité de l’Eglise catholique »
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J’ai pu passé cette semaine quelques heures avec le Père Louis Bouyer. Je l’ai saisi au moment de son départ pour une série de conférences sur l’Unité en Italie. L’occasion était son dernier ouvrage : Parole, Eglise et sacrements dans le protestantisme et le catholicisme1.

Ce petit livre d’une centaine de pages à peine pose en termes clairs les raisons profondes d’une division : elles viennent beaucoup plus de vérités non vécues dans leur exigence et leur réalité premières que des barrières créées par une théologie polémique.

Certes, une telle affirmation marque les limites et les dangers d’une théologie plus souvent définie par les positions de l’adversaire qu’inscrite dans la plénitude de la tradition. La polémique amoncelle les obscurités.

L’auteur qui, il faut le rappeler, est un protestant converti au catholicisme, dénonce avec la même vigueur les opacités et les scléroses des chrétiens des deux confessions, mais fort d’une Révélation pleinement retrouvée et vécue dans le catholicisme, il cherche le chemin par où nos frères séparés pourraient rallier l’Unité visible que leur dérobent, hélas ! la tiédeur et l’ignorance de beaucoup de catholiques…

Il n’y a pas d’approche du protestantisme qui puisse être plus œcuménique que la Bible

– C’est ici qu’on voit, nous dit-il, comme le véritable œcuménisme est une œuvre où le témoignage des plus simples fidèles, le témoignage de toute la vie, n’a pas moins d’importance peut-être que les travaux des docteurs, et même les plus graves décisions des papes ou des conciles.

L’idée fondamentale du livre est donc de montrer que les protestants ne sont pas séparés du catholicisme par l’intuition directrice qui les a poussés à se réformer, mais par tout un appareil de pensées et de pratiques médiévales où ils sont restés empêtrés et qui ont faussé au départ et dégradé par la suite les plus hautes et les meilleures intuitions qui les menaient. La perte dans le protestantisme des éléments fondamentaux de l’Eglise catholique (hiérarchie apostolique, autorité de la tradition, sacrements ayant un contenu réel) vient ainsi de ce que les protestants ont laissé se scléroser en eux-mêmes la Parole de Dieu. S’ils vivaient aujourd’hui cette Parole comme Luther l’a vécue dans son intuition première, tout ce qui les choque dans le catholicisme pourrait reprendre un sens…

Nous sommes bien ici au cœur d’un thème dont le Père Bouyer va se plaire à me retracer les grandes lignes. Il rappelle tout d’abord que le protestantisme se proclame lui-même la religion de la Bible. Le fidèle y vit de la lecture méditée de l’Ecriture Sainte.

– Si les catholiques veulent vraiment comprendre la spiritualité du protestantisme, c’est par là qu’ils doivent l’aborder, précise le Père. Et il ajoute aussitôt : il n’y a pas d’approche du protestantisme qui puisse être plus œcuménique. En effet, en même temps que, par là, on l’atteint directement au cœur, on l’aborde aussi par ce qu’il a de plus positif peut-être au regard même de la tradition catholique.

La réflexion va plus loin, surtout si on la situe dans le contexte historique qui voit naître la réforme. A cette époque, la piété semble trop souvent une simple affaire de pratiques extérieures qu’on entasse sans se soucier beaucoup de ce qu’elles signifient. Abus concernant le trafic des indulgences ou liés à l’offrande du saint-sacrifice pour un objet déterminé, habitude de recourir aux rites dans une ignorance ou une inintelligence complète du sens des prières liturgiques, pratiques ou conceptions nettement superstitieuses – tout cela donnant à une bonne part au moins de la vie rituelle et spécialement sacramentelle un aspect fâcheux de magie plus ou moins lucrative pour le clergé.

L’intuition religieuse primitive de Luther est la reconnaissance de la vérité peut-être la plus fondamentale de la révélation

La religion catholique semble alors pour les hommes spirituels qui souffrent de ses tares comme une machinerie plus ou moins simoniaque pour assurer le salut. Dieu y est comme capturé, enfermé dans un système rituel, le mettant à la merci et à la disposition des prêtres capables ainsi de dispenser ses grâces à leur gré contre argent comptant. C’est alors que va apparaître le protestantisme. Il surgit dans une réaction contre ces formes de piété incontestablement matérialisées. Quelle va être l’intuition directrice de son développement ? C’est le retour à une vérité profondément catholique.

– L’intuition religieuse de Luther, dit ici le Père Bouyer, est la reconnaissance de la vérité peut-être la plus fondamentale de la révélation chrétienne : que ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu les premiers, mais que c’est lui qui nous a aimés alors que nous ne le méritions nullement, qui nous cherchés et sauvés de notre égarement. Nous n’avons rien à payer pour notre salut, car Dieu a tout payé. Ainsi l’intuition de Luther ressaisit dans la Bible l’initiative divine : notre Dieu, le Dieu de la Bible, n’est pas un Dieu passif qui laisserait l’homme venir à Lui, mais le Dieu qui, de lui-même, nous a parlé, s’est adressé à nous, est intervenu dans notre vie, est descendu jusqu’à nous dans son Fils fait homme, sa vivante Parole faite chair.

Jusqu’alors ce vent de Réforme n’avait rien d’hérétique. En affirmant que la Parole de Dieu est foncièrement un acte, une initiative divine, qu’elle interpelle l’homme, met toute son existence en question, attend une réponse, et que cette réponse, c’est Dieu lui-même qui la donne en quelque sorte, transformant de fond en comble la réalité elle-même ; en proclamant que la Parole de Dieu est créatrice, que dans le Christ, elle est la création nouvelle, qu’elle est une présence, la présence de Dieu manifestée pour nous, manifestée dans le monde, et par ce seul fait mettant ce monde en jugement s’il le refuse ; le sauvant, s’il l’accepte ; on retrouve ici tout à la fois la grande tradition patristique et le meilleur de la tradition proprement protestante dont Karl Barth a su pousser jusqu’aux extrêmes l’explicitation des plus profondes intuitions bibliques.

Car qu’il s’agisse ici de Luther ou de Calvin dans leur intuition première, on retrouve en eux les tendances d’un vaste mouvement de retour aux sources, déclenché dès le XVe siècle, et dont les origines, l’inspiration première sont d’une orthodoxie indiscutable. L’érudition du Père Bouyer pourrait ici se donner libre cours. Il la limite à quelques noms :

– Un Ambroise Traversari, un Manetti, passionnés conjointement par la redécouverte des Pères et celle de la Bible sont très caractéristiques à cet égard. La même chose se révèlera aux générations suivantes dans les pays germaniques, avec un Reuchlin, puis un Erasme, chez les Anglais avec John Colet et Thomas More, chez les Espagnols avec toute l’école du cardinal Gimenez de Cisneros et la fondation de l’université d’Alcala de Henarés, en France enfin avec un Clichtowe ou un Lefévre d’Etaples.

Mais les protestants ont séparé la Parole de Dieu du témoignage vivant de l’Esprit dans l’Eglise.

Mais alors, s’il est vrai que la Réforme en son origine n’a rien d’hérétique, si le retour à la Bible est une redécouverte du mystère de la Parole et de la gratuité du salut obscurcis dans l’Eglise, quelle est donc du point de vue catholique, l’erreur protestante touchant l’Ecriture ?

– C’est, répond le Père Bouyer, d’en avoir progressivement séparé la lecture, de la vie dans l’Eglise traditionnelle, au point même d’en être arrivé à opposer autorité de l’Ecriture et autorité de l’Eglise. Ils ont séparé la Parole du témoignage vivant de l’Esprit dans l’Eglise. Revenant à la source de la Parole dans la Bible, devant l’obscurcissement de la tradition par toutes les tares dont elle souffrait, ils ont cru que la tradition et l’autorité dans l’Eglise s’opposait à l’unicité de la Parole divine. Ainsi ont-ils pris le mal qui affectait l’Eglise à cette époque pour sa réalité, ainsi n’ont-ils plus vu sa réalité : la tradition et l’autorité dans l’Eglise qui est l’Ecriture vivante, la Parole actuelle et visible. En se tournant vers une Parole qui n’était plus éclairée par l’ensemble de la tradition, ils ont agi de telle sorte que cette Parole divine a cessé du même coup d’être la vérité d’une parole vivante gardée dans les cœurs, pour devenir la vérité tout extérieure de la seule lettre immuable d’un livre.

Nous ne parlerons pas ici de la dégradation de la Parole divine dans les différentes sectes protestantes, de sa rationalisation au point de devenir une lettre, une idée, de sa dissolution dans un libéralisme qui lui enlève toute réalité « événementielle ». Le Père Bouyer étudiant l’autorité dans l’Eglise et dans le protestantisme se livre ici à une analyse qui dépasse notre propos. Nous ne dirons rien aussi de la perte du sens sacramental que les Eglises luthériennes traditionalistes semblent être les seules à avoir gardé. Tout cela découlant de la rupture avec la tradition et l’unité de l’Eglise. Nous conclurons simplement par où nous avons commencé. Si les protestants allaient au fond de leur intuition première, s’ils prenaient conscience de ce qu’ils veulent et de ce qu’est l’Eglise catholique, ils pourraient retrouver la Parole de Dieu comme acte et comme présence dans la tradition et l’autorité de l’Eglise catholique. Car comme me le dit le Père Bouyer :

– La tradition, c’est l’expérience vivante de la Parole de Dieu dans les âmes. L’Ecriture ne garde son sens véritable et plénier qu’en restant immergée dans cette tradition de l’Eglise qui la continue et l’actualise. Cette Parole de Dieu vivante par l’expérience vécue ne peut être transmise que par l’autorité qui maintient son sens authentique : « Qui vous écoute, m’écoute. Qui vous reçoit, me reçoit. Qui vous rejette, me rejette. » Il y a en cette tradition, en cette autorité quelque chose qui dépasse les chrétiens. L’Evangile c’est vraiment une réalité de vie, une réalité incarnée. On ne peut rompre avec cette incarnation. L’unité ne fait qu’un avec la vitalité de l’Eglise. L’Eglise visible est le signe permanent de la résurrection du Christ.

L.-H. PARIAS

  1. Editions Desclée de Brouwer, coll. « Présence chrétienne ».