Dialogue ? Oui ! Mais quel dialogue ? - France Catholique
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Dialogue ? Oui ! Mais quel dialogue ?

FC 969 – 25 juin 1965

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Le plus gênant, chez les chrétiens qui se disent progressistes, c’est qu’ils le soient si peu. Ils continuent simplement la fâcheuse tradition des catholiques de France qui, depuis un siècle, leur fait canoniser toujours avec le plus de ferveur les idéologies qui ont du plomb dans l’aile1.

Je ne suis pas du tout un fervent de l’anticommunisme, et la dénonciation des infiltrations marxistes dans l’Eglise par certains catholiques me donne sur les nerfs. Mais la fascination, actuellement redoublée, après une accalmie, que le marxisme exerce sur nombre de catholiques français, me paraît un phénomène particulièrement déconcertant.

Déjà vers les années 30, quand l’ère stalinienne allait vers son apogée, il me paraissait étonnant que des chrétiens pussent se trouver tentés d’adhérer au marxisme. On me dira qu’alors, on ne connaissait rien des atrocités staliniennes. C’est ce que disaient les bons Allemands, survivants du nazisme, des camps de concentration hitlériens. Mais la vérité est tout autre : dans un cas comme dans l’autre, on n’ignorait pas : on ne voulait pas savoir, avec toute la force qui caractérise cette expression dans un certain langage militaire.

« Pour nous tous, le marxisme est mort »

Je me rappelle, à cette époque, une réunion entre chrétiens progressistes (il y en avait dès lors) et marxistes. Un de mes jeunes camarades, retour d’U.R.S.S., exalta les tortures auxquelles on y soumettait, affirmait-il, sans nulle fausse honte, les survivants du capitalisme, ou les traîtres à la classe ouvrière. Je n’étais dans ce temps-là ni catholique ni marxiste. Je pensais naïvement qu’après cela, mes amis catholiques allaient déclarer que c’en était assez du dialogue pour le moment. Pas le moins du monde. Ils firent simplement comme s’ils n’avaient rien entendu et le dialogue se poursuivit sans un pli.

Mais aujourd’hui, le plus grave n’est pas que le stalinisme ait été dévoilé par quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs. C’est qu’aux yeux de tous les observateurs informés et sereins, la crise économique, sociale, culturelle où le marxisme se débat dans les pays qui y ont adhéré, apparaît sans issue. Comment des catholiques peuvent-ils donc découvrir à ce moment précis que le « sens de l’histoire » doit être là ?

J’ai eu récemment sous les yeux une lettre écrite par un jeune étudiant de l’université de Moscou et rapportée en France par un de mes amis. Ce garçon, évidemment d’une grande culture, athée d’ailleurs, mais à la recherche de la vérité, y écrivait cette phrase que j’ai reçue comme un coup de poing en pleine figure : « Pour nous tous, le marxisme est mort. La question de sa vérité ne se pose plus. Il n’y a que des intellectuels chrétiens d’Occident qui puissent encore le prendre au sérieux… »

Un incroyable sophisme

Je sais que certains me diront : « Qu’importe la vérité ou l’erreur du marxisme ! Le fait est qu’il constitue la seule espérance humaine actuelle de la classe ouvrière. Nous ne pouvons, sans nous désolidariser d’elle à tout jamais, manifester à sa croyance vitale aucune hostilité, ni même aucune indifférence… »

Ceci me semble un incroyable sophisme. En premier lieu, il est patent qu’en France même le temps est bien passé où l’on pouvait soutenir que l’idéologie marxiste avait derrière elle l’ensemble, ou à tout le moins l’élite de la classe ouvrière. Mais, si nous n’étions emprisonnés dans un inexplicable provincialisme intellectuel, nous devrions nous être aperçus depuis longtemps que cette identification relative de la classe ouvrière au marxisme n’a jamais été qu’un phénomène des pays de l’Europe latine, en fait surtout la France et l’Italie. Qu’on parle de la chose avec un militant travailliste anglais, un syndicaliste allemand de l’ouest (même s’il est socialiste), à plus forte raison un ouvrier allemand de l’Est, pour ne rien dire d’un ouvrier américain. On aura la même réponse à peu de chose près : l’identification de la cause des classes défavorisées à la cause du communisme leur paraîtra explicable peut-être dans des régions de prolétariat encore analphabète, comme en Afrique ou en Amérique du Sud. Elle leur semblera une aberration inconcevable chez des ouvriers apparemment développés intellectuellement, comme ceux de France ou d’Italie. Si vous les poussez, il y a des chances pour que ces Germains ou ces Anglo-saxons vous disent qu’il faut voir là, sans doute, un résultat de l’abêtissement des populations latines, après des siècles d’éducation catholique…

Ce qui n’est peut-être pas faux, dans cette explication peu flatteuse pour nous, c’est qu’une certaine passivité moutonnière de l’intelligence paraît avoir été chez nous effectivement un produit, sinon du catholicisme, au moins d’un catholicisme exsangue et qui se croyait à bout de course. Il faudrait, pour l’expliquer, recourir à une psychanalyse de notre catholicisme, dont les résultats ne feraient probablement pas plaisir à nos enthousiastes de la conversion au monde, bien que, pour eux, les chrétiens aient toujours tort… sauf dans leur cas, évidemment. Dieu me garde de médire soit de l’autorité légitime, soit des aspirations authentiques de l’humanité tout entière. Mais, en France, nous avons tous été marqués terriblement par Lamennais, et nous ne paraissons pas capables de sortir de l’alternative où il s’est lui-même enfermé. Et cette alternative, comme c’est toujours le cas, oppose deux termes beaucoup plus apparentés qu’il n’y paraît.

D’une manière ou d’une autre, depuis un siècle, les catholiques français, si fiers qu’ils soient, comme tous les Français, de leur indépendance d’esprit, se sont dangereusement habitués à penser par procuration. Ou bien l’on admet l’autorité. L’idéal devient alors trop souvent l’obéissance sans discuter, sans réfléchir, sans même chercher à comprendre. Mais, l’expérience le montre, quand on s’est mis à obéir comme cela, que ce soit au Pape ou au Roi très chrétien pour commencer, on est sûr d’aboutir bientôt à obéir aussi bien à quiconque tiendra en main un gros bâton. C’est la fidélité indéfectible de M. Prud’homme aux autorités qui nous régissent, quelles qu’elles soient.

Si, après cela, comme Lamennais, on croit échapper aux « Un Tel a toujours raison ! » par une immersion dans les masses, la communion irréfléchie, renonçant à tout soupçon d’autonomie, avec les mouvements qui les traversent, on n’aboutira encore, comme Lamennais et à sa suite, qu’à la même démission. Vox populi, vox Dei. Fort bien. Mais toute démagogie de ce genre, après avoir produit le pire des servilités chez ceux qui s’y abandonnent, enferme régulièrement les masses qu’on voulait servir dans le pire des asservissements.

Qu’est-ce qui nous débarrassera donc de ce Charybde comme de ce Scylla ? Seulement une autocritique qui ne soit pas préfabriquée, mais qui, sans préjugé de droite ni de gauche, aille droit aux ambiguïtés où notre gauche comme notre droite, en se disputant des vérités qui sont moins contradictoires que complémentaires, se rejoignent finalement, toujours dans les mêmes erreurs.

Louis BOUYER

  1. Les articles précédents du R.P. Bouyer dans La France Catholique des 11 et 18 juin.