Les recherches dont je vais faire état visent à répondre par des faits et des mesures à une question limitée : Pourquoi adhère-t-on à un parti plutôt qu’à un autre ? Ces recherches ont été conduites dans divers pays par des psychologues anglo-saxons, suédois et allemands. Je me référerai ici à l’exposé qu’en a fait le Dr H.J. Eysenck, professeur à l’Université de Londres et directeur du département de psychologie de l’institut psychiatrique de cette même Université (a). Comme dans ces recherches il est question entre autres pays de la France, précisons qu’Eysenck a travaillé aussi à l’Université de Dijon [1].
Les partis et l’argent
Il est évident au premier regard que, dans les pays anglo-saxons, il existe une relation étroite entre le vote et le revenu. C’est ainsi qu’en Angleterre, en moyenne, 52 % des bas revenus votent travailliste, contre 8 % des hauts revenus ; chez les conservateurs, inversement, on compte 77 % des hauts revenus et 20 % des bas revenus. On peut donc dire qu’en gros les riches votent conservateur et les pauvres travailliste.
On sait qu’en France c’est beaucoup moins net. S’il est vrai qu’il y a peu de riches qui votent communiste (il y en a pourtant !), en revanche on trouve plus de travailleurs manuels chez les gaullistes que chez les communistes. Et c’est là que l’enquête, de socio-économique, devient psychologique : pour quelle raison, en France, des partis qui sont censés traduire des phénomènes de classe n’ont-ils pas effectivement un recrutement de classe ? C’est un peu comme si les horlogers, par exemple, préféraient parfois s’inscrire au syndicat des bouchers, et inversement. Il y a là un problème.
Eysenck et son école sont des spécialistes de l’étude statistique de la personnalité. Le manuel de psychologie le plus répandu dans les universités américaines définit leur méthode en ces termes : « Elle reconnaît le caractère unique de toute personnalité, mais souligne en revanche que ce caractère unique peut être exprimé par la combinaison d’un nombre suffisant de variables [2] quantitatives » (mesurables) (b). Dans le cas qui nous occupe, ces psychologues ne prétendent pas aller chercher au fond des âmes les motifs secrets de l’adhésion politique. Ils se bornent à mettre en chiffres ce qui peut être mesuré. Et comme on va le voir, cela ne manque pas d’intérêt.
Eysenck remarque d’abord que dans chaque parti anglais (il n’y en a pas beaucoup), toute question un peu prenante provoque des discussions acharnées, et très souvent des affrontements. Même quand les adhérents d’un parti sont d’accord sur un but, il y a presque toujours dissentiment sur les méthodes. Cependant, le parti résiste et subsiste. A partir de ce fait, il imagine une hypothèse : selon lui, du point de vue politique, tout homme relèverait d’un double classement ; le premier serait celui qui va du conservatisme au progressisme radical ; le second serait celui qui s’opère entre durs et mous. Il y aurait donc des conservateurs durs, des conservateurs mous, des progressistes durs, des progressistes mous. Et comme on est plus ou moins dur (ou mou), la permutation circulaire de tous les intermédiaires donnerait une quasi infinité de personnalités différentes.
Seulement, les Anglais ont un sens social éminent : ils ont une patience inépuisable pour se supporter entre eux, même quand leurs caractères s’opposent. Dans la terminologie d’Eysenck ils sont hautement introvertis et hyper-socialisés. Un parti étant, selon la définition de Disraëli, « une opinion organisée », les Anglais ont donc des partis qui représentent une opinion sans considération de « durs » ou de « mous », car les durs et les mous se supportent fort bien dans le sein d’un même parti, dussent-ils se disputer souvent et âprement.
Jusqu’ici, nous n’avons que des hypothèses et des mots. Il s’agit maintenant de savoir si ces hypothèses sont confirmées par l’expérience, et donc si les mots veulent dire quelque chose.
Pour cela, Eysenck et ses élèves ont établi empiriquement une batterie de tests comportant soixante questions auxquelles on peut faire cinq réponses différentes (je laisse au lecteur le soin de calculer la typologie que l’on peut tirer de la combinaison de 60 x 5 = 300 éléments en permutation circulaire). Ces tests aboutissent à un double classement numérique : en progressistes-conservateurs et en durs-mous.
Si l’on préfère, et c’est d’ailleurs ainsi que les résultats sont représentés dans le livre d’Eysenck (c), chaque personne testée est finalement représentée par un point sur un diagramme où l’opinion politique est représentée en abcissses et la « dureté » en ordonnées. Ce diagramme est très parlant à l’esprit. On y voit par exemple que certains conservateurs sont du même côté de l’axe des y que certains fascistes, mais que certains autres y sont du même côté que certains communistes (Anglais.)
La première question que l’on se pose en face d’une telle construction, c’est celle de sa valeur scientifique.
Et il n’y a qu’une façon de répondre à cette question : c’est de faire l’expérience, puis de la faire refaire dans d’autres circonstances, sur d’autres sujets, par d’autres expérimentateurs. On voit alors si les résultats sont convergents. Il semble qu’ils le soient, car l’expérience a été faite en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en Suède, en France, et avec des résultats qui se confirment.
Les Gaulois dans la plaine
La deuxième question est celle de savoir à quoi cela sert.
Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, mais je ne soulignerai qu’un point, qui concerne la France. Les résultats obtenus montrent que, chez le citoyen de notre pays, contrairement à ce qui se passe en Angleterre, il existe un penchant à se grouper entre durs et (séparément) entre mous, aussi fort que la motivation politique elle-même.
En France, les conservateurs durs, par exemple, ne supportent pas la cohabitation avec les conservateurs mous au sein d’un même parti : ils font donc scission et créent un parti conservateur dur [3]. Le diagramme d’Eysenck explique donc l’éternelle tendance du Gaulois aux querelles intestines : elle est un effet de son extraversion. Paradoxalement, c’est le goût du Français pour les rapports sociaux qui en fait un asocial. Je ne sais si un résultat si paradoxal aurait pu être atteint par d’autres voies que la longue démarche de la psychologie statistique. Il me semble qu’on peut en douter. Il me semble aussi que ceux qui font profession de diriger la cité auraient intérêt à connaître un peu les travaux des psychologues.
Aimé MICHEL
(a) H.J. Eysenck : The Psychology of Politics (Londres 1954). Sense and nonsense in Psychology (Londres 1966).
(b) O. Whittaken : Introduction to Psychology (Philadelphie 1970), p. 460.
(c) Eysenck 1966, p. 281.
Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 113 parue initialement dans France Catholique – N° 1348 – 13 octobre 1972.