Comprendre notre époque sécularisée - France Catholique
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Comprendre notre époque sécularisée

Traduit par Bernadette Cosyn

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Lorsque précédemment sur ce site j’ai évoqué le premier livre à être traduit en anglais du philosophe italien Augusto Del Noce (décédé en 1989), je voulais y inclure cette remarque presque désinvolte : « il n’y a pas de famille s’il n’y a pas d’héritage idéal à transmettre ». Il faisait d’amples remarques pertinentes sur l’assaut sans précédent contre la tradition et l’autorité qui caractérise la modernité.

Même prise isolément, cette observation aide à expliquer le fait que l’Occident, ainsi que des cultures aussi différentes que l’Iran ou le Japon, soient au cœur d’une implosion démographique sévère. Cette crise ne peut pas être facilement attribuée à une religion spécifique, étant donnée la nature globale du phénomène mais indique une crise métaphysique de grande envergure.

Expliquer la crise de sens en cours occasionnée par l’effondrement des idéaux courants et des valeurs pérennes, tel est la vigoureuse plaidoirie de Del Noce. Heureusement, il y a maintenant une autre compilation de son travail accessible aux anglophones : « The Age of Secularization » (L’ère de la sécularisation) est composé d’essais et de conférences de Del Noce écrits ou données entre 1964 et 1969, traduits et magnifiquement résumés par Carlo Lancellotti.

Avec l’effondrement de la métaphysique, il ne reste que la science et la religion comme catégories de pensée valables, nécessairement dressées l’une contre l’autre. (Pas la peine de chercher à deviner qui se trouve sur le siège conducteur.) De puissants prophètes de la science, renommés chez eux (et tout spécialement ici dans la Silicon Valley) disent qu’elle doit croître et que la religion doit décroître.

La science s’est installée comme idole parce que nous avons pris des décisions politiques et historiques (penser de l’avant et pas uniquement en arrière) qui « ont stigmatisé les idéaux traditionnels comme étant sans valeur ». Le progrès est simplement son idole jumelle.

La modernité elle-même est vue par définition comme une valeur positive. Elle rejette définitivement les vieux idéaux mais est incapable d’en proposer de nouveaux parce que la catégorie « valeurs absolues » est elle-même considérée comme absurde par elle.

Au résultat, nous habitons maintenant une société technocratique radicalement irréligieuse : toute pensée sur des sujets se rapportant à ce qui est divin dans l’homme, à son intériorité, est considérée comme dénuée de sens – absolument non pertinente. Del Noce n’aurait pas le moins du monde été étonné par les récentes révélations que les géants des médias sociaux censurent les points de vue « traditionnels », c’est-à-dire principalement chrétiens : ce n’est que le point culminant du vaste schéma qu’il voyait émerger.

En substance, Del Noce écrivait sur les décennies « aucune » (NDT : allusion à la réponse à la question des sondages sur l’affiliation religieuse) avant que ce terme ne soit employé. Il prend soin de dire que ce n’est pas seulement le catholicisme qui est menacé par l’esprit moderne technologique, mais la religion elle-même – toute la « dimension religieuse » de l’homme.

Il prend soin également de dire que cet état d’esprit n’est pas un corollaire direct du développement technique mais a son origine ultime dans une « déviance religieuse ». La nature de notre crise moderne, souligne-t-il, et d’abord et avant tout religieuse. La religion peut seulement être tolérée (comme certaines drogues) à titre de stimulant, mais jamais comme une manière sincère de rechercher la vérité ; ce qu’il considère comme « l’essence du blasphème ».
De fait, il déclare que le processus de sécularisation en cours est principalement caractérisé par l’expansion de l’athéisme. Notre monde est un monde qui accepte les négations marxistes fondamentales de la transcendance. Nous rejetons expressément à la fois le platonisme et le christianisme, même si nous avons abandonné simultanément les dimensions religieuse (messianique) et eschatologique du marxisme classique.

De cette manière, le marxisme prévaut même s’il procure la désintégration : tout sens du sacré est oblitéré – remplacé par le progrès technique et l’individualisme le plus poussé, compris comme une complète séparation d’avec Dieu.

Avec cette orientation métaphysique, le futur supplante l’éternité ; le péché originel est vu comme un mythe plutôt que comme, selon le trait d’esprit de Chesterton, la doctrine la plus facile à prouver (regardez donc autour de vous).

L’homme moderne insiste sur son innocence alors que les chrétiens présupposent la nécessité d’être pardonné. L’homme moderne insiste également sur l’idée que la liberté requiert nécessairement le pouvoir de créer selon son caprice sa propre réalité – principalement son propre code moral. L’engouement pour le transgenre n’est que la dernière et plus visible extension de ce point de vue métaphysique.

Del Noce identifie de nombreuses autres tendances qui sont devenues bien plus prononcées de nos jours : l’intolérance du tolérant et la fausse compassion qui disculpe les transgressions les plus flagrantes comme si elles n’étaient pas des transgressions (c’est-à-dire « un refus absolu de se scandaliser »). Il avertit que ceux qui sont fidèles aux « anciennes » valeurs, par opposition aux « nouvelles » deviendront des « parias sociaux » et seront même « regardés comme les membres d’une race morale inférieure destinée à disparaître ».

Il a reconnu depuis longtemps que nous n’étions plus un peuple chrétien. Mais il reconnaît également que ce n’est pas un phénomène entièrement nouveau en cela que « au moins depuis la Révolution Française, les catholiques déterminés à être véritablement catholiques ont été généralement de facto persécutés. »

Les catholiques progressistes, qu’il analyse en profondeur, ont davantage en commun avec les progressistes séculiers qu’avec les catholiques fidèles à la foi. Pour parler le langage actuel, ils sont « d’abord libéraux ». Ils minimisent les différences métaphysiques flagrantes entre catholicisme et modernisme et rejettent en définitive la pensée grecque, spécifiquement l’idée qu’il existe « un ordre des valeurs absolu et méta-historique. »

Ils ne sont que trop disposés à accueillir ce qu’ils voient comme « la partie vraie » du marxisme ; ces « nouveaux catholiques » écrit Del Noce, « sont des marxistes en devenir » qui se placent « irrémédiablement en opposition à la tradition » et par là contribuent au grand projet de dissolution.

Ils sont épris d’efforts pour amener le christianisme à être en harmonie avec la modernité – bricolant ceci, mettant à jour cela. Ils voient Vatican II, dans ses tournures de phrases incisives, comme « un acte de contrition de l’Eglise gardant égard pour son passé ». C’est en définitive une déclaration auto-destructrice. Et vraiment, toute l’idée que le christianisme pourrait être surpassé – reconstruit par certaines manœuvres mentales pour convenir aux sensibilités modernes (ce qu’il nomme méta-christianisme) – est engagée à conduire à un anti-christianisme radical.

L’enjeu est élevé dans cette affaire ; la seule façon d’éviter la catastrophe, conclut-il, est de retrouver des instincts religieux authentiquement sincères. Cela signifie que l’Eglise Catholique va devoir surmonter sa propre crise – et rejeter « l’invasion du progressisme et de modernisme » qui conduit inéluctablement à « la mort de la théologie de Dieu » et à un milieu sécularisé de fond en comble.

Les probabilités [de désastre] sont devenues encore plus fortes depuis que Del Noce a écrit, mais les cartes qu’il a laissées sur la table semblent toujours être l’unique main gagnante.


Matthew Hanley est membre du National Catholic Bioethics Center. Les opinions qu’il exprime sont les siennes propres et pas forcément celles du NCBC.

Illustration : couverture du livre d’Augusto Del Noce

Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/07/26/understanding-our-secular-era/