« Ces ossements revivront-il ? » - France Catholique
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Van Eyck, l'art de la dévotion. Renouveau de la foi au XVe siècle
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« Ces ossements revivront-il ? »

FC 1465 – 10 janvier 1975

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Je me rappelle encore la stupéfaction avec laquelle, lisant1, il y a déjà fort longtemps, les commentaires évangéliques, d’ailleurs très estimables, de feu le P. Lagrange, je tombai sur son explication du « surcroît » promis par le Christ, dès ce monde, à ceux qui auraient tout abandonné pour lui. Le fait est, nous disait ce religieux (fort édifiant et même des plus observants), que, lorsqu’on s’est donné à un grand ordre, on se trouve soudain pourvu de toutes les commodités désirables, sans avoir rien à faire pour les acquérir ou les retenir…

Il est difficile, devant un aveu si naïf, de ne pas penser aux sarcasmes de Gibbon, appliquant à ceux qu’il appelait : « les moines de Magdalon » la parole évangélique sur les lys des champs, « qui ne travaillent ni ne filent… »

Mais j’étais encore naïf moi-même à cette époque. Je n’ai été tout à fait déniaisé à ce sujet qu’il y a vingt ans environ, par ma participation à un « séminaire » sur la « pauvreté religieuse », où l’on m’avait colloqué la tâche d’exposer la doctrine biblique à ce sujet, à supposer qu’il y en eût une.

Je développai cette idée que, d’après toute la Bible, la pauvreté « en esprit » présuppose évidemment une disposition effective à se priver du superflu, bien entendu, et même d’une bonne part de ce qu’un chacun tend à considérer comme le nécessaire.

A peine avais-je fini de parler qu’un vénérable Jésuite, le plus fameux spécialiste de la théologie morale à l’époque, se levait pour me dire : « Mon père, cette pauvreté biblique dont vous nous avez parlé, c’est très intéressant, mais sachez que cela n’a rien à faire avec la pauvreté religieuse. Celle-ci se définit tout entière par le renoncement à la propriété de ce qu’on utilise. Après cela, qu’on soit plus ou moins pourvu en fait des biens dont peuvent jouir ou non ceux qui n’ont pas pris un tel engagement, n’y change rien… »

Comme pour m’empêcher de croire qu’il n’y eût là qu’une de ces opinions d’école qu’on peut prendre ou laisser à son gré dans la sainte Eglise, un Dominicain, tout aussi vénérable et guère moins illustre, paracheva sur-le-champ ma déconfiture. « Ce qui vient de vous être dit est parfaitement exact, non seulement d’un point de vue canonique, me certifia-t-il, mais, d’après la théologie la plus stricte, et la seule, à vrai dire, qui mérite ce nom. La Somme théologique, en effet, établit de façon irréfutable que le vœu de pauvreté, d’ailleurs comme celui de chasteté ou celui d’obéissance, fait plus d’honneur à Dieu, par lui-même et par lui seul, que la pratique de cette vertu quand elle n’est pas consacrée par le vœu… »

Après cela, je puis dire que j’ai compris que toute réforme, dans l’Eglise catholique, qui ne partirait pas d’une réforme de cette singulière ascèse, pour se prolonger aux plans de l’éthique et de la théologie, ne serait jamais que de la bouillie pour les chats.

Cela, au moins, a eu l’avantage de m’immuniser à l’avance contre toute déception possible, quand le naufrage de la grandissime réforme dite conciliaire suivit quasi instantanément son lancement.

L’attitude du prêtre Héli

Mais comment donc avait-on pu en venir là ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que la coalescence2 qui a tendu très tôt à s’opposer, en Occident plus encore qu’en Orient, entre le monachisme et le clergé, ne paraît pas avoir tellement réussi à spiritualiser le clergé qu’à cléricaliser le monachisme, en donnant au mot cléricaliser son sens le moins favorable (en est-il un, d’ailleurs, qui le soit davantage ?). Le danger qui menace, en effet, tout clergé c’est de s’identifier si bien à ce « divin » qu’il représente qu’il le réduise en retour à sa mesure tout humaine.

Que révélateur est donc ce récit, au début du premier livre de Samuel, qui met en scène, avec la pieuse femme Anne, le prêtre Héli ! Le saint homme est assis, à l’ombre du sanctuaire, faisant tranquillement sa petite sieste après le repas de midi, conclusion normale de l’offrande du sacrifice. Son attention se trouve soudainement détournée de la paisible jouissance d’une digestion sans histoire, par la ferveur quelque peu insolite de cette femme en prière. Sa réaction est immédiate autant que typique : « Cette femme est saoule… » Tout le cléricalisme est dans ce mot.

Quand la ferveur spontanée d’un ou d’une laïque vient à la rencontre de la quiète satisfaction de soi naturelle au clergé, il faut à la première une rare persévérance pour que ce soit elle qui l’emporte sur la seconde. Le résultat inverse a de bien plus grandes chances de se produire. C’est ce qui est arrivé dans le catholicisme.

La déformation cléricale y a gagné les « religieux, bien plutôt que leur religion n’est arrivée à la redresser. Des « hommes de Dieu » cautérisés à l’endroit de toute mystique ont tôt fait de faire virer toute ascèse à la farce. […]

Comment donc, passant, ou plutôt ne passant plus, par ces canaux étranglés, pourrait-il encore féconder la terre, engendrer ou simplement entretenir une culture rénovée qui témoigne de sa vitalité recréatrice et salvatrice ? Il n’apparaît plus aux hommes, à travers ce contre-témoignage des religieux et ce ministère des prêtres retourné en self-service, que sous les traits d’une exploitation dévitalisante. La route est désormais pavée pour l’incrédulité laïque, et finalement les a-théologies cléricales, qui tenteront de s’en justifier en la justifiant.

Le remède, évidemment, ne se trouvera pas dans la fuite en avant qu’ont tenté de bénir supérieurs religieux et prélats, quand les premiers fruits de leur concile ont été des défroquages en masse et une confusion généralisée de l’apostolat avec l’apostasie.

Dans un vrai retour aux sources

Il ne se trouvera, pourvu qu’on veuille bien l’y chercher, que dans un vrai retour aux sources, et non dans un camouflage effronté en progrès époustouflants des déliquescences dernières. Il ne s’agit pas de substituer à des religieux embourgeoisés des religieux saisis par la débauche, à des clercs blasés sur ce qu’ils sont censés servir des clercs prêts à s’occuper de tout plutôt que de l’unique nécessaire. Il s’agit simplement de vérité.
Mais pas de la vérité enfin avouée d’hommes qui avaient impudemment pris la place de Dieu sans le dire et qui, maintenant, ont le front de lui dire : « Ote-toi de là que je m’y mette ! » De la vérité de Dieu crevant cet écran que nous avons fait de notre intermédiaire, en nous restituant, tous tant que nous sommes, religieux ou prêtres, au seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, le même, hier, aujourd’hui et demain. Encore faudrait-il que ce soit ce que nous voulons, et que nous fussions décidés à en reprendre les moyens, tels que l’Eglise les a connus, quand elle était encore militante et conquérante, mais dont, aujourd’hui plus que jamais nous éloignent fainéantise et esprit capitulard. Le tout est de savoir si nous sommes prêts à en payer le prix.

Il y en a qui le sont. Mais, quand le Fils de l’homme viendra, qui « des pontifes, des anciens du peuple et des scribes » le reconnaîtra ? Ne désespérons tout de même pas. Il y a eu Nicodème parmi les scribes… Il est vrai qu’il est venu de nuit pour plus de sûreté. Il y a eu Joseph d’Arimathie parmi les anciens… Dommage seulement qu’il ait attendu la mort du Fils de l’homme ! Et, après tout, Caïphe, lui-même, grand prêtre cette année-là, a prophétisé…, mais sans le vouloir et sans même le savoir.

Qu’importe ? Des pierres même, s’il le faut, Dieu saura tirer de vrais fils d’Abraham.

Ils le sont rudement bien !

Et puis, ne nous y trompons pas, ces prêtres dont nous avons parlé tout au long de ce livre, s’ils sont les plus en vedette, les seuls à peu près qui fassent parler d’eux aux mass media, ne sont pas tous les prêtres.
Il en est d’autres, bien plus nombreux qu’on ne pense, dans le clergé paroissial avant tout, particulièrement, mais pas uniquement dans le clergé rural, qui continuent, comme ils l’ont toujours fait, de prêcher l’évangile et de distribuer les sacrements, de catéchiser, de confesser, de consoler, d’exhorter (à temps et hors de temps, comme dit l’Apôtre) le tout-venant des chrétiens, sans trop se demander s’ils sont « adultes » (?) ou non. Ce ne sont pas, à l’ordinaire, des « religieux ». Comme disait un bon Père : ils ne sont « que » prêtres ! Mais ils le sont rudement bien ! Sans eux, il y a belle lurette que les aumôniers de ceci ou de cela n’auraient plus personne à faire « militer ».

Il arrive aux évêques, lesquels d’ordinaire n’ont jamais eu l’expérience de leur ministère « traditionnel », comme ils disent, d’oublier ou peu s’en faut leur existence… sauf, bien entendu, quand il s’agit de trouver des sous pour la « maison des œuvres » ou quoi que ce soit de ce genre. Mais j’ai dans l’idée que si nous sortons jamais de nos crises, c’est d’abord à ces sans-grades que nous le devons.

Louis BOUYER

  1. NDLR : Ces lignes constituent le dernier chapitre d’un livre du P. Bouyer, à paraître prochainement aux Editions Aubier-Montaigne, sous le titre Religieux et clercs contre Dieu. Ce texte, que nous publions en tribune libre, doit être lu pour ses vertus roboratives et non dans une perspective polémique. On connaît la forte personnalité du P. Bouyer, auquel Georges Daix a consacré un article dans notre numéro du 27 décembre dernier.
  2. NDLR : Du latin coalescere, qui signifie à la fois coalition et confusion.