Belgique : l’incompréhension française - France Catholique
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Belgique : l’incompréhension française

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Voici dix-huit ans, les Français, François Mitterrand en tête, n’avaient pas vu venir la chute du Mur de Berlin et ne voulaient pas croire à la réunification de l’Allemagne. Peut-être est-ce pour cette raison qu’une partie de l’intelligentsia française fait aujourd’hui de la surenchère en matière de prospective à l’égard de la Belgique, au risque parfois de se méprendre et, une fois de plus, de se tromper lourdement.

par Henri VIVIER*

Car la Belgique est en passe de devenir ces temps-ci, dans la presse française, ce qu’il est convenu d’appeler un « marronnier ». Entendez par là : un sujet d’article ou de dossier qui revient de façon classique et récurrente, parce que cela fait « vendre du papier » en kiosque, parmi d’autres thèmes tels que : « Que faire avec ou sans baccalauréat ? », « Le palmarès des universités », « Le salaire des cadres » ou encore « Comment payer moins d’impôts ? » …

S’agirait-il, en quelque sorte, d’une « consécration médiatique » dont notre voisin se serait, d’ailleurs, bien dispensé ?

Force est de constater que, devant les difficultés de former une coalition gouvernementale dans le Plat Pays, certains beaux esprits français eurent tôt fait, en 2007, de régler son compte à la Belgique.
Ainsi, dans sa chronique parue dans « Le Figaro » du samedi 25 et dimanche 26 août 2007, Monsieur Alexandre Adler a-t-il apostrophé son lecteur de façon bien abrupte : « La Belgique va-t-elle demander le divorce ? »

Il s’agissait, bien sûr, d’un point de vue qui concernait, non pas la place de la Belgique en Europe mais, on l’aura compris, celle de la Flandre en Belgique. Pour mieux s’en persuader, il suffisait de lire la phrase-choc qui constituait l’unique intertitre : « La Flandre indépendante serait, assez vite, le plus francophile et le plus latin des Etats germaniques de l’Europe du Nord ».

Mais enfin : pourquoi chercher midi à quatorze heures ? L’Etat le plus francophile et le plus latin des Etats germaniques de l’Europe du Nord existe déjà et il a pour nom : Belgique ! Ne dit-on pas déjà que les Belges sont, en raison de leur mixité et de leur perméabilité culturelles, de tous les peuples de l’Europe, des Latins parmi les Germains et Germains parmi les Latins ?
Pourquoi donc vouloir dépecer la Belgique, pour ensuite recréer sous une autre forme ce qui existe déjà ? En d’autres termes : à quoi bon vouloir détruire le « pont belge », qui relie déjà deux cultures, au profit d’une simple et étroite « passerelle flamande » ? Pareil rétrécissement ne serait-il pas un appauvrissement et une régression ?

S’ils font mine de s’intéresser autant à la Flandre, c’est parce que nos braves intellectuels français se prennent, en fait, à rêver d’un « rattachement » de la Wallonie et de Bruxelles à la France. Un date est même fixée : ce pourrait bien être d’ici la fin du quinquennat de Monsieur Sarkozy !

Annexionnistes, ces penseurs autoproclamés prennent leurs désirs pour des réalités. Quand ils écrivent que le 14 juillet est fêté à Liège, ils oublient de préciser que cela provient du caractère à la fois frondeur et francophile de cette ville appelée la « Cité ardente ». Une Cité ardente aux ardeurs socialistes, l’on chante « La Marseillaise » comme d’aucuns, à Paris, entonnent « L’Internationale » : ce n’est, ni plus ni moins, qu’une manière spectaculaire de s’ériger en « anti-système » et de chercher à effrayer le bourgeois… Comme quoi la francophilie n’est pas l’apanage de la seule Flandre… et, puisque tout doit finir par de l’humour et des chansons, la preuve est ainsi faite il n’y a pas que des Flamands comme Yves Leterme pour entonner l’hymne national français !

La presse française use et abuse de l’ « effet grossissant » des médias lorsque, posant sa loupe sur la ville de Liège, elle oublie d’informer ses lecteurs de l’absence totale d’adhésion populaire aux idées dites « rattachistes ». Pour preuve : si les Français savent qu’il existe à Liège de telles listes, personne ne connaît leur score : moins de 3 % des voix aux élections locales. Et encore : ce phénomène politique, somme toute assez « folklorique », est géographiquement limité.

C’est pourquoi il est pour le moins audacieux, pour ne pas dire imprudent, d’établir un parallèle entre le rattachement de la RDA à la RFA en 1990 au temps du chancelier Helmut Kohl, d’une part, et un très hypothétique arrimage de la Wallonie et de Bruxelles à la France sous la présidence de Monsieur Nicolas Sarkozy, d’autre part.
Ne nous méprenons pas : La RDA et la RFA étaient deux entités issues d’un même pays, l’Allemagne, que l’Histoire avait artificiellement coupé en 1945. Ce n’est pas le cas pour la France et la Belgique, jamais unis au cours des vingt derniers siècles, hormis la parenthèse des vingt ans (1794 – 1814) qui furent ceux de l’occupation et de la départementalisation révolutionnaires et napoléoniennes.
Au demeurant, si un quelconque et illusoire « rattachement » devait intervenir, la province de Liège ne deviendrait pas française mais… redeviendrait allemande ! Car n’oublions pas qu’il s’agissait d’une terre d’Empire : non pas l’Empire français mais le Saint Empire romain germanique !

Vingt ans n’ont jamais remplacé ni effacé vingt siècles… Mais comment le faire comprendre aux Français ? Encore aujourd’hui, certains d’entre eux croient dur comme fer que la Belgique est une hérésie politique ou une anomalie historique, en ce qu’elle les empêche de réaliser leur rêve d’une « grande France » enchâssée dans ce qu’ils estiment être ses frontières naturelles, des Pyrénées aux bouches de l’Escaut. Sans parler de la rive gauche du Rhin, que les Français occupèrent durant onze ans (de 1919 à 1930) après la Grande Guerre, avant de caresser puis d’abandonner le fol espoir d’un impossible rattachement de la Sarre à l’issue du second conflit mondial…

En somme, du domaine royal de Louis XI et du fameux « pré carré » de Richelieu et Louis XIV jusqu’au rêve (prêté au général de Gaulle au moment de la Libération) d’une France intégrant la Wallonie, en passant par les conquêtes de la Révolution et de l’Empire, c’est toujours la même obsession et les mêmes erreurs d’appréciation de la France à l’égard de la Belgique et des pays limitrophes. En cinq siècles, les régimes politiques peuvent se succéder à Paris ; l’idéologie française demeure !

C’est qu’à leur manière, les Français ont, comme beaucoup d’autres peuples mais à cette différence près qu’ils ne se l’avouent jamais, un problème persistant d’identité. Il ne s’agit pas, comme on le croit trop aisément, de la place faite, en interne, aux particularismes régionaux : corses, bretons, basques, alsaciens-lorrains, sans oublier ce qu’il est convenu d’appeler les « domiens » ou les « ultra-marins »… Il s’agit, fondamentalement, de l’incapacité des Français à envisager que la culture dite « française » (en fait, francophone) puisse en partie leur échapper. Et qu’elle soit véritablement un héritage partagé de façon équitable, si ce n’est égale.

Pendant longtemps, la France a considéré la francophonie comme « sa » chose, sa propriété privée, sa chasse gardée, au milieu d’autres Etats issus dans leur grande majorité d’anciennes colonies… Il s’agissait de la traduction dans le domaine culturel de son « pré carré » politique. Un vecteur de puissance.

Et voilà que, depuis quelques années, l’Organisation internationale de la Francophonie se définit comme le rassemblement des pays « qui ont le français en partage ». Mais justement : cette belle définition d’un patrimoine culturel détenu « en commun » est étrangère aux Français. Pis : elle leur fait horreur ! D’où de nombreuses incompréhensions entre les Français et tous ceux qui leur sont pourtant très proches soit par le voisinage (Belges, Luxembourgeois, Suisses, Valdotains, Monégasques…), soit par des liens de sang (Canadiens, Mauriciens…), soit encore par une alchimie affective et spirituelle (Libanais, Roumains…).

Or, il faut se rendre à l’évidence : la « France-Esprit », en tant qu’espace linguistique et culturel, est plus vaste que la « France-Etat », que quarante rois, deux empires et cinq républiques ont tour à tour façonnée…. Les Italiens du Val d’Aoste, tout comme les Belges francophones, en sont l’illustration vivante. Résolument francophones et, en même temps, résolument étrangers à la France.

Mais voilà : trop cartésiens, enfermés dans leur logique rationnelle, les Français ne peuvent concevoir que la culture « française » ne se limite pas aux frontières politiques de leur pays.

Ils ont du mal à se représenter un espace intellectuel qui ne s’emboîte pas parfaitement dans un espace étatique. De la même manière qu’il y eut en Europe, après la Réforme, la recherche d’un parfait recoupement entre identité politique et identité religieuse, selon l’adage cujus Regio ejus religio, il semblerait que les Français, inconsciemment, soient en recherche d’une formule cujus Patria ejus lingua !

Paradoxalement, cette volonté forcenée et bien française de faire coïncider Etat et langue, terre et idiome, rejoint, en Belgique, la thèse des Flamands les plus extrémistes. Mais, si le but semble identique, les moyens divergent : là où les Français préfèrent l’annexion et l’appropriation (de tout ce qui est francophone), les Flamingants optent pour le rejet, l’épuration, et, sur le sinistre modèle serbe de la purification ethnique, cherchent à instaurer à leur manière une « purification linguistique »…

Annexionnistes, les Français le sont. La plupart du temps, ils ignorent tout de ce qui se passe en dehors de chez eux. Et lorsqu’ils le découvrent, c’est pour mieux se l’approprier, par l’effet d’un fâcheux irrédentisme : Combien de Français savent que l’un des plus fins grammairiens de la langue française, Maurice Grevisse, était Belge, de même que l’écrivain Maurice Carême et le romancier Georges Simenon ou, plus près de nous, Françoise Mallet-Joris et Amélie Nothomb ? Tout comme le compositeur André Grétry, les peintres James Ensor, René Magritte et Paul Delvaux, le dessinateur Jean-Michel Folon, le chanteur Plastic Bertrand, la comédienne Marie Gillain… Sans oublier l’inventeur du saxophone, Adolphe Sax, ni l’actrice originaire de Namur : Cécile… de France !

Un détail est, à cet égard, particulièrement révélateur : il s’agit de la place faite, chez les éditeurs de dictionnaires francophones (tous parisiens), aux locutions qui ne sont pas issues ou usitées à l’intérieur du fameux « pré carré ». Ces termes sont alors, soit purement et simplement ignorés, soit traités comme de vils « régionalismes » ou, pis encore, des « archaïsmes » ! Autant dire : des bizarreries de la nature… Il en va ainsi de certains mots fréquemment employés en Belgique, tels que l’entièreté (la totalité), la farde et la sous-farde (chemise et sous-chemise) d’un dossier, les organismes parastataux (parapublics), le minerval (frais de scolarité payés à un établissement d’enseignement), etc.

Pourtant, certains Français ont bien perçu cet impossible emboîtage de la France-Esprit dans les limites de la France-Etat. Véritable quadrature du cercle ! C’est pour tenter de surmonter cette difficulté qu’Onésime Reclus, en 1880, avait forgé le néologisme « francophonie », promis, on le sait, à un beau succès.

Plus tard, dans le domaine des constructions institutionnelles, le Constituant de 1946 invente la notion d’Union française pour tenter d’aménager les relations entre une métropole et un Empire en voie de désagrégation… La notion de Communauté lui fera suite dans la Constitution de 1958, mais un tel concept, tellement abstrait et si dénué de contenu affectif, n’allait pas tarder à être emporté par le sirocco qui allait souffler, quatre ans plus tard, sur les départements français d’Algérie…
Pour malheureuses qu’elles soient, ces deux tentatives illustrent le tâtonnement des juristes français qui, au cours du XXème siècle, ont bien perçu, intuitivement, le problème de l’impossibilité de parvenir de manière parfaite et totale à une adéquation entre l’identité de la France et la culture française. A leur manière, ils ont tenté d’y répondre en s’inspirant du Commonwealth.
Ironie du sort : Les Français ont pris modèle sur leurs voisins d’Outre-Manche qui, une fois n’est pas coutume, disposent dans leur langue de deux concepts et deux adjectifs : « english » et « british »…

En la matière, les deux spécificités de la pensée française que sont la rationalité et le cartésianisme, parce qu’elles aboutissent à un esprit de système, constituent un piège et un handicap. Les choses ne sont pas aussi simples que le laisseraient entrevoir les fenêtres étroites de certains salons à Saint-Germain des Prés !
Il serait, dès lors, grand temps que les intellectuels français se donnent la peine de mieux connaître et comprendre, à la fois, la très complexe Belgique aux constructions institutionnelles totalement asymétriques et les très pragmatiques, très simples et débonnaires Belges…

Henri Vivier

Henri Vivier est l’un des auteurs de l’ouvrage collectif

« Regards sur la France » (Le Seuil, 2007, 640 pages, 30 euros).

La France traverse une véritable crise existentielle. Un désarroi bien réel, derrière les alarmistes théories du déclin, rend nécessaire l’établissement d’un bilan de santé de la France d’aujourd’hui en échappant au double écueil de l’arrogance et de l’auto-flagellation.

Des personnalités des quatre coins du monde – anciens chefs d’État, politologues, économistes, patrons d’entreprises multinationales, écrivains, intellectuels, historiens, experts – tous réputés pour leur franchise et leur regard incisif se sont efforcées de disséquer amicalement, mais avec objectivité et sans complaisance, les forces, faiblesses, atouts, blocages et opportunités de notre pays au début du XXIe siècle.

Le rôle de la France dans le monde, les cartes maîtresses et les mauvais points de l’économie française, les intellectuels, l’école, l’université, le cinéma, l’édition, l’administration, la santé, le rapport à l’argent, la laïcité, les communautarismes, le droit français : tous ces sujets sont passés au crible sans langue de bois, sans concessions.

De ces Regards sur la France ressort un tableau contrasté, d’autant plus passionnant qu’il est dressé à distance, hors du débat franco-français.

Les directeurs de l’ouvrage, Karim Émile Bitar et Robert Fadel, anciens élèves de l’ENA, sont français et libanais.