« BRUEGEL De Babel à Bethléem » (aux éditions du Centurion) - France Catholique
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« BRUEGEL De Babel à Bethléem » (aux éditions du Centurion)

De Claude-Henri Rocquet :

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Il est des signes qui ne trompent pas : le livre capital publié par les éditions du Centurion, signé du nom à la fois méconnu et prestigieux de Claude-Henri Rocquet, consacré à la personne comme à l’œuvre de Pierre Bruegel, était trop volumineux pour daigner attendre dans notre boîte à lettres, il fallait que notre dame factrice vienne jusqu’à la porte de la maison afin qu’il puisse y être, vu son importance, respectueusement déposé : cela était d’autant plus nécessaire qu’il pleuvait… Son volume et son poids commencèrent par m’impressionner. Peut-être même affolé : n’avais-je pas imprudemment accepté d’en rendre compte ? J’avais oublié que j’en connaissais déjà plus de la moitié, même si l’auteur avait revu « L’Atelier des songes » et parfois complété, ce qui m’avait permis déjà d’en écrire dans ce « Journal » à ses débuts.

Toute de même 664 pages, non comptées celles des tables, des notes, de la bibliographie, de la liste des œuvres de Bruegel ! L’inquiétude s’est pourtant vite dissipée, en commençant par voir comment est charpenté ce vaste ouvrage qui laisse très vite deviner qu’il est le fruit d’un labeur de milliers d’heures.

Donc deux grandes parties séparées par un cahiers de reproductions. La gestation fut marquée d’un certain nombre de divulgations dont rend compte le liminaire « Écrire Bruegel. Écrire », redoublement du mot qui indique à quel point l’attention allait être portée à ce mode d’expression, l’Écriture, face à celui de Bruegel, la Peinture. Vient ensuite « L’Atelier des songes », édité en 2010 aux Éditions ZurfluH, hélas disparues depuis. Lors de ma lecture de ce « roman vrai » qui me ‘parlait’ de Bruegel comme jamais jusque-ici je n’avais ‘entendu’ pareille divulgation de cette ‘parole’ sous-jacente aux ‘tableaux’ peints par ce ‘taiseux’, j’avais déjà ressenti combien ce livre était marquant, car tout autant situé dans ce passé lointain, le XVIe siècle, qu’aujourd’hui, époque dont la civilisation s’éteint au profit dont on ne sait qui.

Certes, il était bien question de tout ce que l’on ‘savait’ de lui et sur lui, ce Pierre Bruegel quasi caché derrière ses œuvres. Ce qui apparaît ici en filigrane, soit tout ce qui déborde du ‘connu’ et qui apparaît comme ‘vraisemblable’, appartient à la chair du peintre comme à celle du ‘biographe’ ! Un ‘vraisemblable’ qui, en ces pages, me semble absolument nécessaire : encore fallait-il que l’auteur notre contemporain se soit rendu ‘capable’ de se faire, non tel un clone, mais le ‘frère-plus-que-frère’ du peintre dont s’enorgueillit le siècle de Bruegel.

Dix-neuf chapitres se partagent l’espace de cet ‘Atelier’, de la page dix-neuf à la page trois-cent soixante-quinze. J’en viendrai à bout d‘autant plus volontiers que je les ai lues à sa parution : ce qui me permet de dire qu’une seconde lecture s’impose d’elle-même, pas seulement pour ce qui s’y trouve de nouveau mais parce tout grand livre mérite d’être ainsi revisité.
Le « Cahier de reproductions : Regards » clôt cette première partie et nous invite à cette halte, comme un repos, une reprise de souffle : halte qui permet à Claude-Henri Rocquet d’attirer notre attention sur la nécessité de ‘regarder’ l’œuvre peint aussi bien par les yeux que par les oreilles. En effet, la seconde partie, qui s’ouvre aussitôt fermé le cahier des reproductions, nous fait parcourir les œuvres cette fois par les moyens de l’écrit : « Bruegel à vol d’oiseau ».

Ici l’auteur laisse apparaître toute l’étendu de ses connaissances livresques, historiques, géographiques (Bruegel fut un grand voyageur), symboliques et même chrétiennes.

Certes, il est impensable de ne pas s’en rendre compte dans l’« Atelier », mais l’on peut penser à des reconstitutions poétiques des lieux divers où l’entraîne Pierre Bruegel, son frère … Mais, présentement, le savant vient efficacement tenir compagnie au poète et rappelle au lecteur toutes les ‘études’ des divers âges universitaires qui furent siennes. Bienheureuse études, qui permettent de mieux situer notre peintre.

Étrangement, nulle frontière entre les deux parties, pourtant séparées par des abîmes. C’est l’œuvre ici du poète qu’est naturellement l’auteur : il ne saurait écrire une phrase sans y mettre juste la pincée de sel qui la rend savoureuse. On aimera donc d’autant plus « Le Vol de l’Oiseau » que l’on sera entré, j’allais dire de corps et d’esprit comme de toute son âme, dans « L’Atelier des songes ». Les descriptions, les rêves justement, les paysages analysés, les personnages rencontrés, toute cette vie à la fois grouillante et glorifiée, encore les perspectives signifiantes, les maisons elles-mêmes, si ‘parlantes’, également cette foule de visages aux innombrables expressions, tout concourt, non seulement à pénétrer au cœur de chaque tableau comme si l’on s’y retrouvait ainsi qu’Alice dans le « Pays des merveilles » – vrais témoignages dont ne cessent de s’emparer le poète autant que le savant –, mais aussi à entendre ce ‘taiseux’ (remarque dédoublée) que fut Pierre Bruegel.

Impossible pour moi, naturellement, d’écrire, de rendre compte d’une façon satisfaisante de ce livre, ne serait-ce que parce que je l’admire. Il en allait de même avec cet autre monument qu’est son Goya. Il y a ici une véritable osmose entre texte et tableaux, entre texte et vie de Pierre Bruegel, entre peintre et ‘biographe’, parce que l’auteur l’est aussi, bien entendu !, que cela ne peut qu’être constaté à chaque lecture et relecture.

Il m’est arrivé de penser que Claude-Henri Rocquet aurait pu titrer, à la manière de Marguerite Yourcenar, « Moi, Pierre Bruegel » !

Ainsi comprendre, aidé par lui, les temps heureux et ceux où le malheur était roi, c’est être aux côtés même de Bruegel : le peintre qui voit cela se découvre au diapason de l’âme de l’écrivain, lui qui arrache au temps, intérieurement, tout ce qui lui permettra de donner vie à la toile, une vie presqu’obsédante. Chaque œuvre témoigne tout autant de l’histoire des Hommes que de la Peinture telle que la rêve l’auteur, si intimement relié au peintre comme aux événements de sa vie.

Ce qui est clairement la tasse de thé de Claude-Henri Rocquet, c’est de découvrir cette âme secrète qui meut, anime le peintre, âme qui parle à sienne et abolit le temps. Cette âme – chrétienne et c’est à ne pas oublier, et c’est en ces pages établit sans conteste – cette âme âgée de cinq siècles donc, nous l’entendons qui fraternise avec l’âme d’aujourd’hui, toujours fidèle au même Christ.

Mon lecteur m’objectera : « Mais la preuve ? La preuve, cher Monsieur ? Citez, citez les phrases qui permettent d’affirmer comme vous le faite ! », cédant au mythe des preuves transposables ! Je réponds naturellement, mais en fait c’est le livre en lui-même, l’ouvrage accomplit en toutes ces parties, en toutes ses pages, qui donne cette ‘preuve’ désirable, et le jeu des bribes ou des fragments dont on se contenterait ne saurait suffire. L’ample mouvement de l’esprit que provoque la bonne et précise lecture, parfois à haute voix, cela seulement commence à faire entendre ce qui est vrai, ou vraisemblable ou simplement inventé – pour le plaisir d’inventer…

L’écriture d’ailleurs de Claude Henri Rocquet, au cours de tout ce qui constitue l’essentiel du livre, ne supporterait pas un tel découpage. Elle est fluidité : autant arrêter le cours du fleuve, et même du seul ruisseau. Toujours elle appelle le mot non encore écrit mais dont on ‘attend’, dont plus exactement on ‘entend’ le frémissement avant que de l’avoir sous les yeux.

Intervient sans cesse la question de l’interprétation. Redoutable question. Il est bien vrai qu’existe le ‘certain’ lié au ‘vraisemblable’. Impossible, me semble-t-il, d’être assuré du ‘vraisemblable’, quoiqu’il est tout aussi impossible de pouvoir seulement penser que ce ‘vraisemblable’, lié au cœur même de celui dont on s’approche, puisse appartenir au monde du faux, du falsifié, du mensonge.

Existe, j’en conviens, un ‘non-dit’ inexprimable et donc inexprimé … quoiqu’il soit comme l’humus où l’écrit plonge ses racines. (Des plongeurs descendent plus profond que d’autres vers les abîmes où se concentrent à la fois les dangers et les illuminations.) On en éprouve la réalité vibrante en même temps que l’on s’inquiète de ne pas être en mesure de décaper la surface afin que soit dévoilé ce sur quoi l’on s’appuie. Ce serait détruire ce qui justement a profité de cet inaccessible pour apparaître et offrir cet inconnu qui appartient au dévoilement qu’attend l’esprit autant que l’âme.

Il nous faut autant d’ombre que de lumière, ce dont s’occupe cet initiateur si particulier, si obscur, ce sourcier qu’est notre auteur et dont avait besoin pour aujourd’hui le Pierre Bruegel du XVIe siècle.

Ah ! Phrase ultime : ici, bien plus que dans des romans béats, se fait entendre la voix de l’Homme, son mystère aussi, qui découle puissamment du mystère de Qui est son auteur.