A propos du Laos - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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A propos du Laos

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Ce 28 juin, Mgr Louis-Marie Ling Mangkhanekhoun, 73 ans, a été créé cardinal. Un chapitre des Actes des Apôtres… Lorsqu’il est nommé curé à Vientiane, en 1975, le père Louis-Marie Ling Mangkhanekhoun est prêtre depuis tout juste trois ans. Cette même année le Pathet Lao communiste prend le pouvoir au Laos. René Péchard, qui y avait fondé en 1958 l’Association pour la protection de l’enfance au Laos, raconte :

« Lorsque j’ai quitté le Laos en 1975, je sentais bien sûr très fort la tension qui régnait là-bas ; les nouvelles étaient préoccupantes et des discours alarmistes pointaient un peu partout. Tout cela est arrivé, comme dans un cauchemar. Après quelques semaines passées en France, il devint évident que je ne pourrais plus retourner à Vientiane. Il fallut, le cœur serré, se faire à l’idée d’abandonner presque sans transition les enfants pauvres que nous soutenions, et particulièrement ceux qui bénéficiaient de bourses d’entretien, en fait les plus démunis. Abandonner notre vestiaire, notre pharmacie, toutes ces choses si utiles à la population la plus défavorisée du Laos, nous causa un chagrin profond, un véritable désarroi. Nous cherchâmes des solutions de remplacement. Par exemple, nous pensâmes que les foyers tiendraient peut-être si nous changions les directions, et que les Laotiens démunis de tout pourraient continuer à faire appel à eux. Peine perdue…

Nous assistâmes alors à la ruée d’une vague de calomnies sur notre action. Nous fûmes accusés de tous les maux, et le plus douloureux fut de constater que la campagne de dénigrement se noua autour de quelques-uns des anciens qui, sans doute par peur, non seulement confirmèrent les dires des communistes, mais allèrent encore plus loin, fournissant de faux détails et renchérissant dans l’ignominie. Dans un premier temps, de tels faits nous blessèrent terriblement ; puis nous avons compris que la calomnie fut pendant des mois la clé d’une certaine tranquillité civile à l’intérieur du Laos qui commençait à vivre son calvaire. Nous sûmes quelle suspicion, quelles tracasseries entourèrent pendant des jours, des nuits, ceux qui, de près ou de loin, avaient entretenu des rapports avec les Occidentaux. Nous apprîmes les noms d’amis éliminés pour leur collaboration avec les « impérialistes ». Et nous pardonnâmes en nous disant que, à la place des Laotiens, nous aurions agi de même, simplement pour survivre. Après diverses tentatives qui se sont soldées par un échec, nous dûmes nous résigner à clore définitivement le chapitre « foyer » au Laos. Par divers moyens détournés, nous avons continué à faire passer de l’argent à quelques anciens, afin qu’ils puissent continuer ou terminer leurs études. Le nouveau gouvernement laotien, pour nous couper l’herbe sous les pieds, avait suscité une association qui laissait partout courir le bruit que j’avais abandonné les enfants dont je m’occupais à Vientiane, et que c’était désormais à elle qu’il fallait envoyer de l’argent. Quelques-uns de nos bienfaiteurs se sont fait piéger par cette ruse qui avait été orchestrée de main de maître. » (Cité dans Piété filiale, éditions du Jubilé.)

« Un chagrin profond, un véritable désarroi… » Nous étions en relation épistolaire quasi quotidienne depuis qu’en 1968, j’avais fondé, à sa demande, la branche française de l’Association – j’y avais déjà accueilli quelques dizaines de jeunes Eurasiens. Nous avions parcouru ensemble des milliers de kilomètres… pourtant il faudra attendre les années 2000 pour que je mesure vraiment ce que furent alors son chagrin et son désarroi. Je comprendrai alors que ce que j’avais attribué à un régime politique était, en réalité, le fait de prédateurs qui avaient trouvé prétexte à étancher leur soif de pouvoir, d’argent, de notoriété. Certes, certaines idéologies, intrinsèquement perverses, y portent tout naturellement, mais que dire de ceux qui, pour assouvir les mêmes passions, avancent masqués de religion et même d’Évangile, sinon qu’il s’agit là du péché contre l’Esprit… celui de Judas Iscariote ? Voici qu’en élevant à la pourpre cardinalice, ou, plus exactement, en revêtant du rouge des martyrs, le premier cardinal laotien, le pape François donne, à ceux qui ont vécu et vivent encore ces événements, la grâce d’une lecture spirituelle. Dès lors, chaque mot prend aujourd’hui tout son sens et ce qui semblait incompréhensible, apparaît en pleine lumière. La vérité a un allié : le temps.

En cette année 1975, les jeunes de l’association, d’autant plus menacés qu’ils sont fidèles à celui qu’ils considèrent comme leur père, traversent en masse le Mékong sous les tirs de la police. Certains, particulièrement courageux, poussent devant eux les sacs plastiques où ils ont enfermé nos archives, les sauvant ainsi du pilon, car c’est la marque des usurpateurs de nier le passé, effacer les traces et réécrire l’histoire. Une histoire en l’occurrence faite de multiples destins individuels car, en ce pays à l’état civil lacunaire, nous conservions ce que nous avions pu reconstituer des origines de nos pupilles, souvent nés de pères inconnus mais présumés Français. Aujourd’hui encore des anciens viennent s’enquérir de leur filiation avec une émouvante anxiété à laquelle nous ne sommes malheureusement plus en mesure de répondre.

Les rescapés viennent échouer dans le camp de Ba Vinaï en Thaïlande. Ils nous racontent le saccage du vestiaire, du cabinet dentaire et de la pharmacie, la fermeture des foyers, par ceux qui prétendaient servir et qui, en réalité, se servent. À vrai dire, ces opérations ne se font pas immédiatement, mais progressivement, à coup de calomnies et d’amalgame. On a lu cela dans les livres d’histoire, voire dans la Bible. Les tricoteuses dénoncent les ci-devant ; les miliciens, les juifs ; les maccarthystes, les communistes ; les communistes, les capitalistes ; les gardes rouges, les révisionnistes ; les bien-pensants d’aujourd’hui, les bien-pensants d’hier, aujourd’hui mal-pensants… autant dire ceux dont on convoite la place, l’appartement, la vigne, la notoriété ou l’œuvre, comme l’expérimentèrent Nabot, Pauline Jari­cot, Jeanne Jugan et tant d’autres… Xéno­phobie, calomnies, trahisons, achat des consciences, dévoiement des plus jeunes, autant de mauvaises actions enrobées de pseudo-patriotisme, de prétextes humanitaires, voire, hélas, de religion.

Nul n’est à l’abri d’une jalousie, d’une envie, d’une médiocrité. Les milieux qui se targuent d’éthique n’ont d’autre choix que de salir l’adversaire. Claude Durand, qui, pour en être l’éditeur (il était directeur de Fayard), les connaissait bien, a pu écrire : « Un des fléaux de la vie intellectuelle de notre pays, c’est que lorsqu’on est à court d’arguments contre quelqu’un et qu’on veut néanmoins l’exécuter, on a tout de suite recours à la bombe atomique: on l’accuse d’être antisémite, raciste, pédophile, quand ce n’est pas les trois à la fois. » On pleurniche : « L’ami a le cœur déchiré, mais le conventionnel, le milicien, le citoyen, a fait son devoir. » On verse dans l’ignoble : « On lui a pris son jouet.. », voire : « Il est mort »…. Propos déshonorants… que vient authentifier la découverte tardive de documents irréfutables. En l’occurrence, l’air des années 75, c’est l’anti-impérialisme… ça n’a rien à voir avec la situation du Laos, peu importe puisque ça marche. On s’y engouffre pour détourner l’attention des bienfaiteurs. « Nous assistâmes alors à la ruée d’une vague de calomnies sur notre action. »

Du moins sommes-nous, en France et en ces années, libres du faire et de l’agir. Il faut bien faire face. Les camps de réfugiés débordent non seulement de Laotiens, mais aussi de Vietnamiens boat people et de Cambodgiens, officiellement « déplacés ». Notre pays en accueille un certain nombre qu’il faut aider matériellement mais aussi humainement, voire spirituellement tant est grand le choc des cultures. Le sourire, l’extraordinaire dignité asiatiques, cachent bien des larmes. Il faut se battre pour les aider là-bas, se battre pour participer à leur accueil ici. Nous ouvrons des foyers, des maisons, essayant de nous adapter à des attentes qui ne sont pas que matérielles. Répétons-le : « Le plus douloureux fut de constater que la campagne de dénigrement se noua autour de quelques-uns des anciens… » De fait, certains cédèrent aux menaces, d’autres à l’appât des trente deniers qu’on leur faisait miroiter. En Asie, manquer à la « piété filiale » c’est perdre définitivement la face.

Plusieurs vinrent, dans le plus grand secret, solliciter un pardon accordé depuis longtemps tant nous savions le poids des pressions et des manipulations, mais il fallut du temps pour les convaincre que le déshonneur touchait d’abord ceux qui les avaient abusés. « Montés sur le dos du tigre », ils ne savaient comment en descendre et nous continuâmes à les aider discrètement, d’abord matériellement, moralement ensuite, mais toujours secrètement. C’est qu’il suffisait d’un contact avec nous pour qu’ils soient jetés à la rue. Aujourd’hui encore.

Ce que nous avions connu au Laos, nous le connûmes progressivement en France tandis que les détresses humaines, voire spirituelles venaient peu à peu relayer les pauvretés matérielles. La plus grande tenait à la crise de paternité. Celle dont avaient tant souffert les jeunes Eurasiens des années soixante, voici qu’elle touchait les jeunes élevés en régime communiste qui, à leur tour, venaient poursuivre leurs études en France. Pour eux, sur les conseils du cardinal Nguyen Van Thuan, qui connaissait bien cette idéologie pour en avoir été prisonnier durant treize années, nous ouvrîmes des maisons, tout comme nous l’avions fait au Laos, dans la fidélité à René Péchard qui mourut en 1988. En 2000 nous en comptions sept, destinées respectivement aux lycéens, aux étudiants, aux étudiantes, aux séminaristes qui nous étaient personnellement confiés et, enfin, aux jeunes couples surpris par l’arrivée non programmée d’un bébé dont la vie était suspendue à l’attribution d’un logement suffisant.

La veille de ses dix-sept ans, la vie était apparue comme « trop compliquée » à un jeune dont j’étais le parrain. Il ne fut pas le seul. Bouleversé, je fondai en 1979 les éditions du Sarment, aujourd’hui éditions du Jubilé/Le Sarment. Il s’agissait, par la publication d’un grand nombre de témoignages inédits, de désigner la source de toute paternité à ceux qui en étaient privés. Le pape Jean-Paul II en baptisa plusieurs qui devinrent ainsi mystérieusement « frères » de l’enfant disparu.

Ainsi avions-nous construit peu à peu un ensemble caritatif et spirituel à l’image de celui que René Péchard avait construit au Laos et qui devait être détruit dés l’arrivée des communistes, par les procédés que nous venons d’évoquer et qui allaient se poursuivre. C’est que, dans le même temps, le Laos « commençait à vivre son calvaire ». Le Pathet Lao communiste s’en prit violemment à l’Église locale. Les usurpateurs vidèrent les foyers que nous avions ouverts avec tant de peine et d’amour, avant de s’en partager les dépouilles.

Lorsque je pus revenir sur place, bien des années plus tard, ce fut pour les trouver occupés, certes plus par des enfants pauvres : une Mercedes stationnait devant la porte (photo ci-dessus).

Voici donc qu’en revêtant de la robe rouge des martyrs, un humble prêtre d’un des pays les plus pauvres et les moins christianisés du monde, François pose un geste inouï dans le prolongement de la visite ad limina de Mgr Louis-Marie Ling Mangkhanekhoun : « Les petites Églises, en butte aux difficultés de tous ordres, deviennent comme autant de points d’appui pour les grandes Églises qui vivent dans un contexte de liberté et de prospérité plus grande… La plus grande force de l’Église réside aujourd’hui dans les petites Églises, très petites, avec très peu de personnes, persécutées, dont les évêques sont en prison. Là sont la gloire et la force de l’Église. » Dès lors, tout prend sens : les persécutions, les calomnies, la trahison même de Judas : « Judas est choisi, non par mégarde mais en connaissance de cause… Quel trait de caractère du Seigneur, qui préfère compromettre à nos yeux son jugement plutôt que son amour ! Il s’était chargé de la faiblesse humaine et n’a pas refusé même cet aspect de la faiblesse humaine. Il a voulu l’abandon, il a voulu la trahison, il a voulu être livré par son apôtre, pour que toi, si un compagnon t’abandonne, si un compagnon te trahit, tu prennes avec calme cette erreur de jugement et la dilapidation de ta bonté » (saint Ambroise).

En en nous détournant des mondanités pour aller aux périphéries, François nous plonge au cœur du mystère, change notre regard et renouvelle nos perspectives. Le chagrin profond, le véritable désarroi demeurent, car il est humainement impossible de n’en être pas submergés alors que s’effondre l’œuvre de toute une vie, mais transcendés, illuminés, offerts. Dans la foi, résidait l’étonnante sérénité de René Péchard, son courage et sa détermination qui m’avaient tant émerveillé en 1976 et qui, aujourd’hui, me guident. De même que les petites Églises, si humainement insignifiantes, servent mystérieusement de point d’appui pour les grandes, de même les cinq pains et deux poissons qui nous restent, pour peu que nous les donnions, sont nécessaires au Seigneur à l’instant de nourrir la foule.

Ce n’est pas tout qu’il faut avoir le courage de dire ici, et qui n’est autre que la réciproque de ce que nous venons d’entendre. Le lion rugissant qui ne cesse de rôder, cherchant qui dévorer, observe les dérives, corruption, mensonges, hypocrisie qui rongent les régimes faisant profession d’athéisme. Dès lors, ce qui l’occupe, ce sont les Églises qui se réclament de l’Évangile, les œuvres qui font commerce de charité, et tant mieux pour lui si, l’orgueil les gagnant, elles écartent les petits, se servent au lieu de servir, humilient les plus pauvres, se prétendent « irréprochables », organisent leur prospérité, boivent en oubliant la source… Elles sont, pour les étudiants asiatiques qui poursuivent leurs études en Occident, la vitrine du christianisme… Malheur à qui les scandaliserait. Je le dis avec gravité.

L’échange entre Églises… mais ce sont les Actes des Apôtres ! François morigénant les unes et encourageant les autres… mais c’est Paul de Tarse ! Les cinq pains et les deux poissons, l’obole de la veuve, l’hypocrisie du pharisien… mais c’est l’Évangile !