Qu’on imagine ceci : Archimède recevant des leçons particulières d’un bon élève de « maths sup » et comprenant toute la science et la philosophie de 1971 ; Einstein pareillement pris en main par un bon écolier de l’an 4000 et accédant par là... à quel univers scientifique, mental, moral ?
Il me vient souvent, en lisant des textes scientifiques, une idée effrayante.
Prenons une conception fondamentale quelconque, par exemple celle d’équation différentielle, ou de vecteur. Peu importe ici que le lecteur sache de quoi il s’agit. La plupart ou en tout cas un grand nombre de grandeurs physiques sont vectorielles. La plupart des grandes lois de la physique s’expriment par des équations différentielles. Ces idées sont-elles difficiles ? C’est là la question que je me pose, et l’on va voir pourquoi elle est effrayante.
Einstein pour écoliers
D’un côté, certes, on peut dire que l’idée d’équation différentielle est difficile, puisqu’il a fallu des milliers d’années de méditation et de recherche à une foule d’hommes de génie pour arriver à la mettre au point. Archimède passa juste à côté vers 240 avant Jésus-Christ lorsque, pour établir la surface du cercle, puis celle de la sphère et son volume, il imagina les premiers modèles de calcul infinitésimal. Après lui, ni les derniers savants de l’Antiquité, ni les Arabes, ni les grands mathématiciens de la Renaissance n’allèrent jamais jusque-là. Pourquoi ? Peut-être parce que le problème de la physique qui exigeait l’invention de ce type de calcul ne se posait pas. Mais peut-être aussi, tout simplement, parce que l’idée d’équation différentielle est réellement très difficile. [1]
Cependant, Newton et Leibnitz la découvrent simultanément au XVIIe siècle, et aussitôt tout le monde comprend, même les enfants ! Pour voir clairement ce qu’est une équation différentielle, il suffit en effet de comprendre ce qu’est une dérivée, et un enfant de douze ans d’intelligence moyenne n’y met pas plus d’un quart d’heure. Un quart d’heure à comprendre ce qu’Archimède n’avait pas réussi à concevoir, ni Cardan, ni Descartes, ni Pascal !
Supposons qu’une machine à remonter le temps nous permette de délivrer Archimède enfermé dans Syracuse cinq minutes avant l’irruption du soldat romain qui allait l’assassiner et que ce grand homme soit confié à un bon professeur de mathématiques : il ne lui faudrait, pour se recycler à Princeton ou à l’Institut Henri-Poincaré, que quelques semaines de travail. Peut-être moins !
Quand Einstein, en 1905, publia ses fameux petits mémoires sur la relativité restreinte, ceux qui le comprirent se comptaient sur la main. Maintenant, l’idée et sa pédagogie ayant été rodées, on l’apprend à l’école.
Tout cela est banal. Mais nous ne pensons jamais à ce que pareille constatation implique pour l’avenir de la pensée. Car enfin, s’il est vrai que dix minutes de conversation eussent suffi à Archimède pour apprendre le principe des dérivées et une demi-heure leur usage, cela signifie que des connaissances que nos descendants, s’il y en a encore, n’atteindront qu’en l’an 4000 sont à dix minutes de réflexion de notre pensée. Tous les calculs balistiques d’Apollo, par exemple, sont tirés des petites équations de la mécanique newtonienne et d’un peu d’analyse géométrique. Ce sont des calculs très laborieux, mais très simples. N’y a-t-il pas là de quoi s’effrayer, quand on pense aux bouleversements physiques, moraux, politiques et philosophiques apportés par la science ?
Le lecteur qui voudrait réfléchir à ce problème en a en ce moment une occasion exceptionnelle, avec la publication du volume que l’équipe de François Richaudeau vient de consacrer à la Physique dans le cadre de son Encyclopédie des connaissances (a). Ce livre de 540 pages est en tous points remarquable. Il n’existe pas de synthèse comparable en langue française, et même, si l’on tient compte de l’ingéniosité de la présentation, dans aucune langue (connue de moi).
Comme les autres volumes de la série, c’est un livre collectif rédigé par des professionnels (professeurs, ingénieurs, chercheurs du CNRS) et profondément élaboré par l’éditeur, qui joue ici véritablement son rôle de metteur en forme. Tableaux logiques et synoptiques, schémas, symboles, figures et, naturellement, les textes, tout est d’une admirable clarté (rappelons que Richaudeau – l’éditeur – est lui-même ingénieur). Aucune difficulté fondamentale n’a été éludée : en cinq pages, l’aperçu mathématique conduit le lecteur jusqu’aux idées de rotationnel et de laplacien. Toutes les grandes disciplines de la physique sont substantiellement évoquées, toutes les grandes figures de découvreurs, jusqu’aux plus modernes, présentées.
Bien entendu, ce livre n’ambitionne pas d’enseigner la physique ! Mais même le professionnel y découvre avec fruit le point actuel des grandes spécialités qui ne sont pas la sienne. Et surtout l’esprit cultivé qui veut comprendre de quoi parlent les savants y trouve le guide qui manquait.
La vérité du miracle
Sur la jaquette, Richaudeau cite le mot de Renan : « Je donnerais cher pour consulter le livre de physique qu’un écolier aura dans son cartable dans cinquante ans. » Renan eût sans doute été bien étonné de lire la conclusion qu’à l’article « Histoire » Fernand Lot extrait d’une lettre d’Einstein à Solovine : l’ordre du monde, disait Einstein, « c’est cela le miracle, qui se fortifie de plus en plus avec le développement de nos connaissances. C’est ici que se trouve le point faible des positivistes et des athées professionnels, qui se sentent heureux parce qu’ils ont conscience, non seulement d’avoir privé le monde de ses dieux, mais de l’avoir dépouillé de miracles. Le curieux c’est que nous devons nous contenter de reconnaître le miracle sans qu’il y ait une voie légitime pour aller au-delà. » [2]
Pourtant une philosophie contraire tend aujourd’hui à s’affirmer qui ne croit plus à cet ordre et met l’accent sur le hasard et la contingence. Selon cette vue, non seulement les constantes fondamentales de la physique mais ses lois mêmes seraient contingentes parce que fixées par hasard lors de la naissance de notre univers (sur ces constantes, voir la note 5 de la chronique n° 58, Notre chair dans les étoiles, parue ici le 12.12.2010). L’idée a été développée notamment par Leonard Susskind dans Le paysage cosmique (trad. B. Arman, Folio essais, Paris, 2007). Ce physicien, l’un des promoteurs de la théorie des cordes, imagine une multitude d’univers dont chacun est doté de ses propres lois et constantes… Cette vision de la nature s’épanouit également en biologie de l’évolution où elle est née avec Darwin. Dans les deux cas la recherche d’un ordre naturel sous-jacent ne risque-t-elle pas de se trouver découragée ? Dans certains milieux cette recherche n’est-elle pas qualifiée de « créationnisme » et, à ce titre, activement combattue ? On remarquera sur cet exemple que, contrairement à une idée fort répandue, une métaphysique « matérialiste » peut décourager la recherche tandis qu’une métaphysique « à la Dyson » peut au contraire l’encourager !
Aimé MICHEL
(a) Roland Guillemard et une quinzaine de collaborateurs : La Physique (Encyclopédie du CEPL, 114, Champs-Élysées, Paris, VIIIe, 1971). Les volumes déjà parus (sauf celui sur la philosophie [3]) sont, eux aussi, excellents.
Les Notes de (1) à (3) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 53 parue dans F.C. – N° 1292 – 17 septembre 1971. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 16 « Futurs et résistance au futur », pp. 421-423.
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Rappel :
Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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