Pourquoi l’amitié politique serait-elle le remède aux maux de notre époque ?
Philippe Pichot-Bravard : Nous traversons une crise politique et sociale très grave. La société elle-même a disparu, car les principes fondamentaux de la vie sociale ont été oubliés, tout comme les leçons de la politique classique. L’autre est désormais perçu comme un gêneur, un prédateur, ou comme une cible. La notion de bien commun s’est effacée. Nos contemporains ne pensent plus qu’à tirer un intérêt de leur prochain sans rendre à chacun la part qui lui revient. Or l’amitié politique, qui est un regard de bienveillance porté par les membres d’une même cité les uns sur les autres, est indispensable à l’existence même de cette cité. C’est ce que nous rappelle le Christ quand il nous dit que « tout royaume divisé contre lui-même devient un désert » (Mt 12, 25). Sortir de la crise dans laquelle nous sommes embourbés exige donc de se réapproprier cette notion d’amitié politique et de sortir de cet esprit de division aggravé par les réseaux sociaux.
Y a-t-il eu un âge d’or de l’amitié politique ?
L’amitié politique trouvait sa place dans l’antiquité grecque chez Aristote, lui-même disciple de Platon. Ce dernier enserrait cette amitié dans une définition plus large de ce que sont la Cité et l’homme. Pour Aristote, la société est une réalité naturelle et l’homme est un « animal politique ». Il naît dans une petite société qui est sa famille et qui lui préexiste, laquelle est insérée dans une communauté d’habitants plus large étendue aux cousins et alliés d’un même clan. Communauté qui s’insère à son tour dans la Cité politique. La Cité est une famille de familles, et l’on comprend dès lors que, pour Aristote, le lien social est un lien d’amitié qui est le reflet atténué du lien d’affection qui unit une même famille.
Comment le christianisme a-t-il fortifié l’amitié politique ?
L’enseignement du Christ a fortifié et transcendé la conception de l’homme déjà exigeante formulée par Aristote au IVe siècle avant Jésus-Christ puis par Cicéron au Ier siècle av. J.-C. Ces derniers décrivent l’homme comme un être sociable doté d’un libre arbitre, dont l’action est ordonnée au bien, et qui a en lui une âme avec une parcelle de divin qui le rend éternel. Le Christ enseigne que l’homme est, par nature, fait pour aimer son prochain. L’homme fait à l’image d’un Dieu d’amour ne peut être vraiment lui-même qu’en faisant sien le commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »
Quelles conséquences politiques ce commandement a-t-il eues ?
Le Christ enseigne une nouvelle conception du pouvoir et de l’autorité qui s’exprime par un geste symbolique qui a d’ailleurs scandalisé ses apôtres : le lavement des pieds. Le Christ est obligé d’expliquer son geste pour faire comprendre que le Maître est au service de ceux qu’il prétend commander. Cette royauté reposant sur le service est la traduction politique du commandement nouveau, qui permet d’envisager la relation entre le prince et ses sujets non comme un rapport de domination mais comme un rapport d’amitié. L’amitié nourrit et fortifie l’autorité du prince, c’est-à-dire son prestige moral, lequel lui permet d’être obéi sans avoir besoin de recourir à la contrainte. C’est ainsi que s’est illustrée la royauté chrétienne médiévale. L’amitié politique a fortifié la paix sociale.
Ce n’est plus le cas…
Cette conception de la société a irrigué toute la pensée occidentale jusqu’au XVIIe siècle. Cette époque a engendré la modernité philosophique et, pour les modernes, la société n’est pas naturelle : elle est le fruit d’un contrat fait pour que les lendemains soient meilleurs que les jours d’hier. Le lien social ne repose plus sur l’amitié, qui invite à se dépasser pour donner le meilleur de soi, mais sur l’intérêt.
Comment a-t-on glissé de l’amitié à l’intérêt ?
Le traumatisme provoqué par la violence de ce que l’on appelle les guerres de Religion au XVIe siècle a engendré un pessimisme anthropologique. Beaucoup ont alors cessé de croire en l’amitié politique que le roi Henri IV a pourtant tenté de restaurer. Pour ses contemporains, le lien social ne peut désormais reposer que sur l’intérêt. Sur ce terreau vont fleurir les théories du contrat social porté par les philosophes Thomas Hobbes (1588-1679) – pour qui « l’homme est un loup pour l’homme » –, John Locke (1632-1704) et par Jean-Jacques Rousseau, cent ans plus tard.
L’amitié politique a-t-elle complètement disparu avec la Révolution ?
Au XIXe siècle, des écrivains et hommes politiques catholiques comme Albert de Mun ou René de La Tour du Pin ont tenté de restaurer l’amitié politique en réunissant au sein des cercles catholiques des ouvriers, des patrons et des « gens du monde ». Leur ambition était de retrouver une harmonie sociale abîmée par le matérialisme né de la Révolution industrielle. Ainsi toutes ces personnes qui n’avaient pas l’habitude de se fréquenter pouvaient-elles réfléchir ensemble aux moyens concrets d’améliorer la vie et les conditions de travail des ouvriers, et de rendre le monde du travail plus juste. Léon XIII s’est inspiré des propositions formulées par Albert de Mun et René de La Tour du Pin en 1870 et 1880 pour écrire l’encyclique Rerum novarum en 1891. De nos jours, le magistère catholique nous invite à transcender l’amitié politique par la charité fraternelle en nous inspirant des encycliques de Benoît XVI Deus caritas est et Caritas in veritate.

L’Amitié dans la pensée politique, Philippe Pichot-Bravard, Éd. Hora Decima, 2005, rééd. 2025, 118 pages, 10 €.
L’homme transformé
Qu’est-ce qui distingue le totalitarisme du despotisme ou de la tyrannie qui, dans sa forme contemporaine, s’apparente à une dictature ? Sa finalité est la transformation de l’homme en faisant table rase du passé. Dans cet autre ouvrage extrêmement documenté, Philippe Pichot-Bravard, qui enseigne la philosophie du droit à l’université catholique à Angers, propose une analyse chrétienne du phénomène totalitaire. Il nous éclaire également sur les révolutions totalitaires depuis 1793, avec l’expérience jacobine en France, communiste en Russie et en Asie, et national-socialiste en Allemagne. À l’heure du transhumanisme, il souligne à quel point le péril totalitaire reste entier dans nos démocraties libérales occidentales.
L’homme transformé, Philippe Pichot-Bravard, Éd. Via Romana, juin 2025, 252 pages, 24 €.





