À l’image de Rome, la civilisation gallo-romaine fut une civilisation urbaine. Quand, dans Les Bucoliques de Virgile, le berger Tityre affirme qu’il doit sa liberté et sa prospérité à une Ville qu’il assimile à un dieu – « Urbem quam dicunt Romam : la ville qu’on appelle Rome » –, il est vraiment le chantre de cette civilisation.
Cependant, la Gaule, elle, était essentiellement villageoise, et c’est à ces villages qu’on doit les spécificités de notre civilisation : légèreté, gaieté, esprit de repartie qui vient de la familiarité. Les 36 000 villages de la Gaule sont devenus nos 36000 communes, ayant été également nos 36000 paroisses.
Filiations et cousinages
Le village est la première ébauche de la Cité, il est le corps intermédiaire entre la famille et la ville. On y découvre les sentiments familiaux agrandis : l’entraide, l’affection, la compassion, le sens de la fête… mais aussi le passif des familles : la dispute, la jalousie, l’envie. Mais, comme la vie l’emporte sur la mort, les sentiments positifs l’emportent obligatoirement sur les pesanteurs négatives.
Quand on parle entre villageois, on parle généralement des filiations, des cousinages, bref des gens, mais aussi des propriétés, des terres et, nécessairement, des morts. La mort habite le village autant que la fête. Dans le village, on entend le glas et on compatit aux deuils.
Cette année, dans le village d’où je vous écris, Vivario – « au cœur d’un océan de montagnes », dit le poète –, l’événement de l’été a été une messe de requiem dite par le cardinal Bustillo, évêque d’Ajaccio, pour un jeune père de famille dont la veuve était là avec ses quatre enfants. L’église était pleine, le parvis aussi et, à l’issue de la messe, un spuntino – « une collation » – attendait les fidèles pour les réunir, après l’Eucharistie, autour de paniers de beignets et de carafes de vin frais. Les effusions étaient chaleureuses et sincères, et même ceux que les inimitiés anciennes séparaient se retrouvaient dans la sympathie manifestée à la famille éprouvée.
Le même sentiment d’unité existe à l’issue des processions du 1er août – saint Pierre aux liens, patron de la paroisse – et du 15 août – Santa Maria Assunta, reine et patronne de la Corse. La religion est ce qui relie les hommes entre eux et ce Bien ne peut exister que s’ils sont d’abord reliés à Dieu. On vérifie alors facilement la formule célèbre du Curé d’Ars disant que si les villageois n’avaient pas de prêtre et de messe, ils adoreraient les bêtes. Ainsi quand les paroisses n’existent plus, les communes perdent leur âme.
Les chants et les danses
Il est vital aujourd’hui de faire renaître ces communautés villageoises et leur église, et de les entretenir quand elles existent encore. Bien souvent, il ne reste plus qu’une petite braise, mais il suffirait qu’on souffle dessus pour que la flamme monte. Autour de ces célébrations et de leurs suites profanes, on verrait retentir les chants et se dérouler les danses. Ainsi peut vivre une culture qui est l’expression d’une âme commune.
La philosophe Simone Weil (1909-1943) disait que l’un des besoins les plus méconnus et les plus forts de l’âme humaine était l’enracinement. Les enfants et petits-enfants du village retrouvent là leurs racines vivantes en les célébrant dans l’amitié et la joie et parfois la douleur. Souhaitons que l’Église et l’État prennent rapidement conscience de la nécessité des villages et du bienfait qu’ils apportent à tous les hommes.