On raconte que Mark Twain dit un jour d’une des histoires de Henry James : « Une fois que vous l’avez arrêtée, vous ne pouvez plus y revenir. » Je ne peux imaginer à laquelle de ces histoires il pensait parce que, moi, je passe mon temps à y revenir. Twain aussi dont j’adore les histoires. Mais James était le maître indiscuté, qui avec le feu de son génie savait comment transfigurer tout ce qu’il touchait.
Aujourd’hui je pense spécialement à The Altar of the Dead [« L’Autel des Morts »], qui a un rapport spécial, de saison, avec le Jour de la Commémoration des défunts. Pour le lire convenablement, bien sûr, il est nécessaire de s’intéresser vivement à la mort, ce qui est mon cas, ainsi mes goûts littéraires peuvent en étonner certains comme quelque peu étranges.
De quoi s’agit-il ? C’est l’histoire d’un homme que sa tendresse pour ses amis récemment disparus incite à arranger un autel sur lequel des cierges sont allumés, à la mémoire chérie de ceux qui sont partis dans les ténèbres. Un seul, cependant, est exclu de sa dévotion. Cet homme lui avait autrefois fait du tort et de la façon la plus terrible ; cette personne est la seule dont il ne peut se forcer à honorer la mémoire.
Entretemps, comme le nombre des cierges augmente, il s’aperçoit qu’une femme a commencé à s’approcher pour offrir son silencieux témoignage. Qui, comme il se révèle, est justement pour celui qu’il s’est interdit d’honorer.
L’ironie, c’est que la lumière qui entoure ses morts à lui deviendrait, indirectement, illumination pour les siens à elle. Et ensuite, bien sûr, il y a cette dimension ajoutée qui projette la lumière sur la relation entre vivants et morts : le fait que, alors que la femme a été elle aussi la victime du mort, elle est parvenue néanmoins à lui pardonner, ce qui l’autorise à bénéficier des prières comme le symbolise un autel illuminé avec la lumière qui vient d’un autre homme.
Et cela ne pourrait-il pas être précisément la direction que nous devons tâcher de prendre pour célébrer fidèlement le Jour des Morts ? Rappelez-vous, demandons-nous à Notre Seigneur, tous ceux qui vont mourir en votre nom et, quoiqu’ils ne méritent pas la récompense céleste, que nos prières purifient leurs âmes.
A combien d’âmes cela peut-il s’appliquer ? Leur nombre est sûrement légion. Pourquoi autrement le pape Benoît XVI se serait-il aventuré à nous raconter (dans son merveilleux livre Dieu et le Monde) que le purgatoire est une doctrine si vitale ; une place dans l’autre monde si nécessaire que un Dieu juste et plein de miséricorde n’y avait pas déjà pourvu, nous devrions simplement l’inventer nous-mêmes.
Car qui oserait dire de lui-même qu’il est capable de se tenir directement en face de Dieu ? Et pourtant nous ne voulons pas être, pour user une image de l’Ecriture « une poterie qui s’est révélée manquée », qui doit être rejetée ; nous voulons pouvoir être corrigés. Le Purgatoire signifie littéralement que Dieu peut rassembler les morceaux et les raccommoder. Qu’il peut nous purifier de telle façon que nous soyons capables d’être avec lui et puissions y rester dans la plénitude de la vie.
Le purgatoire n’est pas un extra optionnel, en d’autres termes, une sorte de véranda détachable dont l’usage est complètement superflu pour le fonctionnement de la maison. Il n’est pas, pour user d’une image automobile, une cinquième roue, mais il est plutôt une part essentielle si la voiture doit atteindre le lieu où elle va. Ce qui, si notre destination est le Ciel, signifie que tout le problème du conducteur devient celui de ne pas finir dans un étang au bord de la route.
Ainsi, pourquoi ne pas penser au purgatoire comme une aire de repos dans les environs de cette cité où un logis attend le voyageur épuisé. Spécialement bien sûr si les occupants de la voiture ne sont pas tout à fait prêts à être accueillis.
Pourtant cela implique une forme de souffrance, mais celle-ci bizarrement nous la désirons. Comme l’âme résolue de Caton dans La Divine Comédie de Dante qui presse le Pèlerin/Poète de marcher si bien qu’il peut passer à travers le feu épurateur. Tailler une bavette avec un musicien florentin quand on pourrait réellement être en train de gravir prestement la montagne… quel gaspillage d’un bon temps de purgatoire.
« Le Purgatoire », nous dit Hans Urs Von Balthasar, « est peut-être la forme la plus profonde mais aussi la plus bienheureuse de la souffrance. La terrible torture d’avoir à régler maintenant toutes les choses que nous avons redoutées toute notre vie. Les portes que nous avons obstinément tenues fermées sont maintenant ouvertes brutalement. Mais constamment cette connaissance : maintenant c’est la première fois que je veux pouvoir le faire – cette chose définitive en moi, cette chose totale. Maintenant je peux sentir pousser mes ailes ; maintenant je suis en train de devenir pleinement moi-même. »
Ce n’est pas chose facile que de devenir la meilleure version de soi-même. Cela peut demander une telle vidange de soi-même que le temps lui-même demande à s’étendre en éternité. Comment autrement pouvons-nous assumer la pleine stature de Jésus Christ ? L’utilité d’aller là, nous rappelle Benoît, est que cette expérience « débarrasse telle personne de ce qui est insupportable et telle autre de son incapacité à supporter certaines choses, si bien que chacun d’eux se voit révéler un cœur pur, et nous pouvons voir que nous appartenons tous ensemble à une énorme symphonie de l’être. »
Et quel meilleur chemin y a-t-il de transporter le fardeau de mon voisin que de le porter – par des prières, une souffrance subie pour autrui – même quand il est mort ?
2 novembre 2016
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/11/02/of-purgatory-and-homage-to-the-dead/
Tableau : « Le Jour des Morts » par William-Adolphe Bouguereau, c. 1860