Il y a trois solides piliers dans la vie américaine qui permettent de rassembler les gens de façon à fonder des amitiés solides pour la vie entière, en créant des ponts entre races, origines ethniques, éducation et richesse. Or ces piliers sont méprisés par les laïcs libéraux.
Que ne sont-elles pas ? Ce ne sont pas des institutions qui isolent les gens en soulignant les identités en fonction de catégories vagues ou arbitraires. Des universités à travers le pays ont ce qu’elles appellent des « centres », et il est possible que nous nous retrouvions avec la même chose à Providence College, si un certain nombre de professeurs prétentieux se débrouillent bien. Ce serait une erreur, même avec une bonne intention initiale, si, en définitive, le but prétendu était l’amitié plutôt que la formation au pouvoir politique.
Nous savons ce qui constitue l’amitié quand il s’agit d’individus. Au-delà de certains goûts communs -vous aussi vous aimez les romans de Dostoyevsky, vous êtes passionnés de base-ball, vous faites du jazz – l’amitié consiste à vouloir ce qui est bon pour votre ami, en partageant un but ou un défi, heureux d’apprécier ensemble ce qui est vrai et ce qui est beau. En d’autres termes, Cicéron dit que l’amitié véritable sans vertu constitue une contradiction.
Vous ne cherchez pas à extorquer des excuses de la part de votre ami pour la moindre de ses fautes. Vous ne donnez pas l’impression à votre ami qu’il va perdre votre amitié s’il vous arrive de ne pas être d’accord. Si votre ami prend la parole d’une façon imprudente, vous n’y attachez pas trop d’importance et ne vous laissez pas aller à vous sentir blessé dans vos sentiments. Vous ne faites pas une montagne des faits et gestes de votre ami. Vous ne lancez pas à ses trousses une équipe d’enquêteurs au sujet de ses erreurs ou péchés. Vous ne faites pas porter par votre ami le poids des péchés de ses ascendants.
Vous en laissez tomber beaucoup et pardonnez le reste, car vous non plus n’êtes pas un saint. Si vous vous égarez, vous êtes comme l’ange gardien du Purgatoire de Dante. Quand Saint Pierre lui donna les clefs de ce royaume de l’expiation, il lui dit que « s’il devait se tromper, que ce soit en ouvrant trop facilement la porte [aux pécheurs] plutôt qu’en la gardant fermée ». Vous devez voir les choses du point de vue de votre ami, faire des concessions, vous mettre dans sa peau.
Ce n’est pas facile. Nous sommes susceptibles de faire exactement le contraire, sauf si quelque chose de très supérieur nous arrache à nos tranquilles certitudes et nous entraîne dans des zones de combat et d’amour. Avoir des objectifs politiques ne suffit pas. Ils récompensent plus l’ambition que l’humilité, et nous en arrivons à la vieille rengaine: dès que les acteurs politiques atteignent la victoire, ils se déchirent pour s’attribuer les postes de responsabilité; et ceci explique pourquoi de brillantes enceintes universitaires, où des laïcards libéraux ont raflé la mise, sont des foyers venimeux d’avarice, d’ambition, de dissimulation, de jalousie et de traitrise.
Nous entendons dire que l’amitié ne peut pas subsister sans égalité. C’est aussi une erreur, assez naturelle en somme, sachant que nous sommes égaux devant la loi, et sachant aussi que nous croyons que, aux yeux de Dieu, aucun être humain n’a en lui-même plus de dignité qu’un autre.
Mais la façon d’estimer l’égalité est délicate. Le fléau de la balance est contrarié par la réalité. Dante était un plus grand poète que son ami Guido Cavalcanti. Scipion Aemilianus était un homme d’état plus important que son ami Laelius. George Washington était un plus grand héros que son protégé vénéré, le marquis de Lafayette. Selon C.S. Lewis, l’égalité est pour nous une médication; ce n’est pas notre aliment de base. Le véritable ami n’a pas besoin d’être soigné médicalement. Il est heureux de l’excellence de l’autre.
Alors, quels sont les trois environnements les plus capables de générer l’amitié aujourd’hui ? A mon avis: l’Armée, les équipes de sport et l’Eglise.
Je ne peux pas disséquer toutes les raisons qui me font penser ainsi, mais je peux mettre l’accent sur l’une d’elles. De diverses façons, chacun de nous est là pour répondre aux paroles de Jésus, qui ne s’appliquent pas seulement à notre destinée éternelle mais à notre propre épanouissement sur terre, comme des êtres faits pour connaître la vérité et pour aimer ce qui est beau. La loi est claire et nette. Celui qui voudrait sauver sa vie doit la perdre.
Le bon sergent veille sur le bienêtre de ses hommes; et c’est bien pour cette raison qu’ il leur impose la discipline, sinon il ne serait qu’une brute. Le caporal est prêt à obéir au sergent. Il anticipe même ses ordres, car il se rend compte qu’une autorité exercée en toute légitimité est tout bénéfice pour ceux qui s’y soumettent: nous la partageons dans l’obéissance.
Au football (américain), un pilier ne se mettra pas en évidence à longueur d’année. Seuls les supporters les plus fanatiques se souviendront de lui. Mais il expose son corps aux coups les plus rudes pour que d’autres en tirent la gloire. Ceux-ci savent bien qu’ils ne seraient rien sans lui.
L’homme qui est à vos côtés dans la tranchée est votre camarade. Il serait absolument déplacé de demander si lui et vous-même votez de la même façon. Jésus n’a pas dit » Si vous aimez votre frère, vous devez vous réjouir qu’il ait une écharde dans l’oeil et même en rajouter d’autres ». Les balles sifflent sur vos têtes. Elles vous rappellent à la réalité. L’homme qui est à côté de vous est votre frère. Il donnerait sa vie pour vous. Toute autre considération serait dérisoire.
Ainsi en est-il de l’Eglise. C’est seulement là que l’homme riche tombe à genoux aux côtés du pauvre, en reconnaissant qu’il n’est rien. S’il affirme sa supériorité, c’est un idiot. Il n’y a que là que des gens de tous âges, hommes et femmes, filles et garçons, banquiers et terrassiers, mères de famille et professeurs se rejoignent dans la joie et dans la peine, dans la reconnaissance et la supplique adressée au Seigneur, dans désolation devant nos fautes et l’émerveillement devant la miséricorde de Dieu. Comment ne pouvez-vous pas ressentir le lien qui vous unit à la personne qui s’agenouille à côté de vous ?
Le politicien expérimenté, de son côté, le sait bien. Ainsi il tente d’inciter les gens qui parlent d’unité à oublier l’amitié dans la chaleur de l’action politique, et à dédaigner le Seigneur, le seul par qui et en qui nous pouvons véritablement nous unir.
Anthony Esolen, conférencier, traducteur, écrivain. Il enseigne à Providence College
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/03/14/friendship-from-above/
Photo : Emil Kapaun (prêtre, athlète, soldat) enseigne le baseball dans le Kansas, c. 1940