Il est temps que je lance de nouveau des piques aux démocrates. Aux démocrates avec un « d » minuscule. Je ne veux pas m’en prendre au parti politique américain qui porte ce nom, ni à l’autre. Pour nous, au Canada, ces partis opposés sont ceux des « Libéraux » et des « Conservateurs » ou pire encore. En Europe, les partis démocrates sont affublés de qualificatifs : « social », « chrétien », voire « populaire ». Ce ne sont que les étiquettes variées d’un produit plutôt générique.
Si toutes ces marques ne m’inspirent pas la même répugnance, j’éprouve une aversion polie, voire parfois impolie, pour le produit. La politique est un sale boulot, et c’est la « démocratie » que je suis de plus en plus enclin à mépriser.
C’est une position politique, bien sûr, dont je me fais ici l’apôtre. Si, comme je le rappelle de temps à autre, je ne me propose pas de renverser l’ordre constitutionnel où que ce soit, je suis opposé à la déification de César, même quand on le transforme en ordre constitutionnel. Etant donné que les Etats-Unis sont le pays qui est allé le plus loin dans la déification de l’ordre constitutionnel, je pourrais paraître nourrir un certain antiaméricanisme. Mais mon principe le plus strict, c’est de « haïr le péché, non le pêcheur ». De plus, je ne peux guère haïr les Américains, puisque je suis moi-même un Américain (du Nord).
Les Canadiens ont fichu la pagaille avec un ordre constitutionnel différent. A mon avis, chaque nation occidentale continue à semer la pagaille au nom de ce slogan de « démocratie ». C’est l’argument qui a permis d’imposer une tyrannie bureaucratique centralisée aux dépens des arrangements subsidiaires de la nature, d’injecter la politique dans chaque aspect matériel de la vie humaine et par ce biais, dans l’âme aussi.
Nous sommes intoxiqués par le concept de « démocratie », par l’idée que chaque décision importante doit être collective. Le scrutin a depuis longtemps cessé d’être une méthode parmi d’autres pour choisir des fonctionnaires et résoudre des différends. C’est plutôt désormais un écho des idées de Jean-Jacques Rousseau, ce porte-parole de la névrose et de la débilité.
C’est lui, à mon avis, qui a exactement prévu la nature de la « démocratie » moderne, selon laquelle, paradoxe suprême, notre « liberté » se résume à devenir un membre anonyme de la masse. C’est lui qui est allé jusqu’à anticiper ce que je vois chaque jour un peu partout comme sur le site RealClearPolitics : une confusion abjecte entre la préférence et la prévision.
En vérité, je le lis entre les lignes des écrits des pontifes de tous bords : un glissement de sens entre ce qui, selon eux, devrait arriver et ce qui arrivera, d’après leurs prévisions. La liste comprend, selon moi, des pontifes très astucieux, des hommes comme Charles Krauthammer qui ont le don d’éliminer les inepties superficielles, mettant ainsi en évidence les choix difficiles.
La politique, conviendrait-il sûrement, est un « art du possible », et toute ligne politique, qu’elle soit « démocratique ou non », doit se fonder sur la réalité actuelle. Pour rester au pouvoir, même le tyran le plus absolu doit habilement évaluer les limites de son pouvoir. Telle n’est pas la question.
Car j’appelle l’attention sur l’effet d’une drogue spirituelle. Une fois que la démocratie de masse n’a pas été seulement instaurée, mais aussi acceptée comme inévitable, il devient pratiquement impossible de penser en public, si ce n’est en termes politiques des plus pragmatiques.
Cette évidence de la vie moderne se manifeste clairement comme, par exemple, dans les débats sur l’Obamacare. Que cela vous plaise ou non, une politique centralisée obligatoire sur l’assurance médicale est désormais la « donnée de base » dans ce débat, et les discussions se bornent à déterminer la forme qu’elle prendra. Toutes les positions réalistes doivent être étayées par des statistiques, et toutes les parties essayer de prédire quelles politiques manipuleront les futures statistiques dans le sens le plus acceptable par la collectivité (la plus large possible).
« Nous, les peuples » sommes embarqués à bord d’un autocar déboussolé. La discussion fait l’impasse sur la destination de l’autobus ou sur les passagers qui seront obligés d’y prendre place. Le concept de « démocratie » est si vaste que nous sommes tous coincés à bord.
Nous élisons le chauffeur, mais en le prévenant qu’il pourrait être bientôt remplacé. Les passagers se chamaillent sur sa façon de conduire et sur les tournants qu’il devrait prendre. Plus il écoute, plus sa conduite est perturbée. Parfois, certains des passagers hurlent que l’autobus va s’embourber dans un marécage, tomber d’un pont ou d’une falaise ou s’encastrer dans des arbres. Lors du vote suivant, nous décidons s’il faut résister aux vociférations ou les apaiser.
Mais il n’y a pas et il ne saurait y avoir de destination convenue. La discussion se borne à des prévisions opposées sur le prochain arrêt de l’autobus, étant donné l’itinéraire qui vient d’être voté.
Rousseau a bien défini ce type de gouvernement. C’était un homme malade et (comme nous le dirions aujourd’hui) plutôt antisocial. Son génie a consisté à transformer ses principes moraux anormalement ignobles en moralité universelle : viser la quadrature du cercle pour concilier liberté et égalité, les deux idéaux contradictoires du Siècle des Lumières (celui de fraternité serait à notre époque politiquement incorrect). Il a brillamment inversé les principes théologiques chrétiens pour parvenir à sa solution : la liberté parfaite ne consiste plus à obéir à Dieu, mais plutôt à suivre le courant.
Nous sommes tous des Rousseau aujourd’hui, si je puis utiliser ce pluriel perfide. Nous acceptons tous l’idée que ce voyage en autocar vers l’Enfer est inévitable, sauf quelques excentriques comme moi qui demandent à grands cris qu’on les laisse descendre.
« Nous mettons notre confiance en Dieu ». Certes, mais aux yeux d’un observateur étranger, il y a une faille dans cette formule. Elle est effectivement devenue rousseauiste. Elle signifie que l’homme propose et que Dieu dispose.
Homo proponit, sed Deus disponit, ce qui est vrai si nous l’interprétons de la même manière que Thomas à Kempis : « Car les justes dans leurs résolutions comptent bien plus sur la grâce de Dieu que sur leur propre sagesse ; et quelque chose qu’ils entreprennent c’est en Lui seul qu’ils mettent leur confiance ». [chap.XIX, 2]
Mais dans notre monde démocratique, nous l’interprétons plutôt suivant le dicton vox populi, vox Dei.
Aucune réflexion sérieuse sur notre avenir politique ne pourra s’engager tant que nous n’aurons pas cesser d’utiliser le mot « démocratie » comme un slogan ou un mot d’ordre, et commencer à nous demander, selon l’ancienne pratique chrétienne, non pas ce que nous voulons, mais ce que Dieu veut pour nous ; non pas comment aller de l’avant, mais comment monter plus Haut.
David Warren est un ancien rédacteur du magazine Idler et un journaliste du Ottowa Citizen. Il connaît très bien le Proche-Orient et l’Extrême-Orient. Son blog, Essays in Idleness peut être consulté à l’adresse suivante : http:/davidwarrenonline.com/
Photographie :
« Nous, les peuples » sommes embarqués à bord d’un autocar déboussolé.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/in-god-we-trust.html