L'Esprit Moderne, encore - France Catholique
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Pontificat de François - numéro spécial
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L’Esprit Moderne, encore

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Une fois de plus sur la brèche…

Une des déclarations fascinantes, et à première vue hasardeuse que fait Hilaire Belloc à propos de l’Esprit Moderne est qu’il accepte paresseusement tout ce qui vient d’une autorité, sans considérer le degré de fiabilité de la source ni tester l’assertion au crible de l’expérience, de la tradition ou de la raison. Et pourtant l’Esprit Moderne se félicite lui-même de sa prétendue intrépidité.

On dit : « vous autres, vous utilisez des dépendances alors que nous avons des installations sanitaires intérieures ; mais vous êtes des cochons ! » Ou bien : « nous savons que la terre se déplace autour du soleil alors que vous vous croyez que c’est le soleil qui tourne autour de la terre ; n’êtes-vous pas stupides ! » Nous extrapolons en fonction de notre sophistication technologique et de l’augmentation impressionnante de notre savoir scientifique, ce sont nos principales prétentions à une supériorité civilisationnelle, culturelle, intellectuelle et humaine.

Eh bien regardons ce savoir tel qu’il est possédé par l’homme ordinaire. Interrogez un paysan médiéval à propos de la course du soleil et de la terre, il vous répondra que le soleil tourne autour de la terre. Comment le sait-il ? De son observation journalière. De nos jours, posez la question à un même individu lambda, il vous répondra que la terre tourne autour du soleil. Comment le sait-il ? Pas par l’observation, ni par un raisonnement déductif. Il le tient d’une autorité.

Ici, il se trouve que l’autorité en question a raison. Les faits ont été établis via une hypothèse scientifique validée par l’expérimentation. Mais le point est que l’individu lambda n’a les moyens de connaître ces choses autrement qu’en acceptant ce que dit l’autorité. Et si vous lui demandez s’il peut établir ce fait par l’observation, il peut tout aussi bien faire la confusion entre le mouvement diurne apparent du soleil et la révolution annuelle de la terre. Il n’observe pas les cieux parce qu’il n’en a pas besoin. Pour moi, je ne considère pas ce qui est connu mais d’où une personne ordinaire tient son savoir.

Demandez à un paysan d’avant l’ère moderne ce qui produit l’été et l’hiver et il montrera les différences dans le trajet du soleil à travers le ciel. Il le sait par observation. S’il est très perspicace, il comprendra que le phénomène est aussi attribuable à la rotondité de la terre, causant l’été dans l’hémisphère nord quand c’est l’hiver dans l’hémisphère sud et vice-versa. Il le saurait de déductions réfléchies.

Que sait l’homme moderne ordinaire de tout ça ? La plupart diront que la terre est plus proche du soleil en été et plus éloignée en hiver. Ca ne tient pas puisque ça voudrait dire que les deux hémisphères connaîtraient l’été et l’hiver au même moment. Et l’homme moderne sait, parce qu’on le lui a dit, que ce n’est pas le cas. Quelques uns diront que cela a à voir avec l’inclinaison de l’axe terrestre, ce qui est exact, mais encore une fois, c’est quelque chose qu’ils savent par l’autorité, non par une observation ou une déduction directe.

Je ne suis pas en train de dire que l’homme moderne se trompe dans ses croyances. Je vous demande de considérer la sophistication épistémique de divers types d’actions. Prenez l’usage des outils. Nos outils sont plus grands, plus puissants et (parfois) plus efficaces que ceux utilisés par un paysan, un commerçant ou un artisan du Moyen-Age. Voilà le point. C’est une chose d’évaluer une culture en fonction des outils qui sont employés – j’emploie à dessein la voix passive. C’en est une autre d’évaluer l’ingéniosité des gens qui utilisent ces outils et la compréhension qu’en ont les spectateurs.

Ainsi, à l’heure actuelle, nous avons par exemple des engrenages parfaitement microscopiques. Mais si vous demandez à un individu lambda à quoi sert un engrenage, il vous répondra « à faire tourner des choses » et devra se démener pour trouver quelque chose à ajouter. Sa propre expérience des engrenages, pour en avoir observés, façonnés ou montés est minime. Il ne vous répondra pas facilement que l’engrenage convertit la direction ou la vitesse d’un mouvement.

Il y a une centaine d’années, un homme incapable de se servir d’un burin, ou de distinguer une herse d’une batteuse, ou de poser un piège à renard était un imbécile. Il est maintenant monsieur tout-le-monde. Bien sûr, nos contemporains savent utiliser une tondeuse à gazon – mais qu’y a-t-il à connaître ? Il serait vraiment plus facile d’enseigner les principes de fonctionnement d’une tondeuse à un homme connaissant le fonctionnement d’un tapis roulant entraîné par un cheval qu’à un homme moderne, dont l’expérience des entrailles d’une machine est sévèrement limitée.

Et concernant la connaissance de la nature ? Il est vrai que nous en savons plus sur les oiseaux, les arbres et les animaux sauvages, beaucoup plus. Mais il est non moins vrai que ce savoir, là aussi, pour la plupart d’entre nous, est reçu d’une autorité. L’homme d’avant l’ère moderne connaissait les loriots, l’époque de leur arrivée, leur façon de voler, leur nourriture, leur façon de construire leur nid, reconnaissait leur chant, parce qu’il observait les loriots. L’homme moderne connaît les loriots via une encyclopédie ou un documentaire télévisé, si toutefois il sait quelque chose à leur sujet.

L’homme d’avant l’ère moderne pouvait nommer les différentes espèces d’oiseaux parce qu’il les voyait, il leur prêtait attention. Il a appelé la bergeronnette hoche-queue en raison de sa façon caractéristique de remuer celle-ci. Il a donné au rouge-gorge le surnom affectif de Robin. Il savait que le coucou pondait ses oeufs dans les nids d’autres espèces d’oiseaux – et par conséquent il a appelés ‘cocufiés’ (coucoufiés) les hommes auxquels leur épouse donnait un bâtard.

Les auteurs médiévaux acceptaient les arguments basés sur l’autorité, mais en soulignant que c’était la plus faible forme d’argumentation. Abélard n’était pas le seul à avoir montré que les autorités pouvaient être en désaccord. Mais agitez un « des études montrent » devant l’homme moderne, et c’est comme en appeler au Christ lui-même – ipsissimus dixit (le Maître – avec majuscule – a dit) ! Cela le délivre du fardeau d’observer et de raisonner – tout comme, on serait tenté de dire, une nourriture abondante et un chèque du gouvernement l’exonère du fardeau de la vertu.


Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Son dernier livre est : Ten Ways to Destroy the Imagination of Your Child (10 moyens pour détruire l’imagination de votre enfant). Il enseigne à Providence College.

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illustration : une des variétés de coucous

Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-modern-mind-again.html