Même si les grands débats de société semblent condamnés à une certaine inefficacité car supposés entachés d’arrière-pensées politiques, ne faudrait-il pas s’interroger sur notre avenir, plus particulièrement ce sur quoi il s’appuie, et se pencher sur la relation que nous entretenons avec notre passé et la vision que celui-ci donne à notre avenir ? Cela supposerait le courage de regarder la réalité en face et de ne pas se défausser sur autrui en évitant de se mettre en cause. Or, à une époque où dominent le politiquement correct et la recherche systématique du consensus — mélange d’asservissement au plus petit dénominateur commun et de laminage des pensées dissidentes et non-conformistes —, on pourrait se rappeler que la frilosité n’a jamais engendré l’expansion personnelle et collective. Refuser le socle bâti par ses ancêtres — réels ou adoptés — et tout mettre sur le même plan en niant différences et identités ne peut que rejeter dans l’inconsistance, la peur et le chaos. Pourtant, après Valéry relevant que « la mémoire est l’avenir du passé », François Mitterrand notait qu’« un peuple sans souvenirs est un peuple sans avenir ».
Voilà pourquoi le dernier livre de Chantal Delsol apparaît comme particulièrement éclairant. L’âge du renoncement (Paris, Cerf, 2011, 304 pages) explique comment notre époque en est venue à « un abandon indifférent et froid ». Pour la philosophe des idées, en effet, « le moment présent se dessaisit de la vérité, de la certitude, du progrès et de l’espoir, de la royauté de l’homme ». Et de constater non sans tristesse : « L’esprit contemporain ne crie ni ne supplie ni n’agresse. Il quitte, il enterre, il se dépouille, il se démet. Il s’éloigne. » Si son pessimisme reste nuancé, elle s’inquiète que nos renoncements successifs amènent à ce que « le sens donné à la vie change radicalement de direction : il ne concerne plus le pourquoi, mais exclusivement le comment ». Et de pointer particulièrement l’apparition d’un « fatal élitisme » qui, à la manière des stoïciens, divisera l’humanité entre les sages parvenus à un idéal désincarné et le commun des mortels prisonniers de leurs désirs — distinction déjà exprimée, ajouterons-nous, par la Révolution française opposant aux hommes « vertueux » les « esclaves » et les « tyrans » à éliminer.
Application de ce délitement à notre continent. Jean-François Mattéi — qui a d’ailleurs beaucoup travaillé avec Chantal Delsol — examine Le procès de l’Europe, explicitement sous-titré Grandeur et misère de la culture européenne (Paris, Puf, 2011, 254 pages). Il expose non seulement comment la « conscience européenne » a su, au cours des siècles, à la fois agir comme « la matrice de l’humanité actuelle » mais aussi de quelle manière « le regard transcendantal de l’Europe, ouvert sur les autres regards, s’est lancé dans une course sans fin ». Malheureusement, comme le craignait déjà l’ancien archevêque de Paris — « encore faut-il que les peuples européens aient conscience de cette identité et veuillent qu’elle vive » (L’Europe selon Jean-Marie Lustiger : actualité et avenir, Paris, Collège des Bernardins / Parole et Silence, 2011, 160 pages) —, « il n’est pas certain que cette foi soit bien vivace chez les dirigeants européens ».