Maître de conférences en Sorbonne, connue pour sa thèse sur la torture de l’armée en Algérie, Raphaëlle Branche nous propose une relecture de l’embuscade qui, le 18 mai 1956, coûta la vie à 19 rappelés du 2/9ème RIC dans la région de Palestro, plus exactement au lieu dit Djerrah. Cette affaire, largement diffusée par les médias de l’époque, a marqué tous les soldats engagés en guerre d’Algérie, en raison en particulier de l’acharnement de la population locale pour achever les blessés et mutiler les corps des victimes : émasculations, yeux crevés, ventres ouverts et remplis de pierres.
L’auteur a conduit une recherche approfondie de cette affaire, dans les archives militaires soumises à dérogation et dans les archives d’outremer ; elle a lu tous les ouvrages qui évoquent cette embuscade et a rencontré de nombreux témoins en France (familles des soldats), et en Algérie (membres et complices du FLN, curé de Palestro, archiviste de l’archevêché). Des cartes, un index et des notes abondantes témoignent du caractère scientifique de l’ouvrage.
Cette affaire est mise en relation avec les débuts de la colonisation sur des terres domaniales, et avec l’attaque de Palestro par un millier d’insurgés, qui le 19 avril 1871 ont détruit le village en tuant 44 colons et en prenant 43 otages ; la répression française s’est traduite par l’incendie de villages, l’exécution d’un caïd et le sequestre des terres. Plus récemment, la région de Palestro s’est illustrée dans le massacre des harkis en 1962, et dans la présence d’un maquis islamiste dans le djebel Bou Zegza.
L’interprétation donnée à l’événement pose un certain nombre de questions :
– existe-t-il un enchaînement entre les évènements de 1871, 1956, 1962 et 1991 ? Les psychiatres qui mettent en évidence la sauvagerie d’une population primaire et grégaire ont-ils raison ? Pourquoi les femmes ont-elles été particulièrement actives dans ces atrocités ?
– le chef de l’embuscade, Ali Khodja, est-il un homme d’honneur, un chef militaire autoritaire et humain ? La section du sous-lieutenant Artur, peu entraînée, engagée sans précaution, s’est-elle heurtée à des djounoud disciplinés et bien équipés, sachant très bien pratiquer l’embuscade, arme du faible ?
– D’autres observation doivent être soulignées :
– les témoins algériens, et même les historiens, n’ont aucun souvenir des mutilations, ils estiment que le FLN ne l’aurait pas permis,
– tuer des militaires français et abîmer leurs corps, ce serait pour ces fellah faire preuve de courage social et participer à la lutte de libération ,
– l’utilisation politique des morts par le pouvoir a consisté à opposer la pacification française à l’extermination FLN ; les premières exécutions de terroristes, le 19 juin, pourrait en être la conséquence ; en revanche, le capitaine Bonafos, officier SAS de Beni Amran, a été très habile pour rallier une partie de la population.
La question la plus grave, non résolue, est de savoir si les mutilations ont été pratiquées ante mortem. Le lieutenant Poinsignon, commandant la 6ème compagnie , avait demandé un examen médico-légal dont il n’a jamais connu les résultats. La douleur des familles lui a fait un devoir de ne pas faire état de ces atrocités. Raphaëlle Branche n’a pas la même discrétion.
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Raphaëlle Branche. L’embuscade de Palestro, Algérie 1956. Armand Colin, 2010, 256 pages, 19 €.