3094-René Girard - France Catholique
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L'amour du travail bien fait avec saint Joseph artisan
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3094-René Girard

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25 SEPTEMBRE

Rémi Brague m’adresse, « en simple préfacier », le texte de l’habilitation qu’écrivit le jeune Joseph Ratzinger pour l’université de Munich. L’intéressé s’est expliqué sur les difficultés qu’il eut à affronter à son propos, du fait des objections d’un rapporteur de la thèse. Il fut amené à ne retenir que la seconde partie de son travail qui ne soulevait pas la même opposition. La lecture de ce commentaire de saint Bonaventure ne manque pas d’intérêt, parce qu’en dépit de son caractère universitaire très spécialisé, il me permet de rentrer dans un des grands débats de la théologie en relevant son insertion dans le temps. Le temps (celui de l’après-guerre) où Joseph Ratzinger rédigeait, le temps de Bonaventure, mais aussi le nôtre qui nous donne encore une autre perception des enjeux de la différence entre les conceptions diverses de la théologie médiévale.

En gros, ce qui apparaît de plus significatif dans la différence entre saint Bonaventure et saint Thomas, c’est la place laissée à l’Histoire, place que l’influence d’Aristote tend à effacer chez le second. Or cette dimension Histoire est fondamentale pour la révélation chrétienne. Que nous soyons en devenir, in via, et que nous soyons plus encore surdéterminés par l’attente eschatologique, n’est-ce pas une donnée première pour la pensée du christianisme ? Que cette donnée tende à s’estomper, n’est-ce pas le signe d’une dévitalisation ? Il est même arrivé qu’on prétende que la perte de l’eschatologie a produit la formation du dogme qui correspondrait ainsi à une rationalisation de la foi hors de la dynamique du salut.

Mais cette perception est elle-même en étroite dépendance d’une certaine si­tuation dans l’Histoire. C’est pourquoi j’aimerais illustrer les trois moments particuliers que j’évoque. D’abord celui où le jeune Joseph Ratzinger élabore son tra­vail. Il n’est pas indifférent d’observer que son souci de retrouver la dimension Histoire est propre à toute sa génération, au sens large du terme. Chez Lubac, chez Daniélou, chez Balthasar et bien d’autres on retrouve la même antise de mettre en évidence la façon dont le christianisme invite à penser notre insertion dans le temps et la façon dont il articule Histoire et Esprit, pour reprendre le titre du livre du Père de Lubac consacré à Origène. Or, on ne peut s’empêcher de rapprocher ce fait de la toute puissance des philosophies de l’Histoire à l’enseigne hégélienne ou marxiste de cette époque précise. Justement, Gaston Fessard saura porter toute sa puissance spéculative sur la réappropriation chrétienne de l’objet confisqué par Hegel, Marx et leurs disciples.

Pour Ratzinger, il est donc utile d’examiner en quoi saint Bonaventure illustre cette catégorie, l’Histoire, à l’encontre de saint Thomas. Mais, ce faisant, il ne peut échapper à la provocation de Joachim de Flore, ce prophète du Troisième âge et d’une Église de l’Esprit, qui succéderait à l’Église du Christ. Bonaventure prend parti et s’explique à propos de Joachim dont il n’admet pas la sortie de l’âge du Christ, puisque pour lui « le Christ est l’axe du cours du monde ». Mais il est beaucoup plus sensible que saint Thomas à « la systématique historique de Joachim ». Du coup j’ai rouvert le premier volume de la magistrale étude du Père de Lubac sur La postérité spirituelle de Joachim de Flore (chez Lethielleux) et j’y ai d’ailleurs distingué la référence faite au travail de Ratzinger, présenté comme le plus pertinent sur la question. Mais Lubac ne veut pas qu’on caricature la position de saint Thomas et ses explications sont équilibrées et argumentées.

C’est aussi le cas de Ratzinger qui, on le sent bien, a maille à partir avec l’extrémisme idéologique de son temps qui voudrait trouver sa justification dans l’élan révolutionnaire prétendu de saint François d’Assise et de ses disciples. N’est-ce pas à ce moment, ou un peu plus tard, que surgira un certain teilhardisme, un peu trop taillé sur le modèle marxiste pour être honnête ? Rémi Brague cite quelques lignes bien senties de Joseph Ratzinger qui montrent comme le jeune théologien n’était pas disposé le moins du monde à se laisser entraîner dans cette extré­misme politico-religieux : « Les protestations professorales contre ce prétendu délayage du franciscanisme, comme on s’y est habitué depuis le début de la recherche libérale sur François, contiennent au fond un manque de sérieux blessant en des choses si sérieuses, car elles proviennent, en général, non pas du désir de réel renouvellement des formes eschatologiques de la vie, mais seulement d’une volonté de critiquer qui perd d’autant plus sa portée qu’est plus insuffisante l’estimation du possible dont elle part. »

Et aujourd’hui, où en sommes-nous, à l’heure où les divers progressismes ont perdu prestige et force d’attraction et où l’idée même de progrès est malmenée ? La fin des « grands récits » dont on parle si souvent a-t-elle mis un terme à la fascination joachimiste ? Ce n’est pas absolument sûr, car il peut y avoir mutation des formes, et ce qui était hier rapporté au sens de l’Histoire peut l’être à la « modernité » qui est le dernier dogme parce qu’elle prétend rendre obsolète tous les autres. (Joseph Ratzinger, La théologie de l’Histoire de saint Bonaventure, Quadrige, PUF, 270 p., 18 €)


28 SEPTEMBRE

Encore un ouvrage préfacé par Rémi Brague. [ L’Europe chrétienne ? Une excursion , de Joseph H. H. Weiler, traduit par T. Teuscher, C. Vierling et A. Peyro, préface par Rémi Brague Les Éditions du Cerf, coll. « Humanités », 156 p., 25 €.] Celui-là nous ramène à la polémique des racines chrétiennes de l’Europe et de leur mention explicite dans une éventuelle « Constitution européenne ». Joseph H.H. Weiler, universitaire qui enseigne à la fois à New York, à Londres et à Copenhague, est un spécialiste du droit européen. Il a aussi cette caractéristique d’être juif croyant, fier de l’être, et d’avoir transmis sa foi à ses enfants. Cela ne l’empêche pas de répondre à l’interrogation posée par le titre de son essai L’Europe chrétienne ? de façon positive. Et c’est sa façon sans aucun complexe d’assumer l’identité chrétienne de l’Europe et de la justifier qui vaut la peine d’être entendue même par des chrétiens qui ont ainsi l’heureuse surprise de redécouvrir certaines choses d’un regard complètement neuf. Retenons par exemple cette allégation, que d’aucuns prendraient pour une provocation, si elle émanait d’un chrétien : « Lorsque des psychologues observent une personne qui occulte un élément constitutif de sa propre réalité, ils appliquent à ce cas le terme de denial, dénégation, l’Europe aussi est en dénégation ; elle refuse de reconnaître une part de son identité, dans la mesure où, dans la discussion sur sa propre identité, elle met à l’écart les termes « chrétien » ou « christianisme » devenus de véritables tabous. Une telle négation est à mes yeux d’autant plus inquiétante qu’elle favorise une tendance plus générale qui est présente en Europe dans la construction de son éthique morale publique, suivant laquelle on préfère éviter la résolution d’une question difficile au profit d’une rhétorique souple et superficielle. »

Voilà qui a le mérite d’être clair. Éluder, nous dit Weiler, cette part de notre identité, ce n’est pas seulement méconnaître une part de nous-même, c’est refuser des questions essentielles pour aujourd’hui. Le christianisme auquel il s’intéresse n’est donc pas exclusivement celui des racines, il se prolonge de la façon la plus expli­cite : « il y a va d’une Europe qui, à travers le discours public sur son passé et son avenir, soit à même de redécouvrir la richesse qui découle de la confrontation avec l’une des traditions intellectuelles et spirituelles principales, son héritage chrétien, vivant surtout dans l’époque post-conciliaire, avec un pontife dont la profondeur des enseignements reste inégalée dans la situation actuelle. »

Ce pontife est encore Jean-Paul II, puisque l’édition originale en italien est parue en 2005 (la présente traduction de 2007 étant publiée au Cerf). Et la mention de ces enseignements n’est nullement formelle, puisque l’auteur cite des documents aussi importants que Redemptoris missio, Centesimus Annus, Fides et ratio, etc. Et c’est là peut-être l’élément le plus neuf et le plus surprenant. Nous découvrons, catholiques, peut-être un peu trop habitués comme disait Péguy, que l’on peut lire certains textes de « la maison » avec parfois plus d’acuité et de pertinence, ailleurs que chez nous. Des formules qui nous semblent aller de soi, prennent aux yeux de ceux qui les examinent pour la première fois, avec cet étonnement qui permet des découvertes, une densité et une force qui nous échappe. Pourtant, l’encyclique Redemptoris missio, largement citée et commentée par Weiler, pourrait être à première vue insuppor­table à qui ne partage pas notre foi. Ne constitue-t-elle pas un appel impératif à l’évangélisation qui devrait sonner à des oreilles étrangères comme une agression difficilement supportable, érigeant un point de vue croyant en norme absolue ?

Tel n’est pas du tout l’avis de notre commentateur qui y voit justement le contraire : « En reprenant les concepts de Noam Chomsky, le langage de surface de Redemptoris missio peut donner une impression d’intolérance et de manque de respect. Mais sa structure profonde reflète exactement le contraire : c’est une leçon de respect profond de soi-même et des autres. Elle est même plus qu’une leçon : il s’agit d’une véritable leçon de tolérance et de patience. Il n’est point question de « modèle pour l’Europe ». Je l’ai maintes fois répété : l’Europe n’est pas une religion qui puisse ou doive être modelée sur la base du christianisme ou de quelque autre foi que ce soit. Néanmoins, la pensée chrétienne nous offre un ensemble d’instruments, de défis conceptuels, d’idées qui – maniées avec le soin qui s’impose – peuvent être extrêmement utiles si nous essayons de définir la modalité spécifiquement européenne des relations ad gentes (à l’intérieur comme à l’extérieur). »
Suit une réflexion serrée d’où il ressort que, loin d’être une négation de l’autre, l’affirmation d’une identité chrétienne exige une reconnaissance de l’autre. C’est en effet dans le rapport à l’autre, que s’affirme le respect de ce qu’il est, de son identité à lui. Or, aujourd’hui, on pense généralement l’inverse. Le multiculturel suppose l’indifférence à l’égard de ce qui me définit le plus profondément, en même temps qu’est précisée aussi l’identité irréductible de l’autre. Cacher des différences inconfortables, ce n’est pas respecter l’autre, c’est lui mentir. Impossible de respecter l’identité de l’autre si on n’affirme pas nettement la sienne. Là où la plupart discernent une pratique orgueilleuse, une sorte de morgue insupportable, Weiler observe au contraire la véritable éthique de reconnaissance de l’autre. La tolérance n’est pas du côté de qui nie la différence, elle est du côté de celui qui l’affirme sans jamais vouloir la masquer sous prétexte de ne pas être arrogant. « Le chrétien reconnaît donc non seulement l’altérité de l’autre, mais au surplus, il accepte et intériorise la nécessaire liberté de l’autre de dire non ».

1er OCTOBRE

Un nouveau Girard c’est toujours un magnifique cadeau. Benoît Chantre, qui le connaît très bien pour l’avoir déjà publié, est allé le rencontrer à Stanford pour parler de la guerre moderne à partir d’un auteur aussi célèbre que mal connu : Clausewitz ! Le livre d’entretiens qui en résulte s’appelle d’ailleurs Achever Clausevitz  (Carnets Nord, 368 pages, 22 €) lecture non recommandée pour ceux qui veulent à tout prix recevoir des leçons d’optimisme. René Girard n’annonce que des catastrophes et à l’heure où certains prophétisent une pacification généralisée des relations entre les hommes dans le monde globalisé, lui ne voit que des raisons de s’inquiéter. Non seulement l’Apocalypse, (au sens de la catastrophe planétaire) est possible, mais elle constitue même l’hypothèse la plus probable ! Ceux qui avaient lu, il y a trente ans Des choses cachées depuis le commencement du monde ne devraient pas être étonnés. Il y a chez Girard une veine apocalyptique qui vient de loin et ne s’est jamais tarie. Elle s’explique par son pessimisme anthropologique : la violence est inhérente, depuis les origines, à la vie des hommes qui n’ont rien trouvé de mieux que le sacré pour en parer les conséquences qui mettent perpétuellement en danger les groupes humains. Pourquoi les choses se seraient-elles arrangées depuis lors ? L’influence du christianisme ? Encore faudrait-il que cette influence eût abouti à une totale conversion du mimétisme humain, ce mimétisme qui nous expose à l’envie, au ressentiment, au meurtre, à moins qu’il n’ait été retourné en imitation du Bien par conversion à la charité.

Comme les moyens traditionnels d’en­­di­guement de la violence n’existent plus avec la disparition du sacré, il faut s’attendre au contraire à ce que Clauswitz avait observé dans les guerres napoléoniennes et qui terrifiait le poète Hölderlin. C’est-à-dire la montée aux extrêmes et la guerre absolue. Le terrorisme qui s’est spectaculaire annoncé le 11 septembre 2001 est une des manifestations de cette montée aux extrêmes, avec une violence armée qui échappe désormais à l’autorité des États et aux codifications qui en résultent. Girard voit également dans la catastrophe écologique la résultante d’une telle montée aux extrêmes, avec le dérèglement du désir d’arraisonnement de la puissance économique qui se retourne contre les arraisonneurs.
J’attends des protestations contre ce qu’il y a de volontairement et clairement pamphlétaire dans ce livre. Ces protestations s’étaient manifestées, il y a trente ans, contre l’apocalyptisme girardien. Vont-elles ressurgir face à pareille prophétie ? Ce serait bien intéressant. J’aurais moi-même des objections à formuler – tout n’est pas conflit, il y a des domaines préservés. L’exemple de la Pax europeana n’est-il pas précieux à examiner avec cette volonté des nations européennes de mettre fin à leurs rivalités et à la logique infernale qu’elles mettaient en œuvre ? – Mais il me semble qu’il y a avantage à écouter Girard jusqu’au bout et avant toute réfutation éventuelle pour comprendre ce qu’il nous dit et la plausibilité des enchaînements meurtriers.
J’entends autour de moi les objections classiques adressées à un système « trop simple ». Mais la simplicité n’est pas forcément contraire à la complexité. Il est possible qu’il y ait la même simplicité chez nombre de grands philosophes qui ont découvert quelques génératrices majeures de l’Être et du Devenir. Le problème est de savoir si ces idées simples sont simplistes, c’est-à-dire incapables de rendre compte de la complexité du réel. Or, ce que j’observe avec le système de Girard, et encore dans ce dernier livre, c’est son étonnante capacité à épouser les multiples déterminations du réel et sa propension à susciter des réflexions toujours inédites et éclairantes à propos des aspects les plus divers du monde. J’ai cité Hölderlin, mais la façon dont Girard le comprend et le commente l’approfondit et en aucune manière ne le réduit. Il y a tout au long de la démonstration une admirable culture – voire une érudition – qui s’exprime et donne à saisir une acuité d’analyse jamais en défaut et un renouvellement constant des champs de démonstration. Le schéma mimétique n’est jamais calqué arbitrairement sur les phénomènes. Il se révèle subtilement dans la recherche la plus fine, dans la construction de ces phénomènes ou des événements. Ici les nouveaux champs : la polémologie, la philosophie politique, la diplomatie… Inépuisable Girard.

3 OCTOBRE

Réception à Paris d’Alexis II, pa­triarche de Moscou. Évidemment, je suis à Notre-Dame pour l’accueil du Patriarche par l’Archevêque. L’instant est mémorable. Les cardinaux Etchegaray, Ricard et Barbarin sont au porche avec Mgr Vingt-Trois. La cathédrale est comble. J’y reconnais nombre d’amis, dont le cher Père Joseph Vandrisse qui fut si longtemps correspondant du Figaro au Vatican et sait tout sur l’histoire contemporaine des rapports des papes de Rome avec l’orthodoxie. Il y a aussi la plupart des évêques de la région parisienne dans le chœur, j’ai l’impression que Notre-Dame est aussi pleine d’une grande partie de la communauté russe de Paris, qui attend son patriarche depuis si longtemps.

Il y a le prestige du lieu – auquel est visiblement sensible Alexis II -, il y a le ca­ractère historique de l’événement qui n’est que plus impressionnant si l’on a en mémoire tout ce qui s’est passé de terrible en Russie depuis 1917. Et puis, pour moi, il y a la civilisation russe, la littérature et ses chef-d’œuvre indépassables. Si je mets Dostoïevsky en tête, je lui associe Soljénitsyne et quelques autres. Il faudrait évoquer plus que des titres de livres avec Vladimir Grossmann, dont Emmanuel Lévinas avait lu avec admiration et piété Vie et Destin. Mais je pense aussi à Pasternach, Dombrowski, Boulgakov (sans oublier les poètes, Mandelstam). Mal­gré mes réticences à l’égard du tolstoïsme que Soloviev a confirmées définitivement, je ne puis rejeter le Tolstoï de Guerre et Paix dont on reparle ces temps-ci à cause d’une production télévisée.

Je ne reprendrai pas le débat attisé par les slavophiles d’une extériorité radicale de la Russie par rapport à l’Occident. La différence évidente d’une civilisation ne constitue pas nécessairement une cause d’éloignement définitif. Nous ne pouvons pas rejeter la Russie nouvelle hors d’Europe. Même si on se refuse de la faire entrer dans l’organisation actuelle du continent. Il faut trouver des liens sui generis correspondant à une parenté singulière.
Jean-François Colosimo, témoin attentif de la rencontre, m’explique que pour les Russes la symbolique de Notre-Dame de Paris est essentielle. La France, pour eux, est la nation catholique par essence, plus encore que l’Italie dont l’unité est trop récente. Il s’agit donc bel et bien de retrouvailles entre les deux traditions catholique et orthodoxe, la France s’identifiant clairement à la première. Serait-ce l’étape préalable et indispensable à la rencontre tant attendue entre le patriarche de Moscou et le pape de Rome ?

La cérémonie à la cathédrale est belle et brève. Après l’échange des salutations entre Mgr Vingt-Trois et Alexis II, c’est la vénération de l’insigne relique de la Couronne d’épines. Un moment exceptionnel de communion, en attendant la seule plénière qui ne peut être qu’eucharistique ? Grande réception après Notre-Dame, dans la superbe salle gothique, immense, de la Conciergerie, au Palais de Justice. Là encore, Paris offre ce qu’il a de mieux pour une circonstance exceptionnelle. Beau­coup de visages amis dont la présence s’impose ici. Le Père André Gouze, si ardent apôtre de notre rapprochement avec l’Orthodoxie et qui me rappelle tout ce qui s’est fait avec France Catholique sur le sujet, notamment pour le millénaire de la Russie, à l’instigation de Robert Masson. Heureux aussi de retrouver Yves Hamant qui, aux côté d’Irina Alberti, nous avait si bien permis de comprendre la Russie sur le point de se dégager de l’emprise soviétique. Mais Yves n’a pas perdu le fil avec la réalité d’aujourd’hui dont il est un des meilleurs observateurs.


5 OCTOBRE

En prolongement avec la visitation d’Alexis II, Mgr Jean-Louis Riocreux, que j’ai revu longuement le lendemain dans sa ville épiscopale de Pontoise, me raconte un épisode vécu alors qu’il était encore recteur de Notre-Dame de Paris. Un jour, il reçoit la visite de représentants de la première chaîne de télévision russe qui lui font une demande inattendue. Ils aimeraient pouvoir filmer la Couronne d’épines ! Un peu étonné, Jean-Louis Riocreux réfléchit à la réponse qu’il peut faire, craignant une utilisation un peu trop spectaculaire de la précieuse relique… Et puis il décide d’accepter à condition que la séance de tournage se fasse dans les conditions nécessaires de respect. Il se rend donc au Trésor de Notre-Dame pour exposer la relique de la meilleure façon et il fait entrer toute l’équipe de journalistes et de techniciens. Quelle n’est pas alors sa surprise de les voir tous s’agenouiller et se signer avant même qu’ils ne songent à installer leur matériel et faire les repérages qui s’imposent… Il n’y a pas si longtemps que la première chaîne russe était soviétique et se devait de relayer la propagande athée du régime. La Sainte Russie est réapparue avec une vitesse et une force qui nous confondent. Saurions-nous imaginer pareille métamorphose pour nous-mêmes, et songeons un instant à ce qui se serait passé avec une de nos équipes habituelles de télévision !

Mais ma journée du jeudi 4 octobre a été amplement remplie par le colloque de l’AED sur le thème « A-t-on encore le droit d’évangéliser ? » J’étais au courant du projet depuis au moins un an, car Marc Fromager m’avait mis dans le coup en me demandant mes idées et ma participation. Je crois que l’assemblée n’a pas été déçue. Les organisateurs avaient même prévu trop court car il ne fut pas possible de répondre favorablement à toutes les demandes des membres de l’association de l’Église en détresse, la salle n’était pas assez grande. Je ne veux pas faire un compte-rendu exaustif. Quelques impressions générales partagées par beaucoup. Tout d’abord, le sujet s’imposait, presqu’un demi-siècle après l’ouverture de Vatican II. Il demeure aujourd’hui beaucoup d’incertitude sur « le droit » à évangéliser malgré les appels de Jean-Paul II et la thématique de la Nouvelle Évangélisation. Un évêque du Maghreb ne regrettait-il pas, il n’y a pas si longtemps, que les congrégations missionnaires aient pris leur retraite alors que pour la première fois se dessinaient des mouvements souterrains en faveur du christianisme ? Par ailleurs, un climat assez généralisé de syncrétisme, alimenté par le comparatisme et une vision sociologique du fait religieux, contribue à répandre le doute. Toutes les religions se valent, ou même en négatif, aucune ne le cède à l’autre en risques de fanatisme. La menace fondamentaliste met en péril l’équilibre mondial et la vague évangéliste qui se déverse sur tous les continents ne nous rassure guère plus que la vague islamiste…

Une incertitude théologique interne au monde chrétien aggrave encore le trouble. Fabrice Hadjadj, dans son intervention, l’a bien mise en évidence : « Saint François Xavier partait convertir les infidèles pour les sauver de la damnation et il semble bien que sa certitude était travaillée par une interrogation à laquelle il ne lui était guère possible de répondre. À l’inverse les contre-doctrines qui se sont opposées à un tel radicalisme ont abouti à une démobilisation qui met en cause la foi elle-même en unique sauveur. Le temps semble venu d’un retour à une certaine gravité de l’enjeu du salut qui n’oublierait ni la miséricorde, ni l’ardente obligation d’annoncer l’Évangile. Pour répondre à la question posée, il ne fallait pas moins de cinq évêques auxquels se joignirent Fabrice et moi-même comme représentants du laïcat.
Je dois faire mention également de ma participation à un magazine de KTO pour le 45e anniversaire de Vatican II, l’occasion de remettre mes souvenirs au net, d’esquisser des analyses sans vouloir trop s’engager sur des bilans. Bientôt vont paraître les deux gros tomes des Carnets écrits par le Père de Lubac durant le concile. Voilà qui va nous permettre de revisiter Vatican II d’une façon tout à fait éclairée. Il sera intéressant de faire la comparaison avec le journal de Congar sur le même sujet. ■