Va te laver à la piscine de Siloé - France Catholique
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Van Eyxk, l'art de la dévotion
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Va te laver à la piscine de Siloé

Traduit par Bernadette Cosyn

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J’ai fait l’expérience gratifiante, dans une récente conférence sur Dante, de me trouver dans l’équipe gagante. Ceux qui prennent Dante au mot, et lisent la Divine Comédie comme l’expression artistique d’une profonde et intellectuellement satisfaisante foi chrétienne, s’opposaient à quelques érudits, Straussiens de formation, qui croyaient que le poème était une ruse élaborée dissimulant une vision séculière de l’homme. Ma conférence ciblait le thème du visage dans la poésie de Dante, en particulier les visages de Béatrice, Saint Bernard de Clairvaux, Marie et le Christ. Quand j’ai eu fini, sous les applaudissements de mes coreligionnaires, et abordé les questions, une chose me frappa : il y avait dans l’auditoire des gens qui n’avaient même pas pris en compte ce que j’avais dit. Ce n’est pas qu’ils interprétaient des passages d’une autre manière. Mais plutôt, des passages qui me pénètrent à la fois de gratitude et d’un respect mêlé de crainte au point de me tirer des larmes — par exemple, l’image du pèlerin de Croatie qui voyage jusque Rome pour voir la « véronique », le linge qui a essuyé le visage de Jésus lors de son effroyable trajet vers le Calvaire, et qui dit avec stupeur : « Étiez-vous tel, était-ce réellement votre visage, ô Jésus-Christ, mon Seigneur et Dieu véritable ? » (Paradis 31) — ont apparemment complètement échappé à leur attention. Ils étaient abasourdis de cet oubli, et un peu confus. Au dîner, une question surgit, qui a occupé mon esprit depuis lors : « Dans quelle mesure doit-on accepter les vues ou la foi d’un poète pour entrer dans son œuvre ? » Laissez-moi tenter ici ce que je n’ai pu faire alors, risquer une réponse à cette question. Voici les dernières phrases d’une vieille introduction à Le conte d’hiver (The Winter’s Tale) de Shakespeare, une pièce sur la rédemption chrétienne et la résurrection : Toutes les vérités… sont reliées à la Vérité, toutes les bonnes histoires doivent avoir — selon les termes d’Erich Auerbach — une qualité « symbolique ». Le conte d’hiver, comme beaucoup d’autres récits, traite du péché et du pardon, et du triomphe du temps, qui sont des thèmes chrétiens. Mais nous l’apprécions, non pour quelque vérité cachée, mais pour son pouvoir de réaliser une expérience, de montrer quelque chose de la vie qui ne peut être montré au théâtre que par le moyen d’une intense activité de l’intelligence et de l’imagination. Ce n’est pas une grande allégorie, ni une grande controverse, mais c’est une grande pièce. Ces mots, du grand critique littéraire Franck Kermode, ne pourraient probablement plus être écrits de nos jours. Ou du moins, de tels mots ne sont pas souvent écrits. Ils nous mènent dangereusement trop près de ce que Sophocle appelait « le plus qu »homme » et par conséquent résistent à toute réduction à d’étroites préoccupations politiques ou sociologiques. Le conte d’hiver est une grande pièce parce que c’est une grande allégorie, mais il est clair pour moi que, quoi que le professeur Kermode ait tenu pour vrai dans son intelligence, son cœur et son imagination, il savait ce que c’était d’entendre l’appel des prophètes et du Christ, quand Pauline s’adresse à la « statue » de la défunte Hermione, dans la scène finale. Appel qui s’adresse en fait à son époux repentant, Léonte, et à tous les pécheurs que nous sommes, présents dans le public : Musique, éveille-là : allons. Il est temps, descends ; cesse d’être pierre, approche et frappe d’étonnement tous ceux qui contemplent ce prodige ; viens ; je vais combler ta tombe. Tourne-toi, ou plutôt écarte-toi ; abandonne à la mort ta torpeur, car la précieuse vie venue de lui te rachète. (V. iii 98-103) Cesse d’être pierre :  » Et Je vous donnerai un cœur nouveau, et Je mettrai en vous un esprit nouveau : j’ôterai de vous votre cœur de pierre et Je vous donnerai un cœur de chair » (Ez. 36 : 26). Lègue à la mort ta torpeur, car  » quand ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors se réalisera ce qui est écrit : la mort est engloutie dans la victoire » (1 Cor. 15 : 54) Une entrée imaginative, c’est le minimum requis. Au départ, cela exige ce que Keats appelle « negative capability », faire le vide en soi pour se soumettre à un autre monde, afin de pouvoir nous mettre à la place de de quelqu’un ou quelque chose différent de nous, de pouvoir provisoirement adopter une croyance qui n’est pas la nôtre. Cette capacité à faire le vide en soi est alors complétée par l’amour. Je ne vois pas d’autre chemin.Je peux, provisoirement, me mettre à la place d’un musulman découvrant le Dôme du Rocher et être sensible à sa majesté. Mais si ce sentiment ne donne pas naissance à l’amour -je ne parle pas ici de conversion religieuse -alors cela reste pour une part extérieur à moi, hors de mon cœur, et par là même inconnu. Je peux dire beaucoup de choses vraies à propos de l’œuvre sans être capable de la comprendre en profondeur. Pour revenir au Conte d’hiver : si j’exerce cette humilité, je deviendrai capable de percevoir les accents du thème, que Shakespeare répète en plusieurs variations : nous devons mourir pour revivre. Mais, sans amour, beaucoup m’échappera, car seul l’amour révèle le cœur. Par exemple, vers la fin de la pièce, le pécheur autrefois jaloux Léonce, maintenant 16 ans plus vieux, voit près de lui le fils de l’ami qu’il a autrefois soupçonné de commettre l’adultère avec son épouse. Auprès de ce garçon, il y a une magnifique jeune femme, qui est sa propre fille, perdue depuis longtemps, bien que personne ne le sache encore à ce stade. Comme ils se tiennent là, main dans la main, Léonce « voit » soudainement en leurs jeunes visages son vieil ami et son épouse décédée – qu’il avait crus à tort adultères. Cela, le premier critique venu le remarque. Mais seul celui qui aime peut s’émerveiller, un émerveillement qui lui rappellera ces mots : tant que nous deviendrons pas comme de petits enfants, nous n’entrerons pas dans le Royaume des Cieux. Le critique scrupuleux pourra saisir beaucoup de choses vraies, mais restera hors de la fête, jetant occasionnellement un œil par une fenêtre. Celui qui aime entre, contemple les invités qui se réjouissent. Et ceux qui croient ? Eux seuls peuvent en rendre compte aux autres.
— – Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/go-wash-in-the-pool-of-siloam.html
— – Anthony Esolen est un conférencier, traducteur et écrivain. Son dernier livre s’intitule : Ten Ways to Destroy the Imagination of Your Child (Dix moyens pour détruire l’imagination de votre enfant). Il enseigne à Providence College.